Arts plastiques

Du bon usage des circonstances – à propos de l’exposition « Anticorps » au Palais de Tokyo et online

Critique d'art

« Pourquoi nos corps devraient-ils s’arrêter à la frontière de nos peaux ? » C’est sur cette citation de Donna Haraway que l’exposition « Anticorps » s’est ouverte à l’automne, avant de fermer quatre jours plus tard et de se transporter en ligne du fait d’une situation sanitaire qui impose des mesures de restriction et de ce fait anti-corps. Or tout le travail des artistes tend justement à stimuler nos sens, nos perceptions, nos diverses manières de sentir, de telle sorte que l’on s’éprouve (à nouveau) comme corps. De là naît le désir, de là naît la relation à l’Autre.

Le discours du 16 mars 2020 du président Emmanuel Macron eut deux principales conséquences. La première fut de faire entrer la population dans un confinement inédit dans notre histoire récente, et la seconde de faire entrer notre gouvernement, pendant un temps, dans une rhétorique guerrière. Ces deux événements sont indubitablement liés, comme leurs répercussions le seront.

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L’exposition « Anticorps » inaugurée en octobre 2020 se construit sur ces deux phénomènes comme sur leur incidences sur nos perceptions, nos sentiments et nos relations interpersonnelles. Ainsi, le projet des sept commissaires[1] de l’institution parisienne s’inscrit au cœur de notre époque, dans un dialogue en devenir et une recherche au temps présent, dans l’entreprise également d’une nouvelle ouverture (écourtée) des volumes du Palais et d’un autre rapport à l’espace public, qui semble parfois contaminer notre espace privé. Fermée quelques jours après son inauguration, « Anticorps » s’est étendue, de manière organique, sur une plateforme virtuelle afin d’incarner autrement la « militarisation de l’immunité » sur Internet.

Des communautés charnelles

Quatre zones composent l’exposition : « L’Entrée », « Tactiques Tactiles », « Autour d’un feu » et « Sur la ligne » qui clôt notre parcours dans les étages inférieures du centre d’art. Jouant d’espaces perméables et de frontières poreuses, c’est bien dans l’épiderme que cherche à s’inscrire la parole et les œuvres, à l’image du travail très poétique de Kevin Desbouis, Untitled (CCMCastaner), qui expérimente la décalcomanie. L’œuvre « à emporter » est réalisée à partir d’un dessin que l’ancien ministre de l’intérieur produit pour l’émission « Au tableau » devant un parterre d’enfants réunis pour l’occasion. Il s’agit alors de leur donner à voir les zones du corps que les policiers sont autorisés à viser avec un LBD. Consternation ! La réapropriation du dessin du ministre Castaner par Kevin Desbouis fait observer autrement ce corps meurtri, les zones qui, par leur représentation, se feraient déjà hématomes. L’œuvre résonne avec d’autant plus de force aujourd’hui, alors que nous gardons collectivement en mémoire les images de violences policières, si cette cible est ici définie comme l’objet de la violence légitime. Ainsi, nous emportons timidement avec nous un corps cible qui, symboliquement, peut ici être imprimé à nouveau. Il s’agit alors de traces dessinées sur notre chair qui semblent cette fois répliquer, par la provocation, à la violence d’État.

Y répondent de loin en proche les dessins et les lignes des diagrammes évoqués par Eyal Weizman sur le site Internet d’« Anticorps », qui s’est rapidement construit comme une véritable extension de l’exposition riche, passionnante et documentée. « La modélisation appliquée à la propagation du virus ne repose pas uniquement sur le comportement des formes de vie virales (en lien aux conditions climatiques et à certains médicaments de synthèse, par exemple), mais aussi sur celui des humains – la circulation de la population dans l’espace et ses réactions aux différentes instructions, restrictions, indications et incitations, ainsi que les modulations du comportement induites par ces interventions. Le virus rend visible un environnement viral, humain et algorithmique. Pour le formuler autrement, la pandémie constitue en quelque sorte un système d’information à la fois matériel et virtuel. »

De fait, si l’exposition « Anticorps » se fonde sur un propos libertaire et émancipateur c’est d’abord en s’appuyant dès son introduction sur une citation de Donna Haraway « Pourquoi nos corps devraient-ils s’arrêter à la frontière de nos peaux? » Et de s’engager un travail analytique de description des données historiques et contemporaines de cette condition biosociale (Carolyn Lazard, Josèfa Ntjam) puis de s’inscrire à travers ce projet dans la complexité de notre temps et par son inventivité face aux actuelles conditions sanitaires et sociales (Ghita Skali, Florence Jung). Il s’agit aussi de répondre, comme dans le manifeste cyborg de la penseuse nord-américaine, à la situation en faisant apparaître des figures et des situations réelles et fictives (parfois monstrueuses) de nos contemporanéités technoscientifiques. Celles-ci permettent d’explorer les dimensions irrémédiablement intriquées d’éléments naturels et d’artefacts.

Révoltes léthargiques

« Anticorps » est tissée de visages et de chair comme de style et d’écriture. Preuve en est le très deleuzien titre de la zone « Tactique tactiles », composée de figures réelles et fictives qui sont autant d’outils, de moyens de déployer cet impensable qu’est notre intrication à l’animal et à la maladie, c’est-à-dire notre nouvelle condition de révolté léthargique, contraint au couvre feu comme à la distanciation sociale et au lavage de main.

« Comme nous le savons tous, la peau compte parmi les plus grands et les plus sensibles de nos organes. Elle recouvre tout notre corps et il est impossible d’exister dans le monde sans la peau. Pourtant, paradoxalement, nombreux sont les gens qui vivent au quotidien sans avoir conscience des facultés perceptives de leur peau. » Ce rappel d’Ann Cooper Right nous intime de nous sentir et de nous toucher pour apprécier et pour exhaler. La proposition n’est en aucune façon un nouveau naturalisme ou une nouvelle façon d’inscrire le biologique au-dessus du social ou comme l’enveloppant. Elle est une façon de penser le biologique et notre condition comme un impératif historique et d’ouvrir ainsi la dimension proprement politique des choix et des possibles tant en termes d’organisation sociale que de science.

C’est dans le paradoxe actuel d’une catastrophe qui vient se poser, s’écraser sur la catastrophe (avec sa conséquence d’une perte de repères temporaire), que s’inscrit la justesse du propos de l’exposition « Anticorps ». Alors, dans cette lecture proprement organique de l’exposition, son organisation également entre contemplation et science de l’humain, nous sommes invités à questionner l’actualité de notre égarement, et à nous rappeler la métaphore du « corps forteresse » telle que racontée et diffusée par Cotton Mather, cité par Ed Cohen dans son texte :

« Chaque fragment de matière est peuplé. Chaque feuille fourmille d’habitants. Les surfaces des animaux sont recouvertes d’autres animaux. Oui, les corps les plus solides, jusqu’au marbre lui-même, sont composés d’innombrables cellules remplies de prisonniers invisibles. Ces choses, révélées à notre regard par les microscopes, étant d’un nombre infini, il doit exister des multitudes inconcevables, plus petites encore que celles-ci, qu’aucune lentille n’a jusqu’à présent permis d’observer. »

Une logique désirante

« Il y avait dans notre projet une volonté de travailler avec un manque de recul, de produire un contenu à partir de nos gestes d’aujourd’hui d’un laboratoire comportemental qui se met en place et avec lequel nous vivons, c’est à partir de cela que nous avons travaillé avec les artistes. » C’est en ces termes que François Piron présente la naissance du projet « Anticorps », sa genèse inscrite au cœur du confinement et de la recherche d’une expérience sensorielle dans laquelle nous puissions évoluer, quoique dissimulés sous les masques, aujourd’hui de rigueur dans tout l’espace public. De fait, le travail sensible apparaît comme l’écriture de sentiments d’hier, à l’image de cette écologie des communs qui sous-tend le travail d’Emily Jones, dont le kiosque tagué sur lequel nous nous réunissons fait aujourd’hui figure de geste politique. Purity is not option (2019) élément central de la zone « Autour d’un feu » se fait l’emblème de ce qui nous est aujourd’hui interdit : la réunion dans l’espace public, se retrouver, danser l’un contre l’autre. Nous avons été autour d’un feu. Nous avons été dehors.

De fait, le cheminement de l’exposition nous conduit à réfléchir sur le corps en absence, difforme, entraîné et isolé, dans une intimité aujourd’hui méconnue comme en témoignent les peintures de Xinyi Cheng, dont la simple vue des caresses peut paraître aujourd’hui incongrue. Alors on saisit l’équation sans concession du projet : à l’évidence le virus est métaphore mais il ne parle que de lui même. Les silhouettes fantomatiques de Tala Madani semblent signifier notre disparition en l’absence de contacts physiques dans un dialogue puissant avec les œuvres de Pauline Curnier Jardin. Comme les voix lointaines des mobilisations sociales qui nous accueillent chez Dominique Petitgand, si faibles que l’on ne peut les entendre, comme la logique de discours belliqueux qui demande une tactique de défense, comme le travail par décalcomanie. « Anticorps » se présente en cela comme une exposition dialectique, qui expose son sujet comme la nécessité d’y résister.

« La polysémie du titre de l’exposition est dès lors manifeste : il s’agit à la fois d’accepter les nouvelles normes imposées de l’être-ensemble (distance) tout en ouvrant la perspective d’un autre érotisme social (toucher). » C’est dans cette contradiction inhérente au projet que se trouve la richesse d’une réaction à chaud, dans l’insolence d’une réponse que nous savons aujourd’hui inexistante. Curieusement, force est de constater que le corps érotique et charnel est quasiment absent de l’exposition, cette dernière lui préférant Les Peaux de dâmes (2019) de Pauline Curnier Jardin, formes pâles qui imitent un épiderme flétri ou encore les armes polyphoniques de Tarek Lakhrissi (Unfinished Sentence II, 2020) dans une installation monumentale qui rend hommage aux Guérillères de Monique Wittig.

C’est bien dans un jeu in abstentia que s’écrit ici la sensualité, comme si la simple présence d’un corps voluptueux pouvait effacer d’un regard l’urgence de la situation, ou encore nous sortir de la dimension utopique du désir lorsque « sous les doigts de l’autre qui vous parcourent, toutes les parts invisibles de votre corps se mettent à exister » Ce moment tactile du corps désirant, dont parle Michel Foucault dans sa conférence sur « Le Corps Utopique« , nous rappelle qu’à cet instant avec l’Autre « devant ses yeux mi-clos votre visage acquiert une certitude, il y a un regard enfin pour voir vos paupières fermées. »

Nouveaux horaires

C’est dans une autre communication du corps que se situe l’exposition, dans son rôle éprouvant d’acteur principal de toutes les utopies. Ce qui peut rappeler les rêves de corps immenses et démesurés qui dévoreraient l’espace et maîtriseraient le monde comme les guerrières de Witting évoquées par Tarik Lakhrissi. C’est également la vieille utopie des géants qui composent les contes et les mythologies, mais aussi cette figure réinterprétée de La Statue de la Liberté chez A. K Burns, qui rejoue à sa manière le mythe prométhéen aujourd’hui mis à mal. Le corps est aussi un grand acteur carnavalesque lorsqu’il devient montagne de maquillage et de tatouage. Se masquer, se maquiller, se tatouer, ce n’est pas exactement, comme on pourrait se l’imaginer, un changement de peau. C’est bien au contraire se donner à voir, et dire à l’autre de regarder là où l’on emmène son regard, à l’image du travail que nous propose Josèfa Ntjam dans Aquatic Invasion. Il fait se rencontrer la divinité Mami Wata, femme puissante aux parures qui se situent entre armes et bijoux, et le duo de musique techno Drecxiya : « Nos corps en forme de gouttes viennent s’infiltrer dans l’Histoire linéaire maintenant désaxée. »

Politique vous dites ?

Au moment de sortir du Palais, encore ouvert à l’époque, le masque flasque et puant, qui dissimule la moitié de mon visage, tombe de mon nez. Je le repositionne d’un geste mécanique et pense aux mouvements vus quelques minutes auparavant dans la performance de Nile Koetting Remain Calm (2019). L’artiste nous présente, en conclusion de la zone « Sur la ligne », une succession de gestes qui s’inspirent des exercices que l’artiste a vécus dans son enfance pour se préparer à d’éventuels tsunamis ou tremblement de terre. L’œuvre est à la fois douce et poétique, comme elle se fait nostalgique au regard de notre situation et de notre quotidien. « C’est le but de l’exposition », me dis-je. Le masque retombe lorsque je vais entrer dans le métro, pressé par l’horaire et le couvre-feu. Je le remonte une nouvelle fois.

Est-ce un futur désirable ?

L’exposition « Anticorps » a lieu au Palais de Tokyo du 23 octobre 2020 jusqu’au 3 mars 2021.


[1] Daria de Beauvais, Adélaïde Blanc, Cédric Fauq, Yoann Gourmel, Vittoria Matarrese, François Piron et Hugo Vitrani.

Léo Guy-Denarcy

Critique d'art

Notes

[1] Daria de Beauvais, Adélaïde Blanc, Cédric Fauq, Yoann Gourmel, Vittoria Matarrese, François Piron et Hugo Vitrani.