Poésie de part et d’autre – sur La Conversation transatlantique d’Abigail Lang
Il y a deux ans, le 27 janvier 2019, Emmanuel Hocquard est mort dans un village du milieu des Pyrénées. Avec une poignée d’âmes-sœurs et d’artistes-frères il fut au cœur du renouveau de la poésie française qui peinait à se dégager de l’ombre du surréalisme. Imaginez les années 1960. Ils et elles étaient jeunes, chercheurs d’or, et ils sont plusieurs à avoir tendu l’oreille et perçu de nouvelles notes résonnant de l’autre côté de l’Atlantique. Ils ont compris que c’est là qu’ils pouvaient puiser pour écrire et dire la poésie française à neuf. Alors ils ont agi et engagé une conversation qui se poursuit aujourd’hui encore.
Le livre d’Abigail Lang rapporte cette conversation en la déliant et en l’expliquant, mais sans y mettre fin. C’est sans doute la vertu première de cet ouvrage sobrement intitulé La Conversation transatlantique. Les échanges franco-américains en poésie depuis 1968. Il prolonge ces échanges et y participe. Il a beau être issu de l’Habilitation à diriger des recherches de son auteure, il ne pêche par aucun surplomb ni défaut de clôture. Jamais il ne donne l’impression de s’adresser à quelques savants élus enfermés dans une salle de cours.
« La puissance prescriptive d’un poète qui enseigne peut être immense », écrit Abigail Lang à propos des poètes américains chargés de cours à l’université. Le tableau qu’elle nous offre possède cette puissance ; il mine la frontière entre l’académie, la chambre et la rue.
Abigail Lang est plus jeune que les acteurs qu’elle met en scène, mais elle les connaît ou elle les a connus, quand ils n’avaient pas déjà disparu. Elle-même continue à les traduire, à les inviter et à faire œuvre de diffusion à partir de lieux nommés Université, CNRS ou association Double Change. Élégant, son livre commence par des remerciements où figurent trente-sept amis poètes et personnes de confiance. Rigoureux, il se poursuit par une longue introduction qui se lit comme une merveilleuse généalogie des échanges entre les poètes français et américains.
Les uns voient chez les autres plus d’audace, ou de liberté, ou de permissivité. Les Américains nous envient ce qu’inversement nous leur envions. Abigail Lang parle de décentrement, d’effet de parallaxe, de besoin de surprise. À propos d’Ezra Pound, elle évoque les « vertus renouvelantes » du détour par les langues et littératures étrangères. Plus loin, contre le même Pound et contre un Eliot effaré par la perte du mètre, elle met en valeur « une confiance toute printanière » dans la modernité et le melting-pot. Elle revient évidemment à Poe traduit par Baudelaire, mais elle cite aussi Jules Laforgue et son « Albums » dont la vision de l’Amérique « sur un mode exclamatif » est inondée par la lumière de Whitman. Plus près de nous, elle cite Dominique Fourcade, né dans un « pays vaincu (moche) », pour qui les GI faisaient figure de cow-boys : « pendant des années ça s’est résumé à ça, ame / rica / adré / naline », écrit-il dans Le Sujet monotype.
Ces cinquante premières pages sont riches de références sûres, précises et inusitées parce qu’elles appartiennent à un genre littéraire spécifique, la poésie, qu’il faut avoir longuement fréquentée pour en détacher les brins et les grains avec une telle finesse. Il est mille et une façons d’écrire de la poésie, mais plus le XXe siècle français avance, plus se font étouffants le canon, la beauté qui frôle la joliesse, la forme pleine de noblesse ou la plainte.
En Amérique, la prairie et la nature ont eu leurs porte-paroles chez des penseurs comme Emerson qui privilégie la self-reliance (titre d’un de ses rares essais traduits en français), l’improvisation, la chose en train de se faire, le naturel des mots. Non que l’Amérique échappe à la tradition ni au symbolisme. « C’est comme si on voyait pour la première fois un paysage naturel, n’ayant vu jusque-là que des paysages peints. » La phrase n’est pas d’un Français découvrant la poésie américaine. Elle est du poète John Ashbery, qui a vécu dix ans en France, à propos de la poésie de Pierre Reverdy.
Abigail Lang n’écrit pas après les poètes, mais avec eux. Elle les accompagne et ne les range jamais sous une catégorie ni suivant un concept.
L’analyse d’Abigail Lang est suffisamment fondée et fouillée pour ne pas avoir à convoquer sans cesse l’histoire et se reposer sur le contexte. Elle dit juste ce qu’il convient de dire, presque en sourdine, pour enraciner son propos dans le temps. C’est ainsi qu’apparaît la Beat generation, cousine littéraire du Mai 68 français. Or la génération de poètes à laquelle son ouvrage est consacré commence à écrire dans les années 1970. Pour eux, écrit-elle, il s’agit de « repenser une articulation entre poésie et politique, de se réinventer, non plus une figure du Poète, mais une posture sociale tenable, et dans un contexte doublement hostile : à la haine (interne) de la poésie s’ajoute la désaffection (externe) des lecteurs et de la presse. »
Ils s’appellent Emmanuel Hocquard, Claude Royet-Journoud, Anne-Marie Albiach, Jacques Roubaud, Yves di Manno. Ils ont découvert les objectivistes américains grâce à un ouvrage intitulé Lectures de la poésie américaine (1968) écrit par Serge Fauchereau, dont le chapitre central présente ce courant poétique comme un gisement propre à l’Amérique. Fauchereau introduit son chef de file, Louis Zukofsky, comme moins bon poète que Robert Frost, mais beaucoup plus influent que celui-ci – tous les poètes présents et vivants dans le livre d’Abigail Lang sont là pour le signifier.
L’objectivisme est un mouvement, une constellation, un ensemble difficile à réduire à quelques définitions, mais les pages de l’auteure qui mêle les citations des uns et des autres à ses propres commentaires en saisissent l’esprit avec acuité et bonheur. Sont mis en avant les objets du quotidien, la réalité sociale, la révélation « qui n’est pas mystique mais simplement photographique », la « condensation syntaxique extrême » qui se rapproche des concetti de Shakespeare, le poème comme objet. « No ideas but in things, » tranche Charles Reznikoff reprenant les mots de William Carlos Williams.
Lus, reçus, invités en France, ces poètes étrangers voient leur regard et leur façon de faire reprises, déclinées, nuancées, infléchies. Des débats fructueux naissent, des rencontres ont lieux, des partis pris prononcés émergent, ainsi celui de Karl Rakosi qui refuse l’opacité, une notion qui relève, dit-il, « de la stupidité humaine, de l’incompétence, du charlatanisme. » C’est la question de la foi en la transparence de la langue qui est soulevée là. Entre deux phrases, Abigail Lang rappelle discrètement, comme une lame qui effleure son étude sans jamais la blesser, que les grands objectivistes américains sont des enfants de l’Europe juive exterminée.
Au-delà de l’objectivisme, le livre est émaillé de vertigineuses plongées dans les mailles des langues française et américaine, et de tout ce qui les sépare : la prépondérance des prépositions du côté français, l’absence de hiérarchie entre les registres du côté américain ; l’anglais plus concret, si bien que « les abstraction y tombent à plat », l’anglais au vocabulaire plus riche mais offrant moins de marques grammaticales, notamment pas de terminaisons masculine ou féminines.
Abigail Lang offre une lumineuse présentation de l’« art du prélèvement », opéré par les poètes objectivistes, l’artisanat qui consiste à extraire des morceaux de discours prosaïques pour les recomposer en vers et jouer sur l’écart que produit le déplacement. Cédant la parole à Roubaud, elle relève des « parentés de démarches » qui s’apparentent à l’objectivisme, du haïku à « Stendhal recommandant la prose du Code Civil ». Plus loin, elle distingue le même objectivisme de la prose poétique de Francis Ponge, davantage engagé, dit-elle « dans une dimension processuelle de l’écriture : notes, brouillons, carnets…[1] »
L’intérêt et la lisibilité du livre d’Abigail Lang vient de qu’elle analyse autant qu’elle décrit. Elle n’écrit pas après les poètes, mais avec eux. Elle les accompagne et ne les range jamais sous une catégorie ni suivant un concept. Elle utilise des substantifs plus feutrés et plus simples : elle parle d’instigation, de reconnaissance, d’entraide. En parfait accord avec l’esprit et la lettre de ces artisans, elle fait la part belle aux rencontres personnelles, aux voyages, aux invitations, aux séances de travail. Le livre arpente le pays des mots et le pays des choses, mais autant celui des hommes et des femmes.
Les poètes-amis d’Abigail Lang sont des ouvriers de la langue comme les pionniers du land-art étaient des ouvriers de la terre, frichant et défrichant sans se lasser.
Les poètes qui animent ces pages sont des pionniers et des entrepreneurs : ils créent des presses, des revues, des espaces, des galeries, des bureaux, en appellent aux institutions (plutôt en France). Quelle foison, quelle foi. Certains épisodes sont des scènes où vivent et revivent les uns et les autres. Abigail Lang va jusqu’à parler de coup de foudre pour dire cette impression inespérée de parenté et d’affinité que l’un ou l’autre éprouve de ce côté-ci et de côté-là de l’Océan. Elle évoque le choc de Liliane Giraudon découvrant Reznikoff : la poétesse est si abasourdie qu’elle se détourne de la poésie quelque temps.
Le lecteur assiste à la formation d’une communauté, d’une famille de sensibilités, mais Abigail Lang ne tait pas les frictions et les incompréhensions qui vont avec ce compagnonnage. Souvent les Américains sont étonnés de découvrir le regard porté sur eux par ces drôles de Français qui les unissent pour y voir un courant. C’est ainsi que Lyn Hejnian fait part de sa découverte de l’anthologie 49 + 1 nouveaux poètes américains (1991) à son auteur, Claude Royet-Journoud : « C’est pour moi un volume fascinant qui présente une image – un instantané, j’imagine – de la poésie américaine d’un point de vue très peu familier. Comme j’aime tout ce qui défamiliarise – et surtout les versions défamiliarisantes des choses familières – j’aime ce livre. » Son homologue, Barrett Watten réagira plus vertement, et sa réaction sera l’occasion de réajustement fructueux.
La troupe transatlantique se réunit dans des ateliers qui sont à la poésie ce que les répétitions sont au théâtre. Le meilleur exemple sont les séances de traduction collective montées par Bernard Noël et Rémi Hourcade à l’abbaye de Royaumont dès les années 80. Les pages qui décrivent cette nouvelle façon d’aborder un texte pour le transférer à plusieurs mains sont réjouissantes. On y sent la chaleur et l’amitié portées par ce travail à la table, et on y lit tout ce que bouscule cette méthode : l’idée d’auteur, de fidélité, ou le mythe de l’intraductibilité de la poésie… Les question posées à un poète chinois font elles-mêmes poésie sous la plume de Charles Bernstein : « “Que veux-tu dire par urticaire de cendre ? […] Onduler, est-ce remuer légèrement ? Est-on porté par le ton quand on écrit des poèmes ? Et qui ou quoi estampe avec les insignes brillants de l’air ? »
L’humour a partie liée profonde avec l’expérimentation de la langue et des langues. L’oralité aussi, à laquelle Abigail Lang consacre des pages aussi animées. Elle rappelle la déflagration produite par la lecture de Howl d’Allen Ginsberg un jour d’octobre 1955 à San Francisco. Mais elle rappelle aussi les antécédents chez les futuristes italiens et russes. Elle analyse la tradition proprement américaine de la lecture publique, qui n’est ni la lecture privée ni la lecture officielle. Elle mentionne le rôle joué par le magnétophone dans les années 50. Elle suit les timides débuts de cet usage dans les années 70 en France.
Suivant son sillage, on voudrait pouvoir citer toutes les personnes qui ont œuvré, agi, relevé les manches, créé des programmes et rouvert les portes. Hélas, ils sont trop nombreux à l’échelle d’une chronique comme celle-ci. Et ils poursuivent des chemins différents, plutôt vers le théâtre ou le roman, la traduction, l’enseignement ou la musique. Il est presque trop tôt pour parler d’héritage. La Conversation atlantique est l’histoire d’une greffe qui continue de se développer[2].
Abigail Lang achève en entrouvrant la fenêtre aux contrepoints qui se sont introduits dans cet échange, nés des études culturelles et de l’attrait du monde extra-occidental. Nous achèverons en relayant Emmanuel Hocquard disant son admiration pour cette « aisance des Américains dans leur façon de travailler, les pieds sur terre et non “perchés sur des échasses”. » Les poètes-amis d’Abigail Lang sont des ouvriers de la langue comme les pionniers du land-art étaient des ouvriers de la terre, frichant et défrichant sans se lasser.
Abigail Lang, La Conversation transatlantique. Les Échanges franco-américains en poésie depuis 1968, Les Presses du réel, janvier 2021, 319 pages.