Littérature

Qui a peur d’Emma Becker ? – à propos de La Maison

Écrivain

À sa parution, lors de la rentrée littéraire 2019, le roman d’Emma Becker La Maison avait fait sensation. Le récit que la romancière faisait de son expérience dans les bordels de Berlin suscita la polémique. Accusée de glamouriser la prostitution et de masquer la traite des femmes sous un récit complaisant, voire d’appeler à légaliser en France les maisons closes, la romancière fut soumise à des attaques violentes de la part de certaines féministes. Le roman fut ainsi éclipsé par le débat sur la prostitution. À l’automne dernier, La Maison est paru en poche, libéré du scandale qu’il avait provoqué. L’occasion de lire ou de relire ce grand roman du désir féminin.

« Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur n’a pas été contraint », écrivait Georges Bataille dans la préface à son roman Le Bleu du ciel. C’est le cas du roman d’Emma Becker La Maison, fruit de l’expérience de son auteur dans un bordel de Berlin où elle s’est prostituée pendant plus de deux ans.

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Au début il ne s’agissait que de mener une enquête journalistique, mais très vite Emma Becker s’est convaincue qu’elle ne pourrait rester une simple observatrice, qu’il lui fallait vivre cette expérience pour la raconter. « La bascule entre journalisme et roman s’est faite quand je suis arrivée à « La Maison », car le premier bordel où j’avais travaillé était tellement horrible qu’il n’y avait pas moyen de m’y fondre. (…) il était hors de question que je ponde un bouquin naïf ou misérabiliste ou pis, un bouquin qui n’aurait effleuré qu’une facette de ce travail, je me suis persuadée qu’il y aurait quelque chose de beau ou de drôle à écrire, même s’il fallait racler le fond du fond. J’espérais que ma voix rendrait humaine la réalité de la prostitution – parce que les livres ont ce pouvoir (…). À La Maison, j’étais chez moi. J’ai beaucoup « ré imaginé » – évoqué des filles dans certaines scènes, alors qu’il s’agissait de moi. » Double bascule dans le roman et dans la prostitution.

Voilà donc notre « Zazie » poussant la porte d’un boxon berlinois, comme d’autres entrent au carmel, animée de sa seule foi dans la littérature. Elle y accomplira fidèlement jour après jour les rites de cette drôle de liturgie, serviettes en croix sur le lit, huiles et lubrifiants pour les chairs, acceptant de confier son corps à cette « notion illusoire du sacré » qu’est la prostitution selon elle. Elle décrit sa conversion comme une révélation : « Et puis un jour, ça m’a frappée comme une révélation : j’avais à la fois le sujet de mon troisième livre et mon gagne-pain. »

Rien ne l’y obligeait : aucun proxénète tatoué, à la main leste, ni même le besoin d’argent tyrannique. La seule maquerelle qui la poussait à se prostituer, c’était la curiosité que lui inspirait le bordel et son désir d’en faire un roman. Et cette curiosité n’avait rien de voyeuriste, elle était romanesque dans le sens où le roman est le milieu par excellence de la compréhension, capable d’accueillir sans les juger les passions humaines les plus complexes… « Je veux parler de ces femmes qui font et défont de leurs doigts délicats, la notion illusoire du sacré… Il n’y a aucune noblesse mais il s’y trouve des vérités poignantes comme on en trouve nulle part ailleurs, des témoignages de bonheur et des promesses de félicité – et il faut bien que quelqu’un en parle. »

Eut-elle inventé un bordel imaginaire, tissé de ses fantasmes de jeune fille et d’une abondante documentation, on aurait salué l’exploit. Eut-elle réalisé un documentaire sociologique sur la prostitution légale à Berlin au cours de la décennie 2010, on ne lui aurait pas cherché des poux pour savoir jusqu’où elle avait conduit son « observation participante ». Mais elle avait choisi d’en faire un roman, à la croisée de l’enquête et de la fiction, de l’observation et de l’illusion romanesque. Le roman brouillait la frontière entre le permis et l’interdit, la liberté et la contrainte, et c’est ce brouillage qui allait faire scandale, un scandale, non pas seulement moral mais cognitif, né d’un trouble de la reconnaissance devant une fiction troublante.

Que la prostitution soit légale en Allemagne et que l’auteur du livre soit entrée librement au bordel n’y changea rien.  Accusée de masquer la traite des femmes sous un récit complaisant, voire d’appeler à légaliser en France les maisons closes, la romancière fut soumise à un lynchage public, certaines féministes allant même jusqu’à organiser des manifestations contre sa venue en province. Une fois encore un roman était arraché à son écosystème, ce territoire « où le jugement moral est suspendu » (Kundera) pour être jeté dans la fosse des réseaux sociaux, là où toute distinction s’efface…

Du roman, ses accusatrices n’avaient que faire. Elles ne l’ont pas lu, ou aveuglées par la haine, elles l’ont brandi comme une pièce à conviction, le corps du délit (mais lequel ?).

Elles se trompaient de cible et s’attaquaient à ce qu’il y a de plus précieux dans l’être humain et d’aussi vieux que le plus vieux métier du monde, le droit à la fiction, le droit à la variation, le droit à la métamorphose.

Il ne s’agit pas d’un tableau clinique de la misère sexuelle mais d’un carnaval.

Qu’une romancière s’aventure à la frontière de l’intime et du social, du sexe et du pouvoir, du désir et du calcul, ne devrait pas nous surprendre ni nous choquer. C’est après tout le droit de chacun de faire de sa vie un champ d’expérience sans autre limite que celles qu’il se fixe. C’est ce que fait tout artiste ou tout écrivain, qu’il s’appelle Kafka ou Sophie Calle, Bataille, Jean Genet ou Gombrowicz. C’est le sens de l’expérience littéraire que d’explorer à mains nues ces zones sombres de l’expérience humaine, sans autre instrument que son corps et ses sens… Marier la beauté et la laideur, le licite et l’illicite, créer une beauté déglinguée comme chez Jean Genet, une beauté pour ainsi dire sale, inférieure et persécutée. « La tâche de l’artiste écrivait Gombrowicz, n’est-elle pas de transformer l’indélicatesse en délicatesse, l’indécence en décence ? »

L’anthropologue américain Paul Rabinow rapporte le cas du biologiste Wilson qui, se découvrant atteint de leucémie, décide de faire de son corps un champ d’expérimentation illimitée. « Experimental life », c’est ainsi que Rabinow définit la vie de Wilson, c’est ainsi qu’on peut définir la vie du romancier. « Experimental life », cela signifie faire de sa vie le champ (le plus exigu qui soit) d’une vaste enquête (la plus vaste qui soit). Le moi de l’auteur s’y dilate au point de s’effacer ; à travers lui, comme par transparence, l’humanité s’anime. Cette dilatation, cette expansion du moi, c’est ce qui permet à l’auteur de s’ouvrir, de s’offrir, de devenir l’expérience même. Quand cela est bien fait, il en résulte un élargissement de l’expérience humaine, on découvre des pans de réalité nouveaux, on fabrique du réel. C’est la grande réussite du roman d’Emma Becker.

En franchissant les portes du bordel, Emma Becker transgressait les limites de ce qu’on attend d’une femme de 25 ans. Elle se libérait des injonctions qui fixent ce qu’on peut ou ne peut pas faire de son corps, des conventions qui régissent la baisade autorisée en bonne société.  Elle démasquait aussi la discipline imposée aux corps féminins qu’ils s’activent au lit ou au travail, dont on sait depuis #MeToo toute la violence et la sauvagerie.

« Quand on parle des putes, on parle de patriarcat, on parle d’oppression – et lorsqu’on connaît les putes, celles qui ont choisi ce métier, on commence à parler de créativité, de théâtre… car les femmes sont, plus que les hommes, capables de s’élever bien au-dessus des rapports de domination. La littérature, c’est tout ce qui m’intéresse lorsque le sexe, par période, ne m’intéresse plus. Et les deux activités ont pour moi la même vocation : consoler, faire rire, émouvoir, distraire, procurer du plaisir et des sensations. »

Des propos qui font écho aux réflexions menées par de nombreuses féministes en Europe et aux États-Unis comme la philosophe américaine Judith Butler qui déclarait en 2003 dans un entretien avec Éric Fassin et Michel Feher : « Pour s’opposer à la prostitution, en tant qu’elle empêche la libre expression du désir, on réduit l’échange sexuel marchand à une pure coercition. À l’inverse, pour défendre la prostitution, on fait comme si la personne prostituée choisissait librement un contrat, sans contrainte. Dans les deux cas, il me semble qu’on manque le fait que la sexualité résulte toujours d’une négociation prise dans des forces, sociales et inconscientes, qui parfois se moquent de nos choix. Notre capacité d’agir consiste à nous frayer un chemin parmi des désirs qui sont pour une part contraints, pour une part libres. »

Tout désir n’est-il pas le fruit d’un calcul ou d’une appréciation sociale ? Si le désir n’est pas une essence pure mais une construction culturelle, alors le transfert ou la transaction n’est pas seulement un choix transparent. Il y a toujours une certaine opacité dans le désir, parce que des éléments culturels le travaillent et contribuent à produire les objets de notre désir. « Ce désir, j’en fais quoi ? se demandait Judith Butler. Je le travaille, je le retravaille ? Ce n’est pas une pure liberté. »

Si le genre n’est pas une identité figée, mais une performance, alors La Maison d’Emma Becker en est la scène ou le théâtre. Elle met en scène non pas seulement des face-à-face ou des accouplements mais des processus transitionnels, ce qui se passe « entre » : entre les femmes, leurs corps, leurs regards, leurs parfums mélangés. Rien de voyeuriste ou de porno car le porno enferme le regard dans un dispositif d’objectivation alors que La Maison met en place une scénographie, une fiction (les scènes de sexe sont rares et réduites à des protocoles assez froids ; la seule qui est explicite et qui surgit au milieu du roman et l’éclaire, comme un flash de désir entre deux inconnus, se passe à l’extérieur du bordel, dans un parc, en dehors des heures de travail).

Une discrète ironie parcourt chaque page, un filtre, comme pour nous prévenir qu’il ne s’agit pas d’un tableau clinique de la misère sexuelle mais d’un carnaval et que chacun a sa part et sa place dans le théâtre grotesque de la bandaison. Le phallus y est célébré et ridiculisé, moqué et cajolé, exhibé et dissimulé dans ses replis ; il y perd de sa superbe et y gagne un peu d’humanité. Une scène parmi des dizaines, déclenche forcément chez le lecteur une hilarité bienvenue. À un avocat français, « spécialiste de l’immigration », qui vient la voir pour « apprendre le cunnilingus », elle explique pédagogue : « Ce n’est pas du coloriage ce qu’on fait là. Personne ne vous en voudra de dépasser un peu. »

Emma Becker ne décrit pas le bordel, elle ne raconte pas le bordel, elle tisse la toile du bordel avec ses compagnes.

La Maison est un théâtre et une machine, une ruche et un couvent. Vêtues de la seule bure de leurs peaux, allant et venant dans ce phalanstère, invisibles et repérables seulement au bruit de leurs talons et à l’odeur de lessive, les filles de « La Maison » s’activent dans leurs chambres de toutes les couleurs, stimulant et retraitant la semence des hommes réduits au rôle de producteurs, d’abeilles ouvrières du bordel, occupés à remplir de leur miel les alvéoles des préservatifs. Les clients de « La Maison », qu’ils soient dépeints avec sympathie ou moqués sans retenue, n’inspirent ni haine ni désir, la narratrice les voit non pas comme de simples figurants dans un théâtre porno mais comme des figures de la comédie sexuelle. « Celui qui ne baise pas. Celui qui vient juste embrasser cette cohorte de cons, bruns, blonds, roux, chauves ou hirsutes, qui emplit son herbier de mille clitoris aux dessins sophistiqués de cathédrales, d’odeurs de chattes et de culs…»

À l’opposé du romancier omniscient, la narratrice de La Maison se distingue par l’atrophie de ses sens, un engourdissement progressif du désir. Son corps est une machine deleuzienne, un corps sans organes. « Sans yeux, sans nez, sans bouche… l’araignée non plus ne voit rien, ne perçoit rien, ne se souvient de rien… Elle répond uniquement aux signes, est pénétrée du moindre signe qui traverse son corps comme une onde et la fait sauter sur sa proie. »

Emma Becker est cette sorte d’ araignée ; elle ne décrit pas le bordel, elle ne raconte pas le bordel, elle tisse la toile du bordel avec ses compagnes, telles des Ariane recousant un monde déchiré. Le bordel est un laboratoire où s’expérimentent les rapports que des femmes entretiennent avec leur corps et celui des autres, les rapports complexes qui se nouent entre elles dans ce théâtre d’ombres où seuls les corps semblent réels. Élever le bordel, performer le bordel, le « transcender » pour le hisser au rang d’une communauté humaine tissée d’entraide et de compassion. Voilà ce que fait Emma Becker. Il y faut une empathie peu commune, un narrateur fiable et hyper conductible, capable de transmettre les éclairs du désir, sa lumière brûlante, incandescente, fibre à fibre, sens après sens. Ne dit-on pas que la fibre optique est un fil dont « l’âme », très fine, a la propriété de conduire la lumière ?

Pas de métaphysique dans son rapport au désir féminin, son enquête est phénoménologique, il s’agit pour celle qui se définit comme une « Barthes de boxon » de capter des signes, une expression, un échange de regards qui en dit plus long qu’une érection, des odeurs… « Dans les pièces qu’elles remplissent de leurs cris on a vaporisé une essence un peu vulgaire entre la javel et le déodorisant bon marché dans une tentative vaine de cacher le tabac, les aisselles humides et sur les doigts poisseux l’odeur des hommes qui ne font jamais que passer. Chaque chambre a sa couleur, son odeur : mauve, argentée, dorée, rouge… La chambre tropicale sent le jasmin, la blanche est toute rose… Entre deux clients, une fille s’enduit les jambes d’une huile au citron dont l’odeur se mélange à celle de la soupe qu’une autre a laissé refroidir sur la table. »

Le Bordel pour Emma Becker est un palimpseste, pareil à ce dessus de lit de trois mètres sur trois qu’elle a récupéré à la fermeture de « La Maison » et qui en conserve les odeurs : « La touche acide des hommes qui transpirent, et des filles qui se tortillent là en geignant, la sueur, la salive et le reste des sucs humains qui ont séché dans les fibres, et la note délétère, insupportable parfois, du savon bleu que les mecs utilisaient dans la salle de bain. (…) Il me faudrait conserver ce dessus-de-lit comme un livre du Moyen Âge en le dépliant qu’avec une extrême précaution et dans des conditions optimales, sans trop de lumière ni de mouvement. »

Et si Emma Becker nous parlait d’autre chose que de la prostitution (mot qu’elle n’emploie jamais, qui exclut et jette l’opprobre, auquel elle préfère « La Maison » qui inclut, qui accueille…) ? Peut-être son roman fait-il écho à quelque chose de plus haut que le bordel, aux Ailes du désir, le film de Wim Wenders, dont le titre allemand est justement Der Himmel über Berlin, le ciel de Berlin avec ses anges sympathiques qui veillent sur la ville et ses habitants et qui parfois renoncent à leur condition d’anges, tel Bruno Ganz et deviennent des hommes pour l’amour d’une trapéziste ou d’une pute. Et l’on se surprend à penser que ces anges transfuges sont revenus le cœur battant à « La Maison ».

Emma Becker, La Maison, Flammarion, août 2019, 384 pages.


Christian Salmon

Écrivain, Chercheur au Centre de Recherches sur les Arts et le Langage

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