littérature

Quelques « détails » et « autres faits remarquables » – à propos de livres de Marcel Cohen

Critique littéraire

« Je n’ai rien à dire. Seulement à montrer. » Cette affirmation lapidaire de Walter Benjamin, que Marcel Cohen avait placée en épigraphe du deuxième volume de ce qu’il nomma, avant les Détails, des Faits, peut résumer, d’une manière élémentaire, le projet de l’écrivain. L’auteur, qui fut longtemps journaliste, observe avec attention les « faits » pour rendre compte du réel. Ce n’est pas là, quoi qu’on dise, un chemin étroit, un goulot d’étranglement. C’est même le contraire : l’ouverture d’une tâche infinie.

« L’homme », « un homme », « on »… Les protagonistes anonymes des Détails de Marcel Cohen réunis dans un second volume (le premier fut publié en 2017) sont ainsi désignés, avec une juste parcimonie. A minima, diront certains… Ceux-ci aiment, en lisant, entrer par effraction dans l’âme, scruter l’identité intime des personnages que le romancier ou le nouvelliste mettent en scène, dont ils racontent en long et en large les frasques, les rêves et les déboires. De fait (et heureusement), la littérature sait pousser fort loin cette dissection des âmes et des corps, des actions et des impuissances.

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Parfois, souvent, c’est l’écrivain lui-même qui se livre, avec délice, à sa propre dissection. Alors, on l’applaudit. Il n’empêche… si l’on reste cantonné dans cet étroit point de vue, une part du vrai monde se trouve ignoré, comme aboli.

Pour tenter d’approcher ce monde vrai, Marcel Cohen emprunte une autre voie. Sans bruit, sans tapage, il adopte une forme subtile, soigneusement pensée et pesée, d’attention pudique et toujours en éveil. Ultime paradoxe : le romanesque, au sens large, au lieu d’être lésé ou amoindri s’en trouve, par des voies inattendues, enrichi.

« Je n’ai rien à dire. Seulement à montrer. » Cette affirmation lapidaire de Walter Benjamin, que Marcel Cohen avait placée en épigraphe du deuxième volume de ce qu’il nomma, avant les Détails, des Faits, peut résumer, d’une manière élémentaire, presque comminatoire, le projet, la visée de l’écrivain. Rappelons que Cohen fut longtemps journaliste, ce qui n’est évidemment pas indifférent quant à ce qu’on nomme sobrement, dans la presse et ailleurs, des « faits »… Selon cette norme, il s’agit de montrer, avec précision, scrupule et véracité, un événement, une action, une personne – l’analyse, le commentaire, l’éditorial (le jugement donc) viendront ensuite, en second. Ce n’est pas là, quoi qu’on dise, un chemin étroit, un goulot d’étranglement. C’est même le contraire : l’ouverture d’une tâche infinie (peut-être même d’un devoir), non quantifiable ou cernable, liée à l’homme, à l’humanité, dont on doit se préparer à ne jamais voir le terme.

Les Faits avaient occupé trois volumes (Gallimard, 2002, 2007 et 2010). Le sous-titre du premier était : « Lecture courante à l’usage des grands débutants ». L’apprentissage n’est pas terminé, il ne fait toujours que commencer. Ne vous racontez pas d’histoire : « débutants », nous le sommes, nous le resterons. Puis, ce fut un récit autobiographique, Sur la scène intérieure (dans la collection « L’un et l’autre », chez Gallimard, en 2013). Marqué par le même et inépuisable scrupule, à la fois existentiel et formel, qui singularise l’œuvre entière de Marcel Cohen, ce livre bouleversant est d’ailleurs sous-titré : « Faits ». Soyons précis, et complet : le même mot figure, en petits caractères, sur la couverture de ces Détails dont paraissent aujourd’hui la « suite et fin ». On pourrait croire qu’on tourne en rond, qu’on ne parvient pas à s’émanciper… Peut-être… Mais l’obstination n’est-elle pas, aussi, une vertu ? Ici, assurément.

Dernière précision sur ces deux brefs mots, qui soulignent l’intention de l’écrivain. Alors qu’un « fait » appelle une description brève et tendant à l’objectivité, un « détail », à partir de l’instant où il est repéré, détaché, interrogé, demande, lui, une attention, une focalisation, et par voie de conséquence, une description plus fouillée. À l’injonction vaine et dérisoire selon laquelle aucun détail ne doit nous échapper, Cohen oppose le scrupule dont je parlais, accompagné d’un vœu, d’une aspiration : parmi tous les détails qui nous échappent, ceux-là au moins seront mis à l’abri… À ces considérations, on peut, on doit ajouter une question, personnelle mais partageable : finalement, qu’est-ce qui nous manquerait si Marcel Cohen ne nous offrait pas cet autre abri, celui de ses livres ?

Dernier point : l’usage du fragment, accompagné du constat d’une impossible totalisation. En soi, ce pourrait être l’objet d’une étude pertinente de l’œuvre – et pas seulement en matière de style. Mais je me contente, ici, d’évoquer la chose.

Parfois une question surgit, nullement anodine, presque de principe. Exemple : « Et qui décide qu’il s’agit d’une broutille ? » Oui, Marcel Cohen s’attache à des choses que généralement, conformément à une hiérarchie implicite et contestable, on néglige.

Prenons en exemple le chapitre V. « Un homme » est dans le métro. Il décide de ne pas lire, encore moins de regarder l’écran de son téléphone portable avec tout ce qu’il reflète, si petitement, du monde. Discrètement, il renonce ainsi à ce qui est pourtant devenu la norme, l’ordinaire. C’est presque une ascèse. Il ne veut pas non plus laisser son regard, ce bien si précieux, s’égarer dans le vide, tandis qu’il entend, dans les écouteurs qu’il s’est vissé aux oreilles, de la musique, ou des échos, des rumeurs… Il voit, regarde, et cela, cet acte en apparence passif, lui semble nécessaire et suffisant, vital pour tout dire. Il s’éprouve comme « témoin », et même « sommé d’être où il se trouve déjà ». L’injonction est forte… Il faut alors suivre « l’homme » en question, avec son « fardeau de souvenirs », scruter mentalement le regard qu’il porte sur le monde, qui le porte au monde, le partager, comprendre qu’il est à la fois présent et absent, enfermé en lui-même et libéré, « évadé ».

Dans un autre chapitre, cette question surgit : « Et si nous regardons avec stupéfaction n’est-ce pas pour tenter d’imaginer ce que l’on ne voit pas ? » Puis cette constatation, qu’il n’est pas nécessaire d’interpréter comme amère : « j’en conviens : bien des choses s’expliquent mal. Plus exactement : elles paraissent ridicules dès qu’on tente de les justifier comme je suis en train de le faire. »

Les « détails » regardent aussi les, des animaux. Les chevaux en service durant la Grande Guerre par exemple (chapitre XXII). Eux aussi ont payé le conflit de leur souffrance, et souvent de leur vie. Comme ils n’ont pas de noms, ce sont les chiffres, les statistiques qui leur font mémoire. Il y a aussi des enfants, comme au chapitre XVI. « Un enfant » plus précisément, dont « l’homme » affairé dans sa cuisine, assaisonnant la salade, se souvient. Il courait vers la boucherie, avant sa fermeture, chercher la commande passée par ses parents. Le boucher, avec son « long tablier blanc à une seule bretelle » lui « tendait le paquet en déclarant : “Voilà, jeune homme !” » Réminiscence sans importance ni poids ? Peut-être pas… Au point se demander « comment l’enfance pouvait rester à ce point présente, à fleur de peau ». Et d’ailleurs, pourquoi chercher à écarter « la part d’enfantillage » que l’on emmène avec soi ?

L’anonymat n’est pas une loi, une règle, un commandement. Des noms sont présents, pas par hasard, mais pour de bonnes raisons. Roger Grenier (et son chien) se rendant à son (à leur) bureau, chez Gallimard, qui pensait que « ne pas rire des choses sérieuses était […] un manque de pudeur, d’élégance et, pour tout dire, d’intelligence ». Ou Muriel Pic qui regarde le terrible film de Georges Franju, datant de 1949 (elle n’était pas née, remarque justement Cohen), Le Sang des bêtes. Il y a aussi, « Chouquette », surnom d’un résistant inconnu qui gagnerait à ne pas le rester. Ou encore Edmond Jabès, au chapitre VIII. Les considérations succèdent aux considérations… « L’avenir ressemblerait étrangement au présent et, lorsqu’il s’en écarterait, le changement tiendrait à des différences dérisoires. » Ou celle-ci, encore plus pointue : « Maintenir dans les limites du raisonnable une stupéfaction relevant tout à la fois de la plus extrême acuité et de la stupidité. Peut-être aurait-on fini par éclater de rire. » C’est alors que l’enfant revient : « L’homme s’était surpris à beaucoup en vouloir rétrospectivement à l’enfant qu’il avait été. » On se trompe souvent à vouloir séparer le familier et l’étrange. Mais c’est vrai, cela peut rassurer !

Le territoire littéraire de Marcel Cohen est plus large que celui arpenté par ces « faits » et par ces « détails ». C’est un peu comme le château intérieur de sainte Thérèse d’Avila, ou d’autres mystiques. Il comporte plusieurs demeures. On n’en fait pas le tour en un clin d’œil. Pas de chemin tracé d’avance, pas d’itinéraire balisé.

D’ailleurs, certaines pièces, ouvertes un instant, demeurent vides, inoccupées. Je les signale, sans m’attarder. En avril, paraîtront des « écrits sur l’art » de Marcel Cohen. Le titre choisi, Rencontres et partis pris, exprime les deux options auxquelles obéissent ces textes, dont la rédaction s’étale de 1976 à aujourd’hui. Entendu au sens le plus fort et le plus nécessaire, un mot exprime cette démarche : sympathie. Et puis, il y a, sous le titre (toujours économe) de Villes, la réunion de trois textes, ou essais de romans, publiés entre 1969 et 1976. Sans doute, Marcel Cohen prit-il, ensuite, une autre voie… Mais je ne peux que citer ces phrases de sa préface actuelle à ces textes anciens : « Un écrivain est quelqu’un qui a d’énormes problèmes avec la littérature. Entre ce qu’il voudrait écrire et ce que, pour rien au monde, il n’écrirait, il reste de vastes zones d’incertitudes. Et il n’y a rien de plus difficile que de devenir soi-même puisqu’il n’y a pas de modèle. » On ne saurait mieux dire. Et pour boucler la boucle, cette citation du premier de ces textes, Galpa. Le narrateur se demande : « Je me dis alors qu’il y a sur terre trop de villes, trop de fleuves, trop de nuances de sourires, trop de femmes, trop d’insectes, trop de poèmes, trop de pierres, trop de fleurs. Et je suis effrayé comme un enfant dans l’obscurité. »

Et enfin, dernier retour à Détails, II, page 164, avec cette conclusion provisoire, qui sera aussi la mienne : « Et alors ? Alors rien. »

Marcel Cohen, Détails, II Suite et fin. Faits, Marcel Cohen, Gallimard, janvier 2021, 236 pages.

Marcel Cohen, Villes. Galpa, Malestroit, Waïzata, Marcel Cohen, Gallimard, janvier 2021, 336 pages.

Marcel Cohen, Rencontres et partis pris. Écrits sur l’art, 1976-2020, L’Atelier contemporain, à paraître le 16 avril 2021, 352 pages.


Patrick Kéchichian

Critique littéraire, Écrivain

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