Un très grand trip – sur Le mont Fuji n’existe pas d’Hélène Frappat
Il est délicat, parfois, de dire son enthousiasme sans que celui-ci ne semble simplement rhétorique : comment faire ? Comment faire, par exemple, pour que passe un peu de l’extrême plaisir que l’on a éprouvé à lire Le Mont Fuji n’existe pas, sans savoir exactement s’il s’agit d’un roman ou d’un recueil de nouvelles, ce livre extraordinaire dont la narratrice ressemble trait pour trait à Hélène Frappat…
Autofiction ? Multi-fictions, plutôt, qui nous promène(nt) en rêvant des coulisses à la scène, de l’atelier à la fresque, les deux espaces communiquant dans une égale exaltation de l’imaginaire, exactement comme dans les films de celui que l’écrivaine appelle volontiers son « maître », Jacques Rivette. Ce sont des histoires, en effet, qui composent ce qui n’est pas une simple réunion de textes : un livre original, comme l’invention, discrète mais fermement affirmée, d’un nouveau genre où se mêleraient intelligence réflexive, art poétique et malicieuse ivresse du romanesque pur. Hélène Frappat est à la fois Tintin et Fantômette, Kant et Dickens, Rossellini et Carpenter…
De quoi s’agit-il donc ? Des tribulations d’une romancière qui a ouvert un dossier sur un livre qui doit s’appeler Le Mont Fuji n’existe pas. Ce fameux mont, on sait qu’il est là, a priori visible depuis Tokyo, mais pour la voyageuse qui visite le Japon, il demeurera une sorte de mirage inversé, la brume ne cessant de le masquer, le rendant étrangement absent : il structure la pensée du paysage, sans que son image sûre puisse se distinguer. Le roman, c’est cela : nous lisons ce livre qui est bien réel entre nos mains, même s’il reste en apparence enveloppé dans les nuages d’autant de brouillons qui constituent, en définitive, reliés entre eux, les quatorze récits d’un texte unique.
Ce sont des récits, des nouvelles, et un peu plus que cela : les échos d’un même monde qui ressemble à un théâtre réversible.
Ce qui existe n’existe pas, et ce qui n’existe pas est donc bien là : voilà la fiction, le paysage dissimulé, d’autant plus vrai du fait de son absence, d’autant plus présent qu’il est imaginé. Et l’imagination, ce livre en regorge : c’est un roman de tous les romans possibles, traversé par une narratrice qui voyage un carnet à la main, en écoutant le monde et les gens qu’elle rencontre, eux-mêmes pleins d’histoires, multipliant les pistes, croisant les coïncidences…
Cette narratrice écrit des livres qui portent le même titre que ceux d’Hélène Frappat : on la voit corrigeant les épreuves du Dernier Fleuve, on l’entend expliquer les origines de ses romans Inverno ou Lady Hunt, on la suit dans les avions, des colloques, sa cuisine, la vie. Ce sont des récits, des nouvelles, et un peu plus que cela : les échos d’un même monde qui ressemble à un théâtre réversible, dont l’envers et l’endroit échangent leur sens et leurs secrets.
Ainsi la narratrice rapporte-t-elle des bouts d’existences recueillies, auxquelles se mêle forcément la sienne : une femme « client-mystère » voyageant pour vérifier le bon déroulement de séjours de vacances dans des pays lointains ; un certain Mister Brown dont le voisin de palier new-yorkais pourrait bien être une star invisible de la littérature mondiale ; une femme italienne qui se souvient, au moment des attentats parisiens de 2015, des mystères entourant sa mère à l’époque des années de plomb… À chaque fois, l’enchantement opère, d’une prose formidablement virtuose et tout à la fois naturelle : qui suit le mouvement de la découverte, l’enthousiasme de la curiosité. Nous sommes bien avec la narratrice, et partageons de fait son « propre automatisme à métamorphoser la réalité en fiction ».
Il y a dans ce processus quelque chose comme un vertige, et comme un singulier appel du vide, également, dont les échos se répercutent, fantomatiques, d’un récit à l’autre, d’une vie à la suivante… À Varengeville-sur-Mer comme à New York ou à Bologne, le mystère se répète en effet très souvent d’une absence : celle d’un « vrai » tableau de Georges Braque dans un cadre vide, d’un écrivain culte mais introuvable ou d’une mère rétive à livrer ses secrets.
La fiction, où porte l’ombre longue de Henry James, se nourrit de ces blancs, et des doutes qui en alimentent les détours et la rêverie : tout est possible, quand l’imagination double la mémoire, ouvrant par ses questionnements de nouvelles pistes encore… Le piano à queue de Marrakech était-il blanc ou noir ? la petite Fiat 500 qu’on a dite orange, n’était-elle pas d’une autre couleur, en réalité ?
Cette réalité est bien problématique, justement, et elle devient un jeu, suivant une généalogie qu’il ne serait pas abusif de résumer ainsi : Balzac, Rivette, Frappat… La partie est donc addictive – miracle ! à chaque nouveau texte, le plaisir est relancé – mais la mise n’en est pas moins sérieuse : c’est de soi qu’il s’agit, d’abord, dans le mouvement des rencontres, l’invention des destinées.
Louant les pouvoirs de la littérature et frissons divers de la fiction, le livre d’Hélène Frappat les communique instantanément au lecteur, en les évoquant, les commentant, les prolongeant.
Hélène Frappat parle d’elle, dans le creux des histoires qu’elle semble emprunter à d’autres : l’enfance en région parisienne, le suicide du père, le prénom des camarades de classe, les années à l’École normale, l’apprentissage de la philosophie, la maternité, le rapport à la musique et aux amants… Autant d’éléments qui, ainsi repris, peuvent sembler avoir la sécheresse banale de simples repères biographiques, mais se révèlent dans le corps du texte les indices d’un autoportrait disséminé, formidablement subtil, à la fois intellectuel et sensible, qui varie les registres en se souvenant autant d’un certain phrasé du XVIIIe siècle que des confessions contemporaines :
« J’avais aimé la philosophie d’un amour que j’aurais pu qualifier de désintéressé, si du moins cette science ne m’avait pas paru un rempart contre les errements maléfiques de l’imagination. Mais l’imagination, cette puissance qui, enfant, me protégeait et m’effrayait, avait gagné, m’entraînant dans un monde où le réel comptait peu, où les personnes se paraient de l’aura magnétique des personnages, et tant pis si l’aura diffusait un rayon noir, et diabolique, et froid. »
Se disant, Hélène Frappat se peint d’abord en écrivaine, et c’est peut-être ce qui est le plus frappant dans son livre, qui fait rigoureusement ce qu’il énonce : louant les pouvoirs de la littérature et frissons divers de la fiction, il les communique instantanément au lecteur, en les évoquant, les commentant, les prolongeant. Le souvenir s’écrit ainsi comme en direct des amours passées, perdues, ou de ce qui demeure de la passion pour la musique, le jazz en particulier : l’un des plus beaux récits du livre emprunte par exemple son titre, « Art », au prénom du saxophoniste Art Pepper, dont l’autobiographie Straight Life fixe une manière d’horizon fantasmé…
On retrouve ici, extraordinairement savante et pourtant évidente dans son rendu, le plaisir d’une écriture qui intègre les matériaux de la vie – titres de livres, moments musicaux, noms de lieux, de morceaux aimés, géographie des cafés dans Paris, etc. – pour nous tendre, au bout du compte (du conte), un miroir. On y devine ombres et taches, vides et mystères, puisque souvent la mort vient à rôder entre les lignes, creusant quelques rides, dansantes, à la surface du texte… mais surtout on y retrouve quelque chose comme du désir, et même ce qu’on peut appeler une force, la puissance en tout cas de donner aux jours des couleurs neuves, dans l’excitation partagée de la littérature.
C’est possiblement mélancolique, et toujours magique : cela rend heureux, du même bonheur mêlé que celui éprouvé à l’écoute d’un morceau de musique, dont on ne pouvait plus se passer, à certains moments presque maniaques de notre vie, et dont le souvenir même nous fait encore comme une petite brûlure à l’épiderme.
C’est magnifique, ainsi, quand revient la mémoire du Trip d’Art Pepper, à partir de quoi tout est dit de ce qui rend possible une œuvre :
« Peu importe que, par la suite, j’eusse perdu le disque vinyle qui crépitait comme un vieil animal dont les os craquent. Peu importe que j’eusse déserté ma chambre d’adolescente, où la circularité vénéneuse du morceau d’Art Pepper abolissait les murs que je n’aimais pas, me submergeant d’une attente vague, violente et douce, violente et calme. Pour la vie entière, le crépuscule rose et jaune, qui magnifiait l’appartement où je me sentais exilée, demeurerait le décor fantôme, en arrière-plan de tous ces instants déchirants durant lesquelles j’aurais l’intuition, l’illusion, de partager un rêve éphémère avec un amant, un ami, un texte. »
Hélène Frappat, Le Mont Fuji n’existe pas, Actes Sud, 2021, 240 pages.