Littérature

L’ami à l’œuvre – sur Ma vie avec Apollinaire de François Sureau

Critique Littéraire

Qu’on se le dise d’emblée, Ma vie avec Apollinaire de François Sureau n’est pas une biographie en bonne et due forme. Refusant de dessiner une spirale de causalités, l’auteur se promène dans le passé en compagnie du célèbre poète. D’ailleurs, il ne se présente pas comme un « spécialiste », mais comme un « ami ». Et en partageant son Apollinaire, François Sureau ouvre notre compas et nous apporte un déplacement d’air, une éclaircie, une fraternité, un amour de l’art qui nous sauvent d’un certain climat sordide.

Parce que c’était moi, parce que c’était lui, une fois encore. François Sureau a un coup de foudre lorsqu’il découvre Apollinaire, au début de son adolescence. Dans un essai personnel et fraternel, grave, inquiet, mais enchanteur pour le lecteur, l’écrivain visite la vie d’Apollinaire. Ce faisant, il trace, traverse les ponts qui la relient à sa propre vie. Ce va-et-vient n’a rien de systématique. Il reste occasionnel et se produit lorsqu’on ne s’y attend guère. Le Sureau de Ma vie avec Apollinaire n’éclipse pas Apollinaire mais dit l’admiration et l’amitié qu’il porte au poète « naïf » et courageux.

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Ce fils naturel né à Rome le « hante », écrit Sureau, et le texte le prouve, sans lyrisme mais avec la solidité qui caractérise l’écrivain. Il aime le « bouillonnement » et « la fantaisie » du poète avec lequel il partage plusieurs aspirations apparemment contradictoires. Elles ont pour objets la spiritualité, l’armée, la poésie, le véritable amour. Les rapprochent deux villes, Nice et Paris, et des goûts, celui du tabac fumé dans la pipe notamment. D’ailleurs sur la quatrième de couverture, Sureau a dessiné une silhouette et des volutes de fumée qui s’échappent d’une pipe. Est-ce lui, ou Apollinaire ? Plane aussi sur les deux hommes l’ombre d’un père. Dans le cas d’Apollinaire il est inconnu ; dans le cas de François Sureau il s’agit de Claude Sureau. Publié au printemps 2020, L’Or du temps lui était dédié. La filiation flotte au-dessus de Ma vie avec Apollinaire : « Et d’ailleurs le père de Guillaume, s’il l’avait connu, l’aurait-il connu ? Je ne suis pas sûr d’avoir connu le mien, que j’ai tant aimé et avec lequel j’ai vécu. »

Plusieurs phrases serrent le cœur et confirment l’originalité de Sureau, haut fonctionnaire, avocat, officier spécialiste de réserve au sein de l’armée de terre et officier de réserve au service du commandement de la Légion étrangère, et aujourd’hui défenseur de libertés publiques qu’il estime attaquées. En lui se rencontrent une machine à coudre et un parapluie. Ma vie avec Apollinaire abonde de paires et balancements imprévisibles qui structurent la destinée d’Apollinaire et les préjugés de certains à son égard : « Il était intouchable parce qu’il avait combattu. Il était méprisable parce qu’il avait combattu », note justement François Sureau. Breton et Aragon reprochèrent au poète son militarisme.

Sureau refuse de dessiner une spirale de « causalités » parce qu’il ne croit pas à la logique de nos choix. On n’entre pas dans la vie d’un ami comme dans un moulin.

Petit-fils de médecin militaire, Sureau a récemment reçu la croix militaire. Il a aussi été élu à l’Académie française. Pour autant, il n’a pas le goût académique des « livres d’histoire, parce que les passions mauvaises, le hasard et la bêtise des hommes m’y semblent emporter tout. » Il paraît à la fois tendre et bourru comme le capitaine Haddock. Son écriture est « sans affectation », pour reprendre une des qualités qu’il prête au caractère d’Apollinaire. Sureau n’est pas mélancolique mais souvent nostalgique, notamment des amitiés artistiques d’autrefois. Comme le poète, il a déjà eu « le cœur essoré ». Mais heureusement, « comme Apollinaire j’ai connu l’éclat du premier amour véritable, cette explosante-fixe qui ne cesse de diffuser ses rayons sur tout l’espace d’une vie. » L’épouse de Sureau fait un passage éclair dans le livre, sous son prénom, « Ayyam » ; leur fille passe aussi, elle s’appelle « Victoire ».

Toujours au titre des sincérités contradictoires qui le caractérisent, l’écrivain semble désirer vivre longtemps mais il peste, sans agressivité, contre le gouvernement qui ferme les cafés pour éviter les contaminations. C’est un mal pour un bien, puisque Ma vie avec Apollinaire doit son existence à la pandémie : « J’ai seulement voulu me rendre plus proche de lui que je ne l’avais jamais été, à un moment où je ne pouvais rien faire d’autre. Enfermé, je ne pouvais voyager que dans son souvenir et je m’en suis trouvé heureux. » Sureau est entier de tempérament, et en même temps tiraillé. Il pourrait faire sienne cette phrase d’Apollinaire : « J’aime les hommes non pour ce qui les unit, mais pour ce qui les divise, et des cœurs, je veux surtout connaître ce qui les ronge. »

Aussi érudit mais plus calme, moins foisonnant, plus bref que L’Or du temps dont le surréalisme et l’auteur de Calligrammes étaient déjà des acteurs, Ma Vie avec Apollinaire n’est pas une biographie en bonne et due forme : « Je ne suis pas un spécialiste d’Apollinaire. Lorsqu’on a un ami, on n’est pas le spécialiste de sa vie. » Sureau refuse de dessiner une spirale de « causalités » parce qu’il ne croit pas à la logique de nos choix. On n’entre pas dans la vie d’un ami comme dans un moulin. Le sinueux Ma vie avec Apollinaire mentionne la date de naissance du poète à l’avant-dernière page seulement : « Et c’est ainsi que Guillaume naquit le 25 août 1880 dans le quartier du Trastevere, à Rome ». La date de sa disparition en revanche figure sur la première page : Apollinaire meurt de la grippe espagnole le 9 novembre 1918.

Jusqu’à la fin du livre, Sureau chemine dans l’existence du poète en franchissant ces paliers que sont les femmes qu’il a aimées (Marie, Lou, Madeleine), la parution d’Alcools en 1913, l’engagement dans l’armée en 1914 alors qu’Apollinaire n’est pas encore de nationalité française, sa blessure à la tête par un éclat d’obus et la fréquentation d’amis plus ou moins fiables – Delize, Cocteau, Max Jacob, Félix Fénéon, Léautaud, à propos duquel Sureau a cette jolie remarque : « Au contraire d’Apollinaire, Léautaud aura passé sa vie à réduire son compas. » Il y a Picasso aussi bien sûr. Quand, en 1911, Apollinaire est accusé du vol de la Joconde et placé en détention provisoire à la Santé, la police vient trouver Picasso. Le peintre se dérobe et assure le connaître à peine. De la même manière, sous l’Occupation, Picasso ne vient pas au secours de Max Jacob interné à Drancy : « Comme on l’a dit du peintre David, ce génie avait une âme de valet. »

Complétons le portrait de François Sureau : il ne se met pas dans la peau d’un juge, Le Chemins des morts (Gallimard, 2013) en témoignait déjà. Mais la lâcheté ne le laisse pas silencieux. L’autre grille de lecture importante de Ma vie avec Apollinaire est le rapport du poète à la religion, qui mène Sureau à évoquer son propre catholicisme. L’église Saint-Julien-le-Pauvre, dans le cinquième arrondissement de Paris, est celle qu’il fréquente. « Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme » : dans ce vers de Zone, Sureau ne voit aucune « ironie ». L’écrivain sait combien « voir chez nos grands poètes des traces de spiritualité » est devenu périlleux. Pourtant elles existent chez Apollinaire, en ceci proche d’Arthur Koestler, selon Sureau.

En partageant son Apollinaire, François Sureau ouvre notre compas et nous apporte un déplacement d’air, une éclaircie, une fraternité, un amour de l’art qui nous sauvent d’un certain climat sordide.

Ma vie avec Apollinaire cite quelques vers du poète mais pas davantage, et n’en propose pas d’exégèse : « Il n’y a rien à expliquer dans la poésie, seulement une expérience à faire et qu’on ne fait pas par procuration. » Il fallut, paraît-il, un moment aux amis d’Apollinaire lorsqu’ils découvrirent Alcools pour s’apercevoir que la ponctuation avait disparu. Par la diversité des situations, des lieux, des villes, des périodes qu’il évoque, par le nombre de noms propres qu’il convoque, Sureau restitue le chaos et la densité de l’existence du poète, qui meurt à trente-huit ans. Au même âge Sureau se mariait. Apollinaire aussi s’est marié, à la mairie du 7e arrondissement de Paris, rue de Grenelle. L’écrivain nous y emmène, et ne nous embarque jamais là où l’on s’attend à voyager : la cartographie parisienne du début du XXe siècle a déjà été tant de fois décrite qu’il est inutile de la reproduire. Idem pour les batailles de la Grande Guerre. François Sureau ne dispense pas de leçon de topographie.

Il nous plonge directement dans la tranchée du Bois des Buttes aux côtés d’Apollinaire, en train de lire un article du Mercure de France lorsque sa tête est touchée, le 19 mars 1916. Pendant quelques instants il continue de lire, sans ressentir sa blessure. Sureau nous parachute aussi en Allemagne où Apollinaire passe un an, entre 1901 et 1902, avec la famille de la jeune fille dont il était le précepteur : « Pour les traces qu’elle a laissées dans l’œuvre d’Apollinaire, cette année allemande paraît une décennie. » Il ajoute : « J’ai peine à reconstituer en esprit l’Allemagne d’avant. Le nazisme et ses horreurs seront désormais comme la figure dans le tapis de l’Allemagne éternelle. L’esprit balance sans cesse entre Fest et Leigh Fermor, entre ce qu’il y a de tout à fait allemand dans le nazisme et ce en quoi le nazisme est une trahison moderne de l’Allemagne éternelle. Retrouver l’Allemagne d’Apollinaire, c’est retrouver une innocence. »

Ma vie avec Apollinaire donne envie découvrir des livres, Un temps pour se taire de Patrick Leigh Fermor, justement, réédité en février 2020 chez Payot. C’est l’un des textes de chevet de Sureau, qui ajoute : « Un moine de Saint-Wandrille m’a dit qu’il avait conduit à l’abbaye plus de vocations qu’aucun ouvrage pieux. Leigh Fermor est resté l’un de mes personnages tutélaires. » Leigh Fermor n’était pas moine mais sous-lieutenant. Britannique, né en 1915, mort en 2011, anobli en 2004, il avait combattu contre les Allemands en Crète pendant la seconde guerre mondiale. Écrivain-voyageur, il fut aussi scénariste à Hollywood après la guerre. Il a signé le scénario des Racines du ciel d’après le roman de Gary. Sureau regrette la disparition de « ces figures d’originaux » qui autrefois animaient « le monde bourgeois », et il en cite certains.

Ma vie avec Apollinaire se promène sans passéisme dans un monde ancien : « J’ai tout aimé de 1913. Je suis resté, pour une part du moins, l’homme de ces années-là. » 1913 est l’année de naissance d’Albert Camus et de Jean Marais. C’est bien loin. « À chaque temps, dirait-on, ses attitudes physiques. J’ai souvent pensé que si un homme de 1830 revenait parmi nous il trouverait notre démarche bien étrange, tant elle a été, à notre insu, façonnée par le cinéma et ses personnages. » Ailleurs, Sureau remarque : « Je n’ai compris qu’assez tard que j’aurais pu connaître Guillaume Apollinaire. Celui qui meurt jeune appartient pour toujours, disait-on, à une autre génération que la sienne. On ne croirait jamais que Rimbaud est né deux ans avant le maréchal Pétain. » À vos calculs, avec les écrivains de votre panthéon littéraire.

« Je veux simplement essayer de rendre le déplacement d’air que sa vie a produit dans la mienne, en manière de remerciement » : en partageant son Apollinaire, François Sureau ouvre notre compas et nous apporte un déplacement d’air, une éclaircie, une fraternité, un amour de l’art qui nous sauvent d’un certain climat sordide, bien que la mort rôde au-dessus du livre et du poète. En ce moment, il y a des familles que l’on n’a pas envie de croiser, tandis qu’il est bon de rentrer dans le monde de Sureau et de son ami.

François Sureau, Ma vie avec Apollinaire, Gallimard, janvier 2021, 160 pages.

Le recueil La Chanson de Passavant (Gallimard, 2005) vient d’être réédité dans la collection « Poésie/Gallimard » en janvier 2021.


Virginie Bloch-Lainé

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