La femme (vous et moi) – à propos de Sang et stupre au lycée de Kathy Acker
Il y a tant de choses, dans Sang et stupre au lycée de Kathy Acker, que tenter d’en dresser la liste provoque instantanément un effet double : de découragement, et de comique involontaire. Quoi, il faudrait mettre en ordre, dans un petit tableau, ce qui fait que ce livre nous fait quelque chose ? Que, depuis 1984 où il est apparu, il continue de nous faire quelque chose ? Et d’abord, qui serait ce « nous » ? Est-il même possible ?
Commencer à tirer le fil de ces questions, c’est se perdre, et d’ailleurs pourquoi pas. L’objet entêtant qu’est ce livre donne envie de s’y heurter – ou de se faire cogner, encore et encore, par lui, qui pulse et qui tape, qui met en place une mécanique de percussion itérative et inarrêtable. Un beat obsessionnel et défoncé, si bien qu’à l’abordage de ce naufrage qui est aussi une assomption, ce ne sont pas les mots des outils critiques qu’on aurait besoin de convoquer, mais plutôt ceux des outils de forage.
Commençons donc par un extrait en apparence inoffensif (il y en a peu) :
« Dans une petite salle orange, on nous a expliqué qu’un ovule tombe des ovaires et, quand la bite entre dans le canal qui s’appelle l’utérus, elle y laisse des millions – le chiffre m’échappe – de spermatozoïdes. Si un seul de ces spermatozoïdes rencontre l’ovule tombé, la femme (vous et moi) est dans de sales draps. »
Janey, la trop jeune héroïne de ce livre qui se promène entre ses dix et ses treize ans, doit avorter. La scène est longue, il y aura deux avortements dans le livre, et dans l’extrait du jugement qui lui valut d’être interdit à la vente en Allemagne en 1986, reproduit par l’éditrice Laurence Viallet dans le dossier à la suite du texte, ils pèsent lourd.
De fait on n’échappera pas à ce que l’avortement fait au corps, des très jeunes comme des moins jeunes, au sang et à la douleur, aux docteurs bidons, charlatans, à la viande, et tout cela a un but explicité, le dévoilement : tous les mecs refusant de « mettre des capotes », « les avortements sont le symbole, l’image extérieure des relations sexuelles dans le monde. » La transaction et la domination tournent et vrillent, dans le livre aussi bien dans les relations sexuelles de la petite fille avec son père, qui lui donne de l’argent, que dans son atterrissage, dévitalisée et bonne à être enlevée par un réseau de traite des blanches, comme vendeuse dans une pâtisserie (« Parce que je travaille, je ne suis rien. »).
La morale de l’histoire de ce roman qui n’en est pas un, mais plutôt un long poème romanesque, ou un long délire poétique : les femmes sont dans de sales draps.
Il faut donc détruire la société, et la petite fille devenue jeune fille nymphomane, qui cherche les bites et l’amour, est le poison injecté par Acker dans les interstices du monde visible, où elle agit comme un révélateur. Bien. Mais reprenons la citation.
Cette sorte de parodie de manuel d’éducation physique, où l’on explique la reproduction à celles qui l’ont déjà subie, n’a en réalité rien d’anodin. Son scandale n’est pas la parodie, et encore moins la naïveté déchirante avec laquelle celle qui va se faire charcuter l’expose. Son scandale, c’est le lexique ; dans cet infime membre de phrase, « le canal qui s’appelle l’utérus », on tient ce qui fait qu’Acker nous fait quelque chose. Elle troue le réel avec ses outils qui sont les mots : le mot qui doit être expliqué, montré, que, pédagogiquement, il faut exposer, est celui d’utérus. Le reste va de soi, les millions de spermatozoïdes, et avec eux toutes les bites dont le texte est parcouru, en mots et en dessin. Mais utérus, ça s’explique. Ça ne va pas de soi. Et on est bien seule avec ça, quand on en a un, et qu’on doit avorter : « Le canal qu’on appelle utérus », ici, la politesse d’Acker, et sa solitude, tiennent dans la subordonnée. Le « on », c’est les autres ; la femme, c’est vous et moi. Tout cela ne peut se vivre que dans un seul endroit, la poésie, où l’on peut nommer les choses, les prendre, les retourner et les faire advenir, quelles qu’elles soient, et aussi désagréables soient-elles, les enlever à leur statut de mot relégué, donc de chose tue, les dire et les lire dans ce qu’ils sont, c’est-à-dire dans ce qu’ils font au corps.
La morale de l’histoire de ce roman qui n’en est pas un, mais plutôt un long poème romanesque, ou un long délire poétique, est la suivante : les femmes sont dans de sales draps. Et Janey, le petit double d’Acker, qui s’équipe de beaux habits rouges pour voler dans les magasins chics, est leur étendard. Ou leur lettre écarlate.
N’allez cependant pas imaginer que ce livre est un objet politique positif, qui donnerait, comme on pourrait ou voudrait le lire depuis aujourd’hui, des armes pour se défendre, des moyens pour analyser, ou des solutions pour canaliser la haine. À la lettre, Acker s’en fout, et comme Colette qui disait « Je veux faire ce que je veux », elle écrit : « La seule chose que je veux c’est la liberté. » Mais elle ajoute : « Laissez-moi vous dire ceci : je n’ai aucune idée de ce que cela signifie. » Il va falloir se débrouiller avec un livre sans chaine, donc incontrôlable.
Il vagabonde ainsi (à l’image de son héroïne qui est à la fois le Petit Chaperon rouge, l’un des trois petits cochons, et alternativement, la Justine et la Juliette de Sade) d’un genre artistique à un autre : théâtre, dessin, poème en prose. Mais aussi, et à égalité, grammaire persane, cartoon, et telenovela. Et enfin, ce qu’on a pu appeler pastiche, plagiat, ou piratage, et qu’elle met à sa sauce exclusive.
Au fond de la spirale infernale creusée par Acker se trouve en effet le trésor qui fait sa singularité, ou son identité profonde de poète. Du forage poursuivi inlassablement par la langue chercheuse de ce livre jaillit une idée simple : la poétesse est d’abord un être de papier, une créature de mots, et pour prendre son envol elle doit, comme le coucou, faire son nid dans celui des autres. Creuser les œuvres dont elle se nourrit pour y blottir sa progéniture, c’est-à-dire elle-même.
Ici, il y a deux grands autres. Ils sont comme les deux ailes dont l’ange Acker s’appareille pour s’envoler : Nathaniel Hawthorne et Jean Genet.
Le premier semble comme appelé par le sang, par le principe rouge qui gouverne le livre. Enfermée comme esclave sexuelle par un marchand persan, après avoir été battue et enlevée par deux jeunes hommes, un blanc et un noir, l’héroïne se met à lire. La manière extraordinairement réjouissante dont Acker s’immisce alors à l’intérieur de La lettre écarlate, dont elle possède les personnages, actualise l’intrigue dans sa chair et dans son époque est un véritable art de la lecture, situé à la frontière du plaisir pur de la répétition, où l’on apprend les phrases par cœur, et de ce qui s’appelle aujourd’hui les fanfictions, où l’on prolonge l’existence et les aventures d’un personnage aimé.
Chez Acker, on veut juste baiser, lire, vivre ; tout cela tient en un mot, celui de « rêverie ». Pour la didactique, on repassera.
Bien sûr, elle pénètre Hawthorne pour poursuivre sa propre entreprise de démolition, du puritanisme, de l’hypocrisie, de la lâcheté, du contrôle du corps des femmes. Mais ce faisant elle revendique d’obéir non à une logique stratégique, mais à un principe de pur plaisir : « Je crois que l’auteur, Nathaniel Hawthorne, se disait que ses lecteurs devaient s’amuser en lisant ses histoires. » Et d’ajouter, si jamais l’on n’avait toujours pas compris qu’elle n’est ni une enseignante, ni une femme politique, mais une simple et pure lectrice-poète : « Il ne pensait pas que les gens devaient apprendre quoi que ce soit. » Ou encore : « Les enseignants remplacent les créations dangereuses et vivantes par des idées mortes et enseignent ces idées qui deviennent l’histoire et le sens du monde. » Chez Acker, on veut juste baiser, lire, vivre ; tout cela tient en un mot, celui de « rêverie ». Pour la didactique, on repassera.
La rêverie d’Acker est ainsi proche de ce qu’un poète avait avant elle nommé « féerie ». Comme elle, il maniait la sexualité et l’innocence, la poésie et les crachats. C’est donc presque naturellement qu’au dernier tiers du livre, Jean Genet tombe du ciel, à Tanger, et se lie à Janey, lui qui ne « sait pas comment être une femme. Il pense que tout ce qu’il a à faire pour être une femme c’est de baver. » La référence à la scène de Journal du Voleur où Genet s’imagine avoir trouvé sa mère en la personne d’une vieille mendiante, et se représente bavant d’amour sur elle, est discrète. À son image, toute la dernière section pourtant placée sous l’égide de Céline (elle s’intitule « Un voyage au bout de la nuit ») est d’une virtuosité folle : celle d’une lectrice qui a ingéré les mots de celui en qui elle a retrouvé sa solitude, mettant en application stricte et quasiment mystique l’art poétique que Genet avait énoncé dans Pompes funèbres (« L’art d’utiliser la merde et de vous la faire bouffer »). Livre dont, d’ailleurs, l’héroïne dérobe deux exemplaires pour se retrouver en prison (comme Genet, qui avait volé une édition de luxe des Fêtes galantes de Verlaine).
À partir de là le chemin de Janey-Acker, double féerique autant de Jean Genet que du Jean Genie de Bowie, se fait dans l’oeuvre poétique d’un autre, des sillons tracés à travers Journal et Pompes jusqu’à la scène déchirante ou Janey et Genet, chacun dans sa cellule, rejouent une scène des Paravents. Et de même que Genet, avant de mourir, a précisé en exergue d’Un captif amoureux qu’il fallait aller chercher « dans le désert » toutes les images du langage, c’est là qu’Acker imagine qu’elle meurt en le suivant. Au cœur du langage, sous l’aile d’un ange du mal, et dans une apothéose poétique, en ayant suivi le programme qu’elle avait énoncé quelques pages plus tôt : « Maintenant elle pouvait faire quelque chose pour la douleur du monde : elle pouvait mourir. »
On l’aura compris, elle a beau être devenue une icône punk, féministe, radicale, une « Colette postmoderne » selon les mots de William Burroughs, nous devons à Kathy Acker ce minimum qu’on doit à tous les poètes et qu’on oublie parfois, lorsque leur image est un peu trop belle : d’abord la lire. Et, ici, dans la traduction furieusement chamanique de Claro, qui sait ce que poésie veut dire. La lisant, nous saurons que son entreprise de démolition est une entreprise de langage, ou de création, ou d’alchimie. Elle s’y créée elle-même à l’infini, dans son double destructeur et enfantin, avide de sexe, de maltraitance et mû par une énergie carbonisée qui finira par la dévorer, cancer aidant, en 1997.
Honorons donc Kathy Acker, et la pulsation fébrile qui l’anime encore. C’est une femme honorable.
Kathy Acker, Sang et stupre au lycée (Blood and Guts in High School), 1984, traduit de l’anglais (États-Unis) par Claro, Éditions Laurence Viallet, 2011 – nouvelle édition, 2021