Littérature

Travailler son cul / Faire de la littérature : Dustan en artisan

Critique

La parution du deuxième volume des œuvres complètes de Guillaume Dustan (1965-2005) sous la direction de Thomas Clerc offre l’occasion de découvrir, dégagée de la gangue sulfureuse, une radicalité de style qui le situe comme un grand artisan de la langue. Car Dustan est un travailleur concerné, à la fois dans son écriture et dans la manière dont elle s’articule avec la représentation sexuelle. Dans les deux cas il s’agit de faire : faire du sexe et faire de la littérature.

Lire Dustan, c’est prendre une sorte de double risque, celui, très simple, de se prendre frontalement un flot de descriptions sexuelles crues, celles de pratiques gay sado-masochistes minoritaires et peu représentées en littérature.

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C’est aussi aller à l’encontre d’une certaine vision de la « littérature homosexuelle », de la constitution même d’une telle catégorie, tant est patente la démarche profondément individuelle de Dustan et son refus évident de toute communauté autre que directement utilitaire, alors même que l’urgence du sida exigeait pour beaucoup la fondation d’une écologie sexuelle responsable.

Pour autant, plus de quinze ans après sa mort, le ressentiment s’érodant peut-être à l’égard d’une personnalité publique navrante, selon beaucoup, dans ses provocations, il est permis de fouiller dans la chair du texte ce qui se joue de profondément dynamique dans la pensée Dustan. L’édition du deuxième tome de ses œuvres complètes chez P.O.L, sous la direction éclairée de l’universitaire et écrivain Thomas Clerc, permet d’établir certains rapports passionnants et notamment celui, fondamental, entre savoir-faire sexuel et technique littéraire.

« Ce qui se joue dans ce deuxième volume, selon Thomas Clerc qui signe préfaces et présentations, c’est le passage du sexe au genre, du “je” au “nous” et de la subjectivité pure à l’impureté de la politique ».

Dans ces trois alternatives, qui correspondraient selon Clerc à une évolution valorisable, et surtout qui constitueraient la possibilité d’une réhabilitation, se joue une superposition questionnable : quel serait donc le rapport entre, par exemple, le genre et le « nous », ou le genre et l’impureté de la politique ? Pourquoi, et surtout comment, faire rentrer Dustan dans le champ de la politique ?

Élargir sa pratique, élargir son pénis, travailler son cul comme on travaille son texte.

La première question est à poser dans un contexte historique, celui du mépris, voire de la hargne d’un milieu envers un personnage « sulfureux », libertaire, dont les positions pour le moins dubitatives sur la constitution d’un milieu gay au temps du sida, ainsi que la revendication du sexe bareback ont choqué lors de la parution de ses livres. Relire Dustan et en faire un romancier « politique » revient donc à expliciter le contexte d’écriture de ses livres, de ses prises de position publiques, de son éthos histrionique et provocateur.

C’est aussi considérer comme Thomas Clerc l’évolution de son œuvre et mettre en son cœur le grand roman qu’est Nicolas Pages, paru en 1999 chez Balland, et dont le point de départ est la rencontre entre le narrateur et un écrivain suisse, une rencontre dont le récit s’interrompt vite, mais dont le caractère déterminant donne son nom au titre et son impulsion métaromanesque à l’ouvrage. Le roman est hétérogène, sa lecture heurtée, contraignant le lecteur à passer des récits sexuels bien connus des lecteurs de Dans ma chambre à des articles journalistiques ou à la copie d’un journal de sa grand-mère.

En son cœur figurent quelques textes théoriques, certains écrits sur commande alors que Dustan travaille à l’élaboration d’une collection de « littérature homosexuelle ». Un texte imprimé en italique, notamment, ébauche une théorisation sommaire de la possibilité d’une catégorie culturelle « gay », minoritaire, aux arguments expéditifs et aux illustrations bâclées – témoins, ces listes de références romanesques et philosophiques balancées sur la page, bagage hâtif du parfait intellectuel homosexuel de son temps qui ne dupe guère. Thomas Clerc considère pourtant l’intérêt de ces textes : des pages « brillantes et accessibles » selon lui, singulière manière d’ignorer l’ironie du propos, peut-être par souci d’une réhabilitation – disons-le rapidement – par le fond.

Il nous semble pourtant que la clé de la pensée dustanienne n’est pas à trouver dans le genre du manifeste, qui semble échouer exprès, mais dans son écriture et dans la manière dont elle s’articule avec la représentation sexuelle. Ledit paragraphe de Thomas Clerc s’appelle « Enlarge your practice », clin d’œil malicieux à la fameuse réclame de sites pornographiques : magie du bon mot, Thomas Clerc capte en écrivain la manière Dustan dans la langue, peut-être mieux qu’il ne l’analyse vraiment dans le texte. Il nous donne ainsi l’heureuse intuition que chez Dustan le sexe constitue le style, et inversement.

Élargir sa pratique, élargir son pénis, travailler son cul comme on travaille son texte. C’est peu de dire que les récits de Dustan sont crus, Nicolas Pages certainement moins, après, par exemple, le dernier texte publié dans le volume précédent, Plus fort que moi : un journal chronologique et systématique des pratiques sexuelles du narrateur, qui s’initie au cruising, puis aux clubs gays, puis à des pratiques sadomasochistes hard, souvent avec des partenaires rencontrés grâce au Minitel, dont le détail assumé dans l’écriture constitue une sorte de quintessence du style Dustan : nerveux, littéral, irrespirable, depuis la prise de contact sur un palier jusqu’aux adieux. S’y joue un principe fondamental qui est par ailleurs explicité ici ou là, et dans Nicolas Pages en particulier : ce que le sexe exige de travail.

Il y a un marché : celui sur lequel se négocient les rencontres, se monnaient les pratiques, le plus souvent à l’avance, lors de conversations explicites : c’est la boîte de nuit, le club, ou un forum sur Minitel.

Il y a une préparation : Le narrateur détaille systématiquement ses tenues, dont le choix est un enjeu majeur et obsessionnel : le Levi’s 501, le bomber, les chaussettes, les rangers. Leur couleur, la manière dont on porte, noue, positionne, non seulement chaque chose a son sens mais aussi sa fonction.

Il y a des conditions dans lesquelles ça se passe ; de ce point de vue c’est probablement la musique qui importe le plus : on ne « baise » pas de la même manière sur de la techno ou sur de la house, elle donne littéralement, et comme sur une chaîne de montage, la cadence.

Il y a des accessoires : godes de différentes formes et tailles, pinces à seins, drogues aux fonctions différentes et complémentaires etc.

Il y a enfin des pratiques, avec un ordre précis, des temps donnés, dans un objectif de performances diverses selon le contrat signé.

Être « pédé », pour Dustan, ce n’est pas un sujet, ni même une posture : c’est un travail, c’est une technique, c’est donc une forme, on pourrait même dire un style.

L’écriture s’accroche au temps spécifique de la « baise » comme on détaillerait des gestes artisanaux dans une sorte de maniaquerie documentaire. Phrases courtes, ponctuation heurtée, descriptions anatomiques, il ne s’agit en aucun cas de suggérer, encore moins de sublimer la sexualité. Les mots du corps sont des réalités physiologiques : fluides, phalanges, sphincters. Le présent de narration est une nécessité : il inscrit le corps dans une temporalité téléologique du travail bien fait, nécessairement constaté à partir de son résultat ou de son rendement. C’est le temps d’une soirée, d’un DJ set, d’une nuit, et au-delà, le décompte mis en place à partir de l’annonce de la séropositivité de Dustan, qui doit travailler d’autant plus et d’autant mieux qu’il se sait condamné.

La sexualité est un travail, et, à cet égard, exige un « savoir-faire ». Dans un chapitre déterminant au cœur de Nicolas Pages, intitulé « Sex Requiem », Dustan pulvérise la possibilité d’une magie de la rencontre amoureuse et de la bonne entente sexuelle : « le grand argument : il n’y a pas de bons et de mauvais coups, il n’y a que des gens qui s’accordent ou pas. Eh bien non. Le mec qui me fait les seins n’importe comment, qui me suçote, ce n’est pas un tempérament, c’est un manque de savoir-faire. […] dans chaque style il y a du meilleur ou du pire, il y a de la technique. »

Si le champ de la technique, du savoir pratique, de l’artisanat même est aussi répandu dans la littérature de Dustan, à la fois à l’endroit des descriptions sexuelles, et à l’envers du discours théorique, c’est qu’elle constitue le point de réversibilité. Dans le fond, baiser ou écrire, c’est la même chose ; dans les deux cas il s’agit de faire : faire du sexe, « faire un type », dit parfois le narrateur, et faire de la littérature. Il y a ceux qui ne savent pas faire, c’est la grande majorité tant l’exigence technique est grande.

Et puis il y a ceux, rares et précieux, qui savent. L’une des figures centrales chez Dustan, qui traverse toute son œuvre depuis Dans ma chambre dont il est un des personnages clés, c’est Quentin, présenté comme un stakhanoviste du sexe : organisé, prévoyant, méticuleux, c’est un amant régulier et un des formateurs du protagoniste. « Il n’était pas très bien monté mais il était hyper-technique. Il avait été formé à San Francisco et New York, il y avait passé un an en 1980, l’âge d’or des clones cuir sniffeurs de poppers et fumeurs de sinsemilia qui dansaient, dansaient, dansaient, et baisaient, baisaient, baisaient. »

Concentrées dans ce passage, la question technique, celle de la répétition, de la formation, mais aussi l’articulation de la technique sexuelle à une culture du sexe : la culture américaine, autre point de réversibilité majeur. C’est dans la littérature américaine le plus souvent que Dustan trouve ses références ultimes, Bret Easton Ellis étant la référence absolue, et, au-delà, dans une idéologie capitaliste qui valorise le travail et l’effort individuel : « Nous devons travailler », « faire de la valeur ajoutée pédé ».

C’est probablement là d’ailleurs que s’origine sa radicalité : non pas dans ce que le roman détaille parfois à outrance d’une sexualité extrême, mais dans cette singulière prouesse littéraire qui assimile totalement la manière dont on fait de la littérature et la manière dont on fait du sexe. S’y joue une opposition très fructueuse, à la fois d’un point de vue esthétique et politique : l’écriture n’est pas le fruit d’une inspiration romantique, d’un « flux » non maitrisé, mais celui d’un travail, et donc d’une pratique ancrée socialement. De ce point de vue Dustan n’est pas le dandy romantique et individualiste que ses détracteurs ont dénoncé, il est un travailleur concerné.

Être « pédé », pour Dustan, ce n’est pas un sujet, ni même une posture : c’est un travail, c’est une technique, c’est donc une forme, on pourrait même dire un style. Il est passionnant de considérer ce que vient y faire l’écrivain Thomas Clerc, et pas seulement le critique : dans son livre Intérieur, l’auteur n’y décrit-il pas l’intégralité maniaque de son appartement dans l’ordre et selon un protocole strict, en artisan, de la même manière que Dustan raconte une soirée en club ? La littérature de Thomas Clerc agirait opportunément en révélateur du style Dustan, mimant ainsi ce fructueux mouvement qu’il décrit dans la préface de Nicolas Pages lorsqu’il décrit ce que l’auteur doit à ce pair furtivement croisé : l’amour d’un écrivain pour un autre écrivain, et ce que cet amour travaille dans la littérature.

 

Guillaume Dustan, Œuvres II, sous la direction de Thomas Clerc, éditions P.O.L, 2021, 800 pages.


Lucile Commeaux

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