Les séries ouvrent de nouveaux mondes politiques
Les séries politiques sont aujourd’hui devenues légion et n’hésitent pas à se confronter à des questions d’envergure : le fonctionnement du champ politique proprement dit (Baron Noir, Borgen, Designated Survivor, Parlement, House of Cards, Occupied, Veep), l’activité militante (Mrs America), la violence et les fractures sociales ou ethniques (Les Sauvages, Watchmen, When They See Us) ou les moyens de refaire société après un attentat, un cataclysme ou une épidémie (En Thérapie, The Leftovers, The Walking Dead). Elles intéressent dès lors les sciences sociales, pas seulement comme des produits de la culture populaire ou de l’industrie du divertissement, mais comme des récits complexes, documentés et informés, qui construisent de nouveaux terrains pour l’étude des phénomènes de pouvoir, en donnant accès à des modes d’agir, des pratiques et des scènes politiques habituellement difficiles à observer.
On peut bien sûr travailler ces séries dans leur écart avec le réel, mais ce serait réducteur, et il paraît plus fécond de les prendre comme fictions, pour saisir à la fois comment elles absorbent, transforment et recréent ce que nous connaissons de la vie politique, et comment elles placent dans l’espace public de nouvelles idées et de nouvelles propositions. Ces séries partagent nombre d’objets avec la science politique, laquelle peut d’autant plus facilement se retrouver dans cet univers qu’elle l’a déjà balisé à travers ses recherches, et peut aujourd’hui l’utiliser comme un bel outil pédagogique.
Nouveaux territoires
Être un professionnel de la politique est un métier à temps plein, qui ne se limite pas à sa partie médiatisée (discours, débats, présence sur les réseaux sociaux). Les séries explorent donc leurs pratiques « entre » les moments d’apparition publique, en coulisses, en essayant de les rendre les plus photogéniques possibles. Ce sont par exemple les rapports de force, et les moments de tension, de négociation ou d’intimidation. Dans Baron Noir, Philippe Rickwaert est ainsi tancé frontalement par un cacique du Nord, qui lui dit que ses manœuvres nationales ne doivent pas bouleverser les équilibres de la fédération du parti, et lui rappelle au fond qu’il y a une autonomie partisane locale. Harper Mars, Secrétaire général de la Maison-Blanche dans Designated Survivor, menace vertement des députés de leur imposer des primaires dans leur État pour la prochaine élection s’ils ne soutiennent pas politiquement le président Kirkman.
Alors qu’en science politique, les entourages d’élus sont devenus récemment un objet de recherche à part entière, les séries donnent une épaisseur et une complexité à ces figures jusque-là un peu éclipsées alors même que leur rôle est central dans l’activité politique. Pas seulement le conseiller en communication démiurgique qui serait capable à lui seul de retourner l’opinion publique et de fabriquer un candidat crédible à l’élection présidentielle (Les Hommes de l’ombre), mais de manière plus crédible le « spin doctor » qui gère l’image de sa patronne (Kasper Juul dans Borgen) et le « dir-cab » qui devient quasiment la doublure du député ou du ministre qu’il assiste, ou des figures, a priori moins séduisantes et consacrées, comme les assistants parlementaires. Dans Baron Noir, Cyril Balsan fait ainsi un burn out quand Philippe Rickwaert devient ministre du travail, puis devient lui-même député avant de quitter la vie politique quand ses convictions sont abimées.
Loin des ors de la République, et d’une certaine perception qui fait des hommes et femmes politiques des « privilégiés », les séries dévoilent la part triviale et quotidienne de la profession. Ainsi des débats municipaux houleux dans la mini-série de David Simon, Show Me a Hero, où le maire est violemment pris à partie par ses administrés, tandis que ses opposants jubilent, au point de se retrouver isolé politiquement, et affecté personnellement. La fausse spontanéité des discours enflammés est évidemment déconstruite, qui voit les élus s’entraîner laborieusement à les prononcer et à chercher leurs effets.
Cœur de la politique, la question des marges de manœuvres est abondamment explorée. Marges de manœuvres entre les partis, quand apparaît un nouvel entrant, par exemple le parti centriste des Nouveaux Démocrates, que lance Birgitte Nyborg dans Borgen, ou l’émergence d’un leader populiste issu de la société civile, comme Christophe Mercier dans Baron Noir. Mais surtout marges de manœuvres internes au parti, qui renvoient à l’inquiétude de l’acceptabilité des décisions par la base ou surtout au grand écart idéologique intenable quand un parti veut séduire de nouveaux électorats.
Toujours dans Baron Noir, Michel Vidal, double fictionnel de Jean-Luc Mélenchon, pour qui la question sociale est centrale, accueille avec circonspection les revendications décoloniales et intersectionnelles de son aile gauche. Cette même série montre bien ce que peut être la tourmente et la traversée du désert d’un homme politique condamné pour corruption, emprisonné, et lâché par les siens (même si, magie de la fiction – attention spoiler ! –, Rickwaert sera finalement élu président de la République !). La cruauté du pouvoir, quand les servitudes succèdent aux grandeurs, et la brutalisation actuelle du débat public sur les réseaux sociaux, sont longuement disséquées par les séries, qui montrent une présidente Dorendeu éteindre précipitamment son téléphone quand des images dégradantes d’elle y apparaissent (Baron Noir). Ou qui dépeignent une vice-présidente Selina Meyer en clown triste, dont le passage à la présidence ensuite ne laissera aucun souvenir (Veep).
Nouvelles idées
Mais les séries ne poursuivent pas cette seule visée réaliste, qui serait réductrice. Lorsqu’ils créent une série, les showrunners peuvent d’abord avoir des ambitions politiques avouées, même si l’analyse du propos fictionnel ne doit pas s’y laisser enfermer. Malgré leur effort de réalisme ou de plausibilité, ils peuvent reconduire des clichés ou des stéréotypes. Par exemple, la croyance relevant du médiacentrisme qu’un discours ou un débat – comme le fameux duel du second tour – peuvent permettre de renverser une situation et de remporter l’élection. Alors qu’en pratique les déterminants sociaux du vote sont tellement lourds et tellement éclatés que même le plus habile des faiseurs de roi ne peut prétendre les mettre en cause.
Les scénaristes ont aussi des intentions propositionnelles que leur fiction prend en charge. Un auteur comme David Simon construit depuis plus de vingt ans une œuvre singulière, qui s’attache avec minutie aux politiques publiques, notamment urbaines, aux institutions démissionnaires (The Wire), voire meurtrières (The Plot Against America), aux perdants magnifiques qui se donnent corps et âme à leur communauté (la reconstruction de la Nouvelle Orléans dans Treme), et à ceux qui se politisent sous l’effet des circonstances. Souvent sans démagogie, les séries peuvent ainsi dénoncer des situations, mais aussi porter des propositions et des utopies. Certaines peuvent être finalement absentées dans la fiction, tout en étant saisissables dans la réalité.
L’expérimentation d’une zone de libre circulation des drogues, comme l’enclave de « Hamsterdam » dans The Wire, a déjà été expérimentée, mais la série en déplie en quelque sorte tous les aspects, avant de la démanteler. Dans Baron Noir, l’idée intéressante d’un axe écologique franco-allemand, capable de refonder l’Union européenne sur de nouvelles bases, capote quand le chancelier est mis en difficulté. Même le machiavélique Frank Underwood, de House of Cards, n’oublie pas qu’il est démocrate, et prépare un grand projet de relance publique de l’emploi, sur des fonds spéciaux, avant d’être contraint d’y renoncer. Sauf que le timing de la série faisait de ce grand plan un programme ambitieux possible pour les démocrates, s’ils l’avaient emporté contre Trump en 2016.
Baron Noir offre quelques idées et options stratégiques pour une union de la gauche, seule à même de battre l’extrême droite à la présidentielle, tout en envoyant quelques piques à des dispositifs politiques comme le tirage au sort, parfois présentés comme la solution miracle à la crise de la représentation. Designated Survivor pousse jusqu’au bout quelques réformes, comme la lutte contre les entreprises fabriquant des opiacés addictifs, et aborde sans fard plusieurs problèmes de l’Amérique contemporaine : colère contre les plus riches, menaces sur les retraites, coût prohibitif des études et de la couverture maladie, harcèlement sexuel au travail, place des Latinos, transphobie, et utilisation des données par les entreprises du Net. Avec tout autant de gravité, des séries dystopiques comme Occupied et The Handmaid’s Tale s’interrogent sur les conditions du basculement dans une société totalitaire et la nécessité d’une résistance risquée et armée.
Intimités politiques
Le dernier grand terrain ouvert par la série est celui des émotions et de l’intime, qui sont normalement cachés, peu accessibles ou savamment mis en scène. À rebours d’une vision des élus comme des monstres froids, rompus à tous les exercices, et maitrisant tous les paramètres de la communication, nombre de séries rappellent leur fragilité, leur vulnérabilité et leur humanité. Elles réhabilitent d’une part l’importance que revêt pour eux le jeu politique, en mettant en scène des personnages qui lui ont dédié leur vie, et ne cherchent pas qu’un profit personnel. Birgitte Nyborg, Jesper Berg dans Occupied, Philippe Rickwaert ou Michel Vidal dans Baron Noir forment une galerie de personnages qui ne gagnent rien de personnel à être des professionnels de la politique (leur vie intime est en miettes), mais qui agissent dans une éthique de la conviction et au service d’une cause qui a structuré leur vie. Ces personnages sont des stratèges calculateurs mais ils sont aussi pris dans des jeux politiques auxquels ils croient et poursuivent des objectifs politiques nobles.
En particulier, être une femme en politique ajoute des contraintes à l’exercice déjà chargé du métier. Birgitte Nyborg doit ainsi être attentive à son apparence physique, se défier de l’emprise intime et politique des hommes qui l’entourent (en mode mansplaining), résister aux remarques sexistes et déplacées, et conjuguer sa vie familiale et sa fonction, mais en constatant, impuissante, que la première s’étiole irrémédiablement. Elle doit surtout suspendre l’expression de ses émotions, au risque de paraître politiquement faible. De même, c’est bien parce qu’elle paraît fébrile avant un discours important que Rickwaert distille ses conseils à Amélie Dorendeu. Mais le scénario est suffisamment habile pour qu’après cette scène Rickwaert passe de mentor à amant.
Les séries donnent ainsi accès à toute une gamme d’émotions possibles dont l’expression publique est prohibée (mépris, cynisme, colère, voire pulsions meurtrières chez les Underwood). Elles explorent surtout la question de savoir s’il y a une manière « féminine » de tenir son rôle. Nyborg, par exemple, s’attire la sympathie en jouant sur une authenticité émotionnelle : sa démission, provoquée par un sentiment maternel, sera mise à son crédit pour son retour. Elle se laisse aussi guider par ses émotions pour nouer avec ses interlocuteurs des relations de séduction ou en tout cas personnelles, qui lui permettent d’emporter des accords. À l’inverse, la présidente Claire Underwood semble revendiquer un empowerment féminin en s’entourant d’un gouvernement exclusivement féminin, mais qui apparaît rapidement à sa botte. Comme si la meilleure manière d’occuper la charge n’était ni masculine ni féminine mais seulement dictée par le travail et par des considérations politiques.
Les créateurs de séries proposent une vision spécifique de l’activité politique, renvoyant parfois à celle des « profanes », y compris sous ses aspects négatifs, parfois à de la pure fantaisie. Leurs récits offrent de la politique des représentations qu’il faut situer socialement et déconstruire. Ils apparaissent comme des moyens de dire autrement l’activité politique pour le plus grand nombre, d’en livrer le « mode d’emploi », de la prolonger, de la critiquer, et, dans une perspective pédagogique, de montrer nombre de ses fonctionnements. Les séries apparaissant alors comme de formidables dispositifs participatifs et citoyens – dont les audiences témoignent –, qui ouvrent des débats politiques et alertent sur les dangers pesant sur le bien commun. Chaque série politique est ainsi une œuvre « démocratique » à part entière.
NDLR : Rémi Lefebvre et Emmanuel Taïeb viennent de coordonner l’ouvrage Séries politiques. Le pouvoir entre fiction et vérité, De Boeck, 2020.