L’hydre à plusieurs têtes – à propos de La Familia grande de Camille Kouchner
Il a déjà été beaucoup écrit sur le livre de Camille Kouchner, La Familia grande. Sur la révélation qui y est faite – l’inceste perpétré par Olivier Duhamel sur son beau-fils –, révélation qui visiblement n’en serait une que pour les gens éloignés des cercles médiaticopoliticointellectuels de la capitale, autre façon, sans doute, de signifier, encore et malgré tout, leur entre-soi : chez ces « gens-là » comme le chantait Brel, et comme l’écrit Camille Kouchner d’ailleurs (même si l’expression ne désigne pas du tout la même catégorie sociale), on sait, on se tait, marque d’allégeance. Ne vaut-il pas mieux laver son linge sale en famille, n’est-ce pas vulgaire de déballer ce genre d’histoires sur la place publique ?
Il a beaucoup été écrit sur les chiffres de vente, sur l’onde de choc, tant pour les premiers concernés que pour toutes les victimes qui, elles et eux aussi, ont osé alors prendre la parole, car l’important n’est pas qu’il y ait une Adèle Haenel, une Vanessa Springora, une Camille Kouchner, mais des centaines, des milliers, qui grâce à elles, à leur tour, osent.
Il a beaucoup été écrit sur cette révélation, car bien évidemment, l’enjeu et la portée en sont considérables. Mais il a été tellement écrit qu’il peut sembler inutile de lire le livre, tant on pense savoir ce qu’on y trouvera, comme ces films dont on connait toutes les répliques sans jamais les avoir vus. Or, qui s’emparerait de ce livre en y cherchant de prime abord la « révélation » et ses détails, risquerait fort d’être un peu désappointé : le « scoop » n’arrive en effet qu’à la page 105, après plus de la moitié du livre. Et s’il a attiré toute l’attention médiatique, peut-être n’est-t-il pas le seul sujet du livre.
Car le personnage central du livre n’est pas le beau-père, le « mari de ma mère », qui jamais ne sera ni nommé ni prénommé, mais Évelyne, Madame Pisier, notre mère, ma mère, maman, ma maman, mon Évelyne, mon Évelyne à moi, maman chérie, ma mamouchka, déclinaisons de tendresse et d’amour, litanie poignante comme pour bercer le grand chagrin, la perte irrémédiable, vécue par celle qui, à plusieurs reprises, a perdu sa mère. C’est sur sa disparition que s’ouvre le récit, c’est sur l’affirmation de la libération de « la petite fille alerte et amusée » de cette même mère qu’il se clôt, et, comme pour mettre en question la validité de cette affirmation, c’est cette phrase déchirante qui s’inscrit en 4e de couverture : « Souviens-toi, maman : nous étions tes enfants. »
Le récit commence donc par l’annonce de la mort de la mère, « toute seule », « toute petite dans son lit d’hôpital ». Morte seule, sans ses enfants, sans sa fille, qui doit, alors « vivre avec ». Ou plutôt sans, d’ailleurs. Si la première partie du livre certes distille les éléments qui prendront sens à la lumière de la révélation de l’inceste, et tisse peu à peu le climat malsain de la trop grande licence sexuelle (les photos des seins et des fesses des enfants affichés, les conversations où l’on se moque des adolescentes trop vierges ou farouches, les amies offertes aux jeunes garçons à déniaiser, les pieds caressant sous la table les jambes des femmes des copains, les corps nus autour de la piscine de celles et ceux qui affirment qu’il faut jouir sans entrave), elle est surtout le récit du paradis perdu, le récit de l’amour et de l’admiration pour Évelyne. C’est la mort d’Évelyne, qui, pour les jumeaux, est le « pire jour de [leur] vie », alors qu’en la matière, la suite du livre le montre, il y avait concurrence.
Pour la fille qui a perdu sa mère, qui l’avait déjà perdue « mille fois », l’écriture du livre est d’abord comme une façon de la retrouver, de témoigner des années merveilleuses, des années de complicité, avant le grand saccage. Des années de rires, de sourires, de douceur et de sensations, où la petite fille pose son front dans le creux du cou et goûte les caresses des « toutes petites mains tachées de soleil », où l’odeur de sa peau est « ma respiration ». Des années aussi de discussions avec cette mère extrêmement intelligente, modèle vivant de l’intellectuelle plongée dans ses manuscrits et la fumée de ses cigarettes, dont la petite fille, toujours, guette l’approbation et traque les sourires.
Il y a certes des impensés sociologiques dans cette éducation, qui laissent croire à Évelyne que parce qu’elle ne l’y a pas encouragée directement, sa fille a trouvé toute seule et « sans l’aide de personne » des choses qui la passionnent, comme la danse ou la musique. Un impensé sur la signification du mot liberté, qui sans doute, ferait sourire les sociologues de la lecture, quand Évelyne, par exemple, pense laisser sa fille libre de choisir d’aimer ou pas la lecture parce qu’elle ne lui tend pas de livres, et que se faisant, elle agit ainsi sans transmission. Certes, mais elle écrit des livres, en lit, et peut discuter avec sa fille d’Aragon, Hugo, Flaubert, Nizan ou Gide, ce qui n’est bien évidemment pas le lot de la plupart des enfants. Et sans avoir trop de risque de se tromper, on peut imaginer sans peine les mètres de rayonnages de bibliothèques qui ont servi de décor à cette enfance.
Et comment ne pas peut être subjuguée par sa mère quand celle-ci a tout d’un personnage de roman, des histoires d’amour épiques aux déclarations d’insurrection, vis-à-vis du père collabo, vis-à-vis du mari que le costume de héros transforme en homme invisible ? Et Évelyne n’est pas seule, elle appartient à une lignée : Paula sa mère, Marie-France, la sœur, toutes belles, affranchies, extraverties, indépendantes. Et qui attendent de Camille qu’elle perpétue, à son tour, la généalogie féminine, qu’elle calque leurs façons d’être, de penser, d’aimer, de séduire. Une petite fille à qui on apprend qu’elle n’a pas le droit de pleurer, parce qu’elle est « une fille. Comme ma mère. Comme moi ». En toute liberté, donc. On n’est pas à une injonction contradictoire près, chez les femmes Pisier : sois libre, c’est un ordre, ou encore le double bind (« double contrainte ») de ces spectacles de fin d’année, musique et danse, où Paula peut affirmer que Camille a été magnifique et excellente, mais que la fois prochaine, ce sera au père de se coller la corvée. Si chez les petits enfants balinais, le double bind étudié par Bateson et Mead avait des conséquences sur le bien-être psychologique, on ne voit pas pourquoi il en serait autrement chez les petits enfants du 6e arrondissement parisien.
L’écriture devient un acte de courage, un acte de liberté, et d’amour malgré tout.
Or, et contrairement à ce qu’on pourrait déduire de tout l’écho médiatique autour du livre, ce n’est pas ce qui est désormais connu, l’inceste perpétré par le beau-père sur le frère jumeau de Camille, et le choix d’Évelyne de croire et de protéger son mari plutôt que ses enfants et sa sœur – qui finira par en mourir, le corps étrangement coincé dans une chaise en fer au fond de sa piscine –, qui vient ruiner le paradis de l’enfance. La première perte, le premier moment, décisif, où Évelyne lâche la main de sa fille, où elle décoche sur elle non plus un regard d’amour mais de haine, d’anéantissement, de négation, est le suicide de Paula. Ultime acte de cette liberté affichée de celle qui, à 64 ans, laisse alors sa propre fille dévastée, abîmée dans l’alcool et les médicaments. Camille a perdu sa mère, et tout le reste du livre, de l’histoire, ne sera que démolition systématique de ce qui a pu exister et champ de ruines, le rejet d’Évelyne venant clore la longue série de ce qui a été vécu comme des abandons ou de l’indifférence–celle du père, de la belle-mère, celle du grand-père.
C’est de ce moment, quasiment à l’exacte moitié du livre, que Camille date explicitement « la fin », le moment depuis lequel elle a « peur », qu’elle sait que derrière le bonheur et le calme se tapit « le drame qui en un tournemain, en une fraction de seconde, modifie la réalité à jamais (…) Le drame du souffle coupé, de la vie pour toujours modifiée, des rires annulés, du bonheur mort-né ». Et dans ces regards qui avec douceur et rire sur la fille se posaient, dans ce regard, « pour moi, plus rien, plus jamais ». De ce jour, la beauté détruite, l’haleine épaisse, les dents noires, la vulgarité, les insultes, la méchanceté, qui va jusqu’à faire dire à Camille que jamais ni Paula ni Marie-France ne l’ont aimée.
C’est de ce moment que date aussi l’extrême vigilance de celle qui, dans une inversion des rôles, devient celle qui doit protéger sa mère. On comprend mieux alors le terrible conflit de loyauté, cette « hydre à plusieurs têtes », qui, comme dans les contes d’enfant ou les mythologies, vient déchirer les entrailles de l’enfant, devenue jeune fille puis femme. Protéger sa mère, qui elle aussi, dans cette lignée féminine autrefois solaire, aujourd’hui suicidaire, pourrait choisir cette échappée. Le conflit de loyauté, qui fait que c’est bien compliqué, de lever les secrets, quand il y a de l’amour – pour la mère, pour le frère, et puis, aussi, pour le beau-père –, et qu’on doit composer avec ces débris d’amour blessé, de fidélité et de culpabilité mêlées, trouver la solution dans cette équation où on aura toujours tout faux. Et c’est sans doute là que l’écriture devient un acte de courage, un acte de liberté, et d’amour malgré tout : en choisissant finalement ses enfants, leur sécurité, leur protection, leur bonheur, contre la fidélité à sa mère, contrairement à ce qu’avait fait Évelyne, Camille rejoint à son tour la lignée féminine, les perpétue et les dépasse, Paula, Évelyne, Marie-France, et s’affirme comme individu, et non plus seulement comme petite-fille, fille ou nièce de.
Et de cela, Évelyne – Madame Pisier, notre mère, ma mère, maman, ma maman, mon Évelyne, mon Évelyne à moi, maman chérie, ma mamouchka –, à coup sûr, serait fière.
Camille Kouchner, La Familia grande, éditions du Seuil, 208 pages.