Cinéma

Trente-six vues contre-révolutionnaires – sur  La Maison du mystère d’Alexandre Volkoff

Critique

Pour pallier la fermeture des salles de cinéma, la Cinémathèque française diffuse gratuitement des raretés sur son service en ligne, Henri. Parmi celles-ci, les dix épisodes de La Maison du mystère (1922), une série française d’après un roman de Jules Mary. L’occasion de revenir sur l’aventure cinématographique des Russes blancs de Montreuil, et sur la plus grande star masculine de l’entre-deux guerres : Ivan Mosjoukine.

1. « Pendant La Maison du mystère elle a eu une conduite scandaleuse et attentatoire : elle voulait à toute force prendre la salle entière à témoin qu’elle trouvait Mosjoukine à son goût. “J’veux qu’il m’fasse un petit”, qu’elle criait ; enfin des propos comme on n’en tient pas dans les bals-musette des Épinettes. » Mademoiselle Perlouett, héroïne de cette fable misogyne, n’existe pas. Elle a été inventée pour une chronique cinématographique du Journal Amusant datée du 28 avril 1923 et intitulée « Les Opinions de Vincent Gédéon ».

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2. Joseph Machabert existe. C’est Myriam Juan qui l’a retrouvé pour son article sur Mosjoukine paru dans la précieuse revue 1895. Machabert, vingt ans, est ouvrier ébéniste, il écrit à Mosjoukine une lettre sur trois feuilles à carreaux pour classeur, qu’il envoie à Ciné-Miroir en 1928. Il habite au Puy-en-Velay, dans le Massif Central, « avec tous ses vésuves éteints », écrit-il en citant George Sand. Il se dit « sensitif, ami des arts ». Il a découvert son idole deux ans plus tôt dans Kean d’Alexandre Volkoff : « Telle une pieuvre embrasse sa proie, vous aviez capté l’attention des spectateurs. » Le jeune homme collectionne tout ce qui s’écrit sur son « cher Ivan Ilitch », va voir tous ses films et il a commencé à peindre un portrait de lui. Hélas, comme nous sommes en 1928, il ne connaît l’acteur qu’en noir et blanc, ce qui n’est pas pratique pour faire les cheveux, les yeux, la peau, etc. Ivan pourrait-il lui faire parvenir une photo de lui en couleur ? Et quand Joseph aura fait le portrait, il lui faudrait l’adresse privée de l’acteur : pour le lui envoyer, ce serait mieux. Sans doute déçu de ne pas avoir de réponse, Joseph apprend plus tard que Ciné-Miroir n’a pas reçu sa missive. Il la recopie donc et l’inclut dans un autre courrier. Dans ce dernier, il ajoute quelques mots : « Voici la lettre que j’avais écrite. […] Je n’avais pas jugé nécessaire de vous dire que j’étais marié. Il en est cependant ainsi et, depuis bientôt trois mois, je suis père. » Et il a prénommé l’enfant Ivan. Si cela ne suffit pas à Mosjoukine comme preuve, on ne sait pas ce qu’il lui faut. Tout au bas de la page, ce post-scriptum : « Voici mon adresse en ayant bien soin de spécifier “fils”. »

3. Avant les séries et Netflix, il y avait les « serials » ou « films à épisodes ». Avant ça, il y avait les feuilletons dans les journaux. Parmi les serials de Gaumont, on connaît surtout Les Vampires (1915) de Louis Feuillade, remis à la mode vers 1990. Pathé de son côté faisait les « ciné-romans » : on lisait le scénario romancé dans le journal puis on allait voir les épisodes, chaque semaine, au cinéma. La première édition de La Maison du mystère de Jules Mary qu’on trouve à la BNF porte la mention « grand roman dramatique abondamment illustré par les photographies du film. Production des films Albatros. Société d’exploitation des films “Eclipse”, éditeur. Adapté à l’écran par MM. Alexandre Volkoff et Ivan Mosjoukine. Mise en scène de M. Alexandre Volkoff I (1906) ». Erreur de datation ? Ou bien le roman précède-t-il en effet le film de seize ans  ?

4. Dans l’épisode huit, le méchant Henri Corradin (Charles Vanel) et le gentil Julien Villandrit (Ivan Mosjoukine) se battent à coups de bibliothèque et de livres qui volent. Pour finir, le gentil arrive à désarmer le méchant en tapant et retapant sur la crosse du revolver de celui-ci avec une encyclopédie.

5. Les Spectacles, vendredi 27 novembre 1925 : « Pendant un an [Hélène Darly] tourne, sous la direction de Volkoff, au studio de Montreuil, “La Maison du mystère” […]. Ce film à épisodes, édité par la firme Albatros et conçu suivant une technique nouvelle, recueillit tous les suffrages, ainsi que ses interprètes, et fut peut-être le départ de la rénovation du film à épisodes qui, à cette époque, souffrait de la grave maladie du “remplissage” et du tirage au mètre. »

6. Dans le premier épisode, Charles Vanel exprime un dépit douloureux en frottant simplement son auriculaire contre une balustrade, le regard tendu vers l’objet de sa jalousie.

7. Il y a toujours eu une section « Les Russes de Montreuil » dans les histoires du cinéma français, mais faute de pouvoir voir les films, on en parlait peu. On pensait qu’ils avaient accouché de René Clair et que leurs chefs-opérateurs/décorateurs/éclairagistes avaient irrigué le cinéma français. Ils avaient des liens aussi avec l’avant-garde hexagonale appelée « impressionnisme » : Jean Epstein, Abel Gance ou Marcel l’Herbier. Le nom qui surnage le plus souvent est celui de Protazanov, mais celui-ci est surtout connu pour le film de science-fiction soviétique Aelita (1924), ce qui fait qu’on n’y comprend rien.

8. Dans presque tous les plans de La Maison du mystère, on imagine des types en hors-champ avec des réflecteurs géants qui éclairent les acteurs et les actrices. Cela donne des auras sorties de nulle part, comme un perpétuel soleil couchant, c’est très beau. Mais si l’on n’y prête pas spécialement attention, cela ne se remarque pas trop.

9. Régine de Bettigny (Hélène Darly) a un père banquier qui n’est pas son père mais qui renfloue les caisses de son mari Julien. Le bûcheron Rudeberg (Nicolas Koline), atteint d’une étrange passion pour la photographie, veut garantir à son fils Pascal une bonne éducation. La petite Christiane voit l’horrible Corradin tenter de tuer son père Julien et prendre sa place auprès de sa mère Régine.

10. Chez le père de Régine, c’est plutôt style Louis XV, avec des concessions au confort (de gros fauteuils anglais en cuir) et des marines au mur. Chez les Villandrit, plus jeunes, l’ambiance est au néo-renaissance. Dans le salon, des panneaux d’inspiration préraphaélite.

11. Pendant le tournage de La Maison du mystère, Mosjoukine a eu la fièvre typhoïde et en aurait perdu les cheveux. Son personnage étant à ce moment-là au bagne, plus besoin de lui raser la tête.

12. Avec la révolution d’Octobre, la société de Joseph Ermolieff, fondée à Moscou en 1914, quitte la ville pour Yalta en emmenant ses collaborateurs habituels, dont Alexandre Volkoff et les acteurs Nicolas Koline, Ivan Mosjoukine ou Nathalie Lissenko. Joseph Ermolieff était chef des ventes de Pathé en Russie depuis 1912. En arrivant à Paris, c’est dans un ancien studio Pathé loué qu’il installe Ermolieff-Cinéma. La compagnie deviendra Les Films Albatros après le départ d’Ermolieff pour l’Allemagne, en 1922. En 1927 tout le monde s’engage dans d’autres aventures et le pilier restant d’Albatros, Alexandre Kamenka, produira les films de L’Herbier, Epstein, Feyder et Clair.

13. La restauration de La Maison du mystère est tellement nette qu’à un moment, on aperçoit la forme des ongles d’Hélène Darly sous la peau de ses gants noirs. Dans une autre séquence, on voit le verso des tirages papiers que Rudeberg a fait faire d’après ses négatifs : ce sont des cartes postales. Était-ce le tirage normal qu’on proposait en 1922  ?

14. Ivan Mosjoukine a « son » critique en la personne de Juan Arroy. Celui-ci deviendra réalisateur de documentaires : en 1930 il livre une mise en image (perdue) du Pacific 231 de Honegger, en embarquant la caméra dans la locomotive. Arroy est rédacteur pour Cinéa, dirigé par la fine fleur expérimentale de l’époque : Louis Delluc, Jean Epstein et Germaine Dulac entre autres. Le sous-titre de la revue est « Ciné pour tous ».

15. Pour interpréter Julien jeune, Mosjoukine joue avec ses cheveux et dandine son corps comme un post-adolescent d’aujourd’hui : cette gestique gauche, observée en Russie il y a cent ans, est apparemment toujours en cours chez les petits d’humains.

16. À vue de nez, l’appareil que Rudeberg emporte partout est un Kodak Junior Autographique n°1, appareil de poche bon marché alors tout récent. Quelques arrêts sur image montrent cependant que différents types d’appareils pliables ont été utilisés durant le tournage.

17. Il existe un livre passionnant de François Albera : Albatros. Des Russes à Paris, 1919-1929, Cinémathèque française, 1995, dont je ne découvre une copie numérique qu’après avoir presque achevé cet article. À propos du décor : « On multipliait les bibelots, meubles ouvragés, colonnades, marches d’escaliers, fauteuils et autres dans le champ de la caméra et en particulier on s’appliquait à disposer ces meubles en dénivellations du sol de telle manière que les personnages aient à les contourner. » Ces plans de décor étagés et ces déplacements biscornus créaient un sentiment de l’espace par la seule mise en scène.

18. Dans l’épisode trois, la chambre de la petite Christiane est composée comme un tableau dans un tableau en clair-obscur, les meubles de poupées et les siens répartis dans un jeu d’échelles qui donne le sentiment d’un temple vidé. Une ombre géante de jouet, venue on ne sait d’où, barre la porte.

19. Dans le Cinéa du 1er mai 1926, Juan Arroy rappelle que les productions de Volkoff, Mosjoukine et al. avant la guerre venaient du théâtre et étaient essentiellement des adaptations d’écrivains russes (Pouchkine, Gogol, Dostoïevski, Tolstoï, …), « tout le fond national y passe », puis les étrangers (Schiller, Maupassant, d’Annunzio, …). Volkoff avait produit des metteurs en scène, dont le célèbre Meyerhold, futur directeur du Théâtre de la Révolution, assassiné par Staline, à qui il avait confié la réalisation d’un Dorian Gray.

20. Le mariage de Julien et Régine est filmé en ombres chinoises, ce qui oblige les acteurs à jouer de profil selon des marquages qu’on imagine très précis au sol, le tout dans des décors de carton découpé. Réduction du vivant au pantin, dentelle de menaces pressenties.

21. L’épisode cinq est presque entièrement consacré à une course-poursuite : d’abord dans une locomotive, personnages courant sur le toit, caméra filmant depuis les fenêtres en marche, puis au-dessus d’un ravin, avec un pont humain tendu sur deux cordes.

22. Mosjoukine aurait dû être le Napoléon d’Abel Gance, mais finalement il refusa.

23. Mosjoukine dans son livre Quand j’étais Michel Strogoff (1926) : « Les menaces de l’entreprise de démolitions Lénine-Trotsky et Cie se faisant de plus en plus manifestes contre nous […] Volkoff, ancien officier et comme moi monarchiste fervent, avait dû fuir. »

24. Volkoff, c’est un peu l’expérimentation visuelle des impressionnistes avec le montage de Griffith. Un rendu extrêmement fluide des catégories de la perception, mais avec une intelligence de leur subjectivité qu’on ne trouve pas chez l’Américain.

25. Dans le premier épisode, Régine a une cravate de garçonne, Julien n’en a pas. Le jeune homme emprunte la cravate de la jeune femme pour aller faire sa demande en mariage au père de celle-ci, qui n’est pas son père.

26. Volkoff parvient à filmer les affrontements en un seul plan : chaque bataillon placé à un bout d’une même diagonale et d’un paysage, les policiers tirant sur les forçats, comme si c’était du cinémascope alors qu’on est en 4:3.

27. Tout le monde (mé)connaît Mosjoukine, car c’est son visage que Poudovkine et Koulechov ont utilisé pour démontrer l’effet Koulechov : « Nous avions choisi des gros plans fixes où il n’exprimait aucun sentiment — des gros plans neutres. » On connaît l’expérience : si l’on juxtapose ces plans à d’autres, montrant une assiette de soupe oubliée, un cercueil ou une fillette jouant, les spectateurs lisent respectivement dans ce visage une humeur maussade, la tristesse ou le ravissement. Sauf qu’après avoir vu La Maison du mystère, on ne comprend pas très bien comment Mosjoukine pourrait n’exprimer « aucun sentiment ». Même avec un air « neutre », il trimballe sur sa gueule une intériorité d’autant plus séduisante qu’elle est impénétrable — c’est-à-dire ouverte à tous les possibles.

28. Depuis 1920, c’est le père d’Alexandre Kamenka, banquier, qui renflouait les caisses d’Ermolieff-Films puis d’Albatros.

29. Volkoff et Mosjoukine eurent des difficultés avec Jules Mary qui n’était pas d’accord sur l’adaptation, mais celui-ci, heureusement, mourut avant la fin du tournage.

30. On pourrait citer un des résumés qui s’affiche au début de chaque épisode de La Maison du mystère pour donner une idée de l’intrigue, puisqu’on n’a pas retrouvé le livre. À la place, on va plutôt citer un autre début de Jules Mary, celui de Paradis Perdu, dont le titre sonne assez raccord avec le sujet qui nous occupe : « Le comte Urbain de Villadon [Cf. Julien Villandrit] est un des grands propriétaires de la Sologne, et le château des Bergereaux qu’il habite [le nôtre s’appelle Basses-Bruyères, c’est de plus mauvais augure] est une des plus jolies résidences de ce pays […]. Il s’était marié […] avec l’unique héritière d’une vieille famille de l’Orléanais, Fernande de Cressanges [la nôtre est de Bettigny: du cresson à la bette, on reste au potager]. […] Villadon était l’ami de ses fermiers et leur venait en aide, à l’occasion, essayant avec eux des expériences de culture sur ces terrains vierges de moisson. Son égalité d’humeur et sa politesse vis-à-vis de ses inférieurs l’avaient rendu populaire. » Tout pareil chez Villandrit : le paternalisme progressiste est de bon ton dans le roman-feuilleton. Zola ne passera pas par là. Julien tape dans le ventre de ses serviteurs et ça les fait rigoler. Las : « Une seule ombre dans ce concert de sympathies. Un seul ennemi parmi tant d’amis. » Un faux frère. Avec des ennemis pareils, on n’a plus besoin d’amis, tellement ils sont fidèles. Amoureux de Régine depuis le début, Corradin veut se débarrasser de Julien pendant 9630 mètres de pellicule et tente de récupérer des photos compromettantes pendant un peu moins de six heures.

31. Dans La Maison du mystère, le regard des parents et de la caméra sur les enfants rappelle les films qu’Ozu fera un peu plus tard. Une observation tendre et pédagogique à la fois, amusée devant ces nous-mêmes miniatures avec les mêmes défauts, mais mis à nu. Chez les Villandrit, c’est tous les jours Montessori.

32. Edmond Épardaud dans Cinéa du 1er décembre 1924 : « Chaplin et Mosjoukine, que deux ou trois mille lieues séparent, sauront-ils jamais quelles affinités profondes et indélébiles les réunissent dans un même apostolat de beauté ? »

33. À part ça, il n’y a strictement aucun « mystère » dans la maison des Villandrit, ce n’est pas un thriller. Dès le premier épisode, on nous a indiqué quel était le « secret » dont tous les malheurs du héros allaient découler.

34. Mystère de la maison : comment communiquent la filature et la demeure de Villandrit, son propriétaire ? Pourquoi retrouve-t-on Corradin, certes directeur de la fabrique, en permanence dans les appartements privés de Régine et Julien sans que personne ne s’en étonne

35. Dans Republic of Images (1992), Alan Williams tire une hypothèse intéressante de la lecture du Bohemian Paris (1986) de Jerrold Seigel : les impressionnistes avaient pour héros Wilde et Barrès. Le culte du moi était leur trilogie de chevet et, écrit-il, « leur intérêt pour les diverses possibilités et postures du moi leur fit inventer des personnages issus de toutes les classes, et souvent des couches inférieures de la société. […] S’attachant aux vicissitudes du moi dans un monde qui a perdu ses délimitations claires, leurs intrigues plaçaient les héros dans des états mentaux extrêmes : folie, rage ou jalousie incontrôlables, chimères, ivresse ou agonie ». Toutes caractéristiques que, selon Williams, on trouve déjà dans les rôles de Mosjoukine, qui « impliquaient souvent une scission du moi, ou du moins sa réaction, face à une menace de dissolution ».

36. En 1974, Tarkovski reçoit du courrier. Un ouvrier de Leningrad, inscrit à l’école du soir : « Je vous écris au sujet du Miroir. Ce film, je ne peux pas en parler : car je vis à travers lui. » Une ouvrière de Novossibirsk : « Pour la première fois, un film était devenu pour moi une réalité. Voilà pourquoi j’y retourne. Pour vivre par lui et en lui… [1] »

Alexandre Volkoff, La Maison du mystère, 1922, dix épisodes à voir sur Henri.


[1] Andréï Tarkovski, Le temps scellé, trad. A. Kichilov et C.H. de Brantes, Philippe Rey, 2014.

Éric Loret

Critique, Journaliste

Rayonnages

CultureCinéma

Notes

[1] Andréï Tarkovski, Le temps scellé, trad. A. Kichilov et C.H. de Brantes, Philippe Rey, 2014.