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Perle irrégulière – sur la série Veneno

Critique

La série espagnole Veneno arrive en France, inaugurant la nouvelle plateforme de « divertissement engagé » BrutX du média en ligne Brut. Ses huit épisodes, qui racontent la vie d’une icône trans, constituent un objet étrange et baroque, dont l’hétérogénéité garantit la justesse. Une biographie adaptée d’une biographie qui, finement consciente de son statut narratif, se plie littéralement en quatre pour tout raconter.

En Espagne c’est un phénomène : Veneno a rassemblé devant leur poste de télévision des millions de spectateurs. Projetée dans les cinémas à l’automne dernier, elle a même coiffé au poteau le blockbuster Tenet de Christopher Nolan.

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Un phénomène sur un phénomène : La Veneno, alias Cristina Ortiz, est une figure populaire dont le décès il y a quelques années a fait resurgir sur les réseaux ses multiples apparitions télévisées, toutes en fulgurances vulgaires et tenues de vinyle. Née en 1964, Cristina est une femme trans découverte au milieu des années 1990 par une reporter de l’émission populaire Esta noche cruzamos el Mississipi. À l’époque, elle se prostitue dans le Parque del Oeste à Madrid.

Née dans un village andalou, élevée dans une famille conservatrice et mal-aimée de sa mère, elle fuit son milieu, travaille à l’hôpital, découvre la scène drag puis trans, et entame une transition financée par ses activités nocturnes. La télévision l’adore, puis la jette, elle fait un peu de prison pour arnaque à l’assurance, lutte avec des « fiancés » violents, se raconte dans un livre signé par la journaliste Valeria Vegas dont la sortie fait un peu de bruit, avant de mourir en 2016 dans des circonstances troubles.

La série signée par Javier Calvo et Javier Ambrossi lui offre un superbe tombeau ouvragé, dont la complexité questionne pertinemment la forme biographique, d’autant mieux que La Veneno est un personnage hors-norme, sculpté par les rumeurs, ses propres mythologies, et par une certaine forme de téléréalité.

Il y a vingt ans, une poignée d’inconnus faisaient en France leur entrée dans le Loft, et gagnaient en exhibant leur vie sur le petit écran une forme de notoriété nouvelle. C’est aussi d’une certaine manière ce qui est arrivé à Cristina, devenue une icône sur le plateau d’une émission où elle racontait sa vie, où parfois même on la confrontait à son entourage pour qu’elle confesse – sur sa famille, son corps, sa sexualité – la vérité.

Osons à ce propos un petit détour pratique par l’actualité littéraire française, et notamment un des grands succès du moment, Les Enfants sont rois de Delphine de Vigan, qui met en scène une mère de famille fascinée par la téléréalité, et qui, sans malveillance apparente, met ses propres enfants au service d’une entreprise lucrative consistant à les exposer tous les jours sur les réseaux sociaux.

Le roman ouvre sur une évocation de Loft Story, et notamment sur Loana, une des candidates dont l’ascension et la déchéance font toujours les choux gras de la presse people, et dont la figure dans toute son ambiguïté évoque à bien des égards celle de La Veneno. Delphine de Vigan décrivant la fascination pour la téléréalité en fait la source d’une tendance à l’exhibition dont elle accable littéralement Marion, son héroïne. Le conte est moral, et bien vite la sanction s’abat sur le personnage et à travers lui, sur une forme télévisée puis numérique, celle de l’exposition outrée de soi.

La malhonnêteté du roman, c’est qu’il fait mine d’ignorer sa propre forme, celle de la fiction romanesque : une forme certainement pas neutre lorsqu’elle accueille en son sein la question de l’authenticité et de l’invention de soi. Marion met sa vie en fiction ; la fiction regarde la fiction ; il y a là une mise en abyme que le roman de Delphine de Vigan méconnaît. Au lieu d’accepter la contradiction et la diversité des points de vue, le discours omniscient de son narrateur tente de coller à tout prix à une morale sociale qui sanctionne ses personnages, et les étouffe en les déshumanisant tout à fait. Dans le fond, Marion est moins la victime de la téléréalité, dont on a bien compris ce qu’il fallait en penser, que du roman lui-même, qui la sacrifie entièrement à un système foncièrement vulgaire et mauvais.

Dans Veneno, la fiction ne se contente pas de cette confortable position de surplomb, et la série fait admirablement preuve d’une conscience fine de son propre statut narratif en multipliant les mises en abyme. Celle d’abord de la biographie dans la biographie.

Le récit utilise pour cerner sa protagoniste une autre héroïne, Valeria, jeune femme trans qui commence très tôt à faire parler Cristina, un travail d’entretien qui donnera naissance au livre dont on fête la parution dans l’un des derniers épisodes. La série épouse donc la temporalité de la biographie, une temporalité heurtée, contrariée par les refus de Cristina qui recule devant le récit de périodes difficiles. Pendant qu’elle se raconte des années durant, Cristina change, elle se dédit, revient sur certains faits, et le temps de la série respecte ses errements et ses propres révélations, de la même manière qu’elle observe au second plan la transition de Valeria.

Autre mise en abyme, celle de la télévision dans la télévision. La série montre comment la machine télévisuelle, à l’affût de personnages croustillants et « hauts en couleur », déniche Cristina et en fait un objet-star avant de la bannir, pour la réintégrer des dizaines d’années plus tard sur le plateau d’une autre émission qui consiste à passer ses invités au détecteur de mensonges. Assise dans un fauteuil, outrageusement maquillée et le corps branché à la machine, Cristina échoue. Ainsi éclate la vérité singulière de la série biographique : ce n’est pas que La Veneno mente, c’est seulement que la vérité est trop complexe, et qu’un simple confessionnal de télévision ne suffit pas à en livrer l’essence.

C’est la question au cœur de la série : qui est La Veneno, qui peut la raconter, comment une quelconque forme peut-elle rendre quelque chose de sa vie ?

La première fois qu’on l’aperçoit, c’est à la faveur d’une rencontre fugace et nocturne, une silhouette sur talons hauts d’où émane une voix rocailleuse : une apparition quasi fellinienne, une révélation mystique. Est-elle vraiment passée ? Ses jeunes admirateurs en doutent eux-mêmes. Plus tard dans le même épisode, elle surgit dans le bois où elle travaille à travers la lumière des phares, plus jeune, vêtue d’une robe rouge fendue jusqu’en haut de cuisses, seins en avant, gouaille aux lèvres. Une apparition qu’on revoit quelques minutes plus tard sous forme de magnéto, alors que la reporter de Mississippi montre la séquence filmée à son équipe.

La Veneno crève deux fois l’écran : c’est de la télévision, à se demander si ce n’est pas un rêve ; la journaliste elle-même n’en croit pas ses yeux. La Veneno est une apparition, un fantasme, une construction. Elle est une icône pour Valeria, une prostituée pour ses clients, une manne pour ses « fiancés » ou pour les journalistes. Pour autant la série parvient à la faire exister très fort.

Dans le fond, on a l’impression d’assister à une sorte de corps à corps passionnant entre le personnage et la forme. Sans faire d’esprit des peuples, la lutte ressemble à une sorte de corrida, l’héroïne en taureau, la narration au toréro. Cristina va-t-elle soumettre la fiction à sa puissance, son excentricité va-t-elle faire exploser ses cadres ? C’est le cas lorsque devant la multiplicité des versions possibles, la série se plie littéralement en quatre pour tout raconter. Le dernier épisode, intitulé « Les trois enterrements de Cristina », est exemplaire à cet égard. Il choisit de montrer le sordide des conflits familiaux, la solitude et, à côté, comme en équivalence, le sublime et la chaleur de funérailles festives : trois versions possibles dans une même fiction.

À l’inverse, la forme narrative peut-t-elle discipliner La Veneno, rationaliser son parcours ? C’est le cas lorsque la série se fait naturaliste, décidant pour un temps d’opter pour la chronologie, et canalise son personnage dans une forme mélodramatique classique, la fameuse ascension/descente en enfer. En permanence la série oscille, et dans cette dynamique formidable se tient, formidablement vivante, La Veneno.

De son excentricité la série télévisée fait une forme, une perle irrégulière, un barroco en portugais, mot à l’origine du terme « baroque ». Comme le corps de La Veneno, corps enfantin, masculin, travesti, trans, dont les différentes strates cohabitent sans cesse, l’objet télévisé est sans cesse mouvant, constitué de l’ancien et du nouveau, du connu et du bizarre, du genre et de l’inédit. Son authenticité réside probablement davantage là, dans la forme devenue authentiquement protéiforme, que dans le discours mené par les personnages sur la condition de femme, de trans, de prostituée.

Veneno est un grand objet impur, qui scelle l’union, sensuelle et réjouissante, du queer et du baroque.

Veneno, série télévisée espagnole créée par Javier Ambrossi et Javier Calvo, basée sur la biographie de Cristina Ortiz Rodríguez écrite par Valeria Vegas, ¡Digo! Ni puta ni santa. Las memorias de La Veneno (« Dis donc ! ni pute ni sainte : les mémoires de La Veneno », non traduit en français). Série diffusée sur BrutX depuis le 7 avril 2021.

 


Lucile Commeaux

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