Musique

Touche française, vision plurielle – sur Paradigme de La Femme

Journaliste

Parfaits courts-métrages auditifs, les morceaux de Paradigmes nous insèrent dans l’univers syncrétique post-moderne et chatoyant du groupe La Femme. Véritable pantagruélisme musical, le nouvel album du groupe prône avec une certaine coolitude ludique la liberté d’être ce que l’on veut à tel ou tel moment de la vie ou de la journée.

Je suis un rock critic fantôme. Tout en conservant une affection éternelle pour cette honorable activité qui a contribué à me former, je suis sorti de la course aux nouveaux sons il y a des lustres et ne reprends ma poussiéreuse plume pop-rock qu’en de rares occasions.

Pourtant, je continue d’écouter de la musique quotidiennement, mais mon oreille me porte plutôt vers mes passions des 50’s, 60’s et 70’s (Elvis, Sinatra, Dylan, Stones, Hazelwood, Spector, Beach Boys, etc.) ou vers des « nouveautés » qui ne le sont que pour moi (cantates de Bach, musique religieuse de Vivaldi, BO de films, groupes de soul sixties méconnus, formations bebop, ou même chanson française si longtemps refoulée, bref, autant de musiques que j’ignorais ado et que je prise désormais comme des nectars élargissant mon champ de sempiternels trois accords).

Quant aux vraies nouveautés, elles me semblent trop souvent des énièmes sous-Stones, sous-Dylan ou sous-Beatles, mais c’est sans doute là une impression de vieux fan usé par quarante-cinq années d’écoute pop-rock assidue. Et quand j’accroche vraiment à quelque chose de neuf, c’est le plus souvent du neuf qui ressemble à de précieuses antiquités (Richard Hawley, Daniel Romano…).

Ce préambule en forme de mini-bilan de vie en rock pour dire que mon appétence absolue pour La Femme est une rareté, voire une forme de miracle : pour une fois, j’aime un groupe branché d’aujourd’hui sans effort, sans bémol, sans pose jeuniste ! Enfin, une formation iconique contemporaine me procure le même effet frissonnant que quand je découvrais David Bowie en 1972, Bruce Springsteen en 1975, Television ou The Clash en 1977 ! J’espère que si jamais les membres de La Femme lisent cet article élogieux, ils n’en soient pas refroidis sur le mode « wow, notre projet plait à un boomer, ça ne va pas, y a un problème ! ».

J’avais découvert avec plaisir leur singles et albums précédents, mais d’une oreille encore un peu distraite – à tort, c’était déjà énorme. Avec la parution de Paradigmes, je suis à fond dedans. Commençons par la sensation la plus immédiate que transmet La Femme : le talent d’enquiller de bonnes chansons avec une aisance déconcertante.

La Femme ne nous explique pas comment améliorer le monde qui va mal.

Sur ce nouvel album, Le Sang de mon prochain, Cool Colorado, Le Jardin, Disconnexion, Foutre le bordel, Paradigme, Divine créature, Foreigner… rejoignent La Planche, Sphynx, It’s time to wake up, Où va le monde ?, Tatiana, Elle ne t’aime pas, Mycose, Hypsoline, Amour dans le motu… comme autant de parfaits courts-métrages auditifs où mélodies, textes, refrains et cool attitude s’impriment avec aisance dans votre cortex.

La Femme ne nous explique pas comment améliorer le monde qui va mal (malgré un titre comme Où va le monde ?, faux ami), ils sont trop lucides et malins pour cela et se méfient autant de la « chanson à texte » que du prêchi-prêcha idéologique. On entend cela parfaitement dans Disconnexion, excellente parodie d’intellectuel médiatique pérorant dans un talk show.

Ce n’est pas de l’anti-intellectualisme primaire, plutôt la pointe d’humour acide de qui aime bien châtie bien : pour parodier aussi excellemment un philosophe (Foucault, si l’on en croit le clip ?), il faut avoir lu le philosophe en question. Plutôt que de prétendre penser le monde, les gens de La Femme chroniquent ce qui colle au plus près de leur vécu, de leurs sensations, à commencer par les relations amoureuses, leurs élans, leurs cruautés, leur exaltation ou leur déception.

Ils aiment aussi décoller vers des récits ésotériques et romanesques, sans doute alimentés par leurs lectures, visionnages ou écoutes en tous genres, et peut-être aussi par diverses substances plus ou moins licites. Ainsi voyage-t-on beaucoup dans Paradigmes, du Colorado cool à un jardin hispanique, de Pasadena à la Nouvelle-Orléans, ou des années trente aux années 2030. La Femme fontaine pop.

De bonnes chansons donc, condition nécessaire mais pas suffisante. Leur mise en scène, leur mise en son, ça compte aussi, et là, il faut se rendre à l’évidence : le cœur créateur de La Femme (Marlon Magnée et Sacha Got) possède un talent invraisemblable. Ces gars-là ont tout écouté, tout entendu, tout digéré : le rock, la pop, les années yéyé, la techno, la surf music, la new wave, le rockabilly, le jazz de big band, les musiques de films, l’électro, les fanfares New-Orléans, le rock planant, le western swing, le psychédélisme, la pop gothique, l’opéra, la musique de revue de music-hall, le punk, et ils mélangent tous ces genres, tous ces sons avec une grâce effarante dans leurs albums ou parfois même dans une seule chanson.

Des chefs étoilés qui doseraient au millimètre leurs créations salées-sucrées et leurs assemblages imprévisibles.

Le titre de leur premier album (Psycho tropical Berlin) résume bien ce syncrétisme post-moderne rehaussé par une science admirable des textures et reliefs sonores. On pourrait penser que ce pantagruélisme musical abuse trop des contraires, des oxymores, des collages malheureux, un peu comme le goinfre devant un buffet qui empilerait tout et n’importe quoi dans son assiette (charcuterie et poisson, chocolat et ketchup, mayonnaise et chantilly…), or c’est exactement le contraire : Sacha, Marlon, leurs copains et copines mixent leurs mille ingrédients comme des chefs – des chefs étoilés qui doseraient au millimètre leurs créations salées-sucrées et leurs assemblages imprévisibles.

Leurs arrangements variés et voluptueux, véritable fête des sens, m’évoquent d’ailleurs la cuisine du chef marseillais nouvellement couronné par le Michelin, Alexandre Mazzia : je ne l’ai pas encore goûtée mais la simple lecture de ses menus (maigre/sucre de bacon/chocolat blanc ; pigeon/framboise-harissa/chocolat-cerise ; café/patate douce/champignon de Paris…) me font absolument penser à la marqueterie sonique de La Femme, ouvragée dans les moindres détails et réussissant des associations à priori contre-nature.

Un art qui rime avec liberté, éclectisme, hybridation et précision. Certains ont comparé La Femme à Gainsbourg (oui), Taxi Girl (un peu aussi), aux Béruriers noirs (peut-être, mais avec mille fois plus de créativité), ou même à Plastic Bertrand (sûr que Foutre le bordel rappelle un peu Ça plane pour moi, mais ça ne saurait résumer la musique polysémique de La Femme), eux-mêmes revendiquant l’influence de Marie & les Garçons ou de Jacno.

S’il fallait absolument les comparer à quelqu’un, ce serait selon moi aux Specials et à Jerry Dammers : on ne pense pas à leur période la plus célèbre (celle du ska et des damiers noir et blanc), plutôt à la suite, quand Dammers est passé à la couleur et déployait la musique de son groupe avec autant d’ouverture d’esprit que de maestria pop dans des chansons géniales telles que Stereotypes, International jetset ou Ghost town, à la fois vintage et contemporaines. Quarante après, La Femme est l’avenir de la pop.

La Femme est complexe. Elle ne se résume pas au duo Marlon-Sacha, mais relève plutôt de la bande, du collectif aux contours souvent mouvants. On y trouve un bassiste (Sam Lefèvre), un batteur (Noé Delmas), des chanteuses qui vont et viennent ou reviennent (Clara Luciani, Alma Jodorowsky, Clémence Quélennec, Ariane Gaudeaux…).

La Femme est musicale, mais aussi visuelle : sound and vision, comme disait Bowie. Les clips de La Femme sont aussi ébouriffants que ses chansons, tout aussi libres et éclectiques, brassant codes et influences depuis le style docu filmé sur le vif à la superproduction hollywoodienne bourrée d’effets spéciaux, avec un soin et un rendu impeccables, dans la lignée de grands clippeurs français des années 80 comme Jean-Baptiste Mondino ou Philippe Gautier.

La Femme a des fans dans le monde entier mais demeure résolument indépendante dans tous les secteurs de son activité de machine créative totale – disques, concerts, clips, chorégraphies, graphies, direction artistique… Elle ne dépend d’aucune multinationale du disque, d’aucun label manager, d’aucun Pygmalion surplombant.

La Femme est masculin-féminin, transformiste et transgenres (dans tous les sens possibles du mot « genre »), prônant avec une certaine coolitude ludique la liberté d’être ce que l’on veut à tel ou tel moment de la vie ou de la journée, loin de tout enfermement militant ou identitaire. D’ailleurs, La Femme a beaucoup d’humour, pas la qualité principale des tenants de certitudes et autres détenteurs de vérités absolues. La Femme, elle a vraiment tout pour elle. Pour paraphraser notre défunt Johnny national (pas vraiment une influence qui entre dans le pourtant vaste périmètre artistique de Sacha et Marlon), hé ! Cette Femme-là mon vieux, ah ! Elle est terrible ! De quoi réveiller les rock critics morts.

Paradigmes de La Femme, Disque Pointu / Born Bad Records, 2021.


 

Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

Rayonnages

CultureMusique

Qui sont les Taliban ?

Par

Ce samedi 1er mai, l'armée américaine commencera à quitter l'Afghanistan, en vue d'un retrait définitif de toutes les forces américaines et étrangères avant la date symbolique du 11 septembre. Adversaires... lire plus

Notes