Psyché superstar – sur Mémoires flous de Jim Carrey et Dana Vachon
Méfiez-vous de la dépression d’une star. Elle peut ouvrir un vortex qui engloutit toute l’industrie du spectacle. Et par ricochet, miner votre imaginaire, cher lecteur !
L’avertissement aurait pu figurer au fronton des Mémoires flous de Jim Carrey et Dana Vachon. Voilà que l’acteur se rappelle à notre bon souvenir, après plusieurs passages à vide qui ont fait pâlir son étoile hollywoodienne et, même, l’ont fait disparaître de l’imaginaire collectif. La rédaction de ces « mémoires » signifierait-elle que l’heure est déjà à la fin de carrière ? Mais Carrey et Vachon se retournent si peu sur le passé. Ils écrivent sur l’état présent et sautent tête la première dans une jubilatoire plongée en apnée dans la psyché du comédien.
On pourrait gloser longtemps sur le choix de l’adjectif « flou » pour la traduction du titre, terme un peu trop vague quand on sait que l’original Memoirs and Misinformation exhale un délicieux parfum de nouvelle apocryphe de Philip K. Dick, parrainage sans doute pas fortuit. Avec le second parrainage, celui de Marshall McLuhan dont une citation figure en exergue (« Le nom d’un homme est un coup de massue dont il ne se remet jamais. »), se dessine l’orbite de ces « mémoires » : entre science-fiction, sémiologie du spectacle et psychanalyse.
Ce « flou » donc, n’est pas celui de l’impressionnisme et des intermittences du souvenir. C’est celui d’une focale volontairement mal réglée, outrageusement grossissante, d’un filtre grotesque et burlesque qui paradoxalement décante une certaine vérité. Le lecteur qui cherchera dans cet ouvrage des « secrets de fabrication » en sortira bredouille.
C’est sûr que c’est dommage. On aurait bien aimé savoir quel entraînement physique avait permis à Carrey, dès ses premières prestations scéniques, de se transformer en Big Jim vivant : voir la façon dont il fait de l’autostop, pouce levé et bras tendu… mais derrière la nuque, donnant l’impression d’un corps déboîté, et tout cela avec un si large sourire. Comment a-t-il préparé tel rôle ? Quelle est la part d’impro qu’il s’autorise sur les tournages ? A-t-il des rapports cordiaux ou orageux avec les cinéastes ? Aucune réponse posément développée sur ces questions.
À la place, une farce autocentrée dans un brillant pastiche de récit-confession. S’ennuyant dans sa villa gardée par des rottweilers jumeaux dressés par le Mossad, Jim Carrey, attend, comme Godot, le rôle qui lui octroiera enfin l’Oscar. Le salut viendra-t-il de sa future incarnation de Mao Zedong, dans un film qui se voudrait l’étendard d’une nouvelle révolution culturelle ? Ou d’une hypothèse commercialement plus sûre, et défendue par ses agents : une adaptation 3D du jeu pour enfants Hippos Gloutons, avec dialogues et mise en scène générés en temps réel par une intelligence artificielle au plus près des goûts du public ?
Un tel récit tient-il pour autant de la pure affabulation ? Pas sûr du tout. Car on y trouve bien tout ce qu’on vient chercher, avec une curiosité plus ou moins bien placée, dans les mémoires de stars : un alliage de réflexif (l’auto-portait d’une personnalité qui a pu être l’une des plus adulées de la planète) et de croustillant (des confessions sur l’enfance et la vie privée, une visite des coulisses d’Hollywood, du name-dropping en veux-tu, en voilà).
Rien de bien flou, finalement là-dedans. Le trait est savamment exagéré, pour rendre plus évident un certain nombre de vérités : l’angoissante solitude d’êtres et d’artistes vénérés tout autour du globe, un cinéma englobé dans une industrie du spectacle avide de mutations broyeuses : le numérique, l’hégémonie des super-héros, la diversification dans toutes les sphères de l’entertainment.
Le problème de Jim Carrey tient précisément à son génie.
Le carburant des récits sur Hollywood est une mythologie à la fois bouffonne et mystique qui n’étonne plus personne. L’hilarante scène de casting « pour le prochain Tarantino » ruinée par un accident de chirurgie esthétique relève d’un grotesque qui ne doit pas être bien loin de la réalité. Idem pour les séances de méditation où les confessions mégalomanes de Sean Penn, Gwyneth Paltrow ou Nicolas Cage à leur gourou ont une possible valeur documentaire. Quant à l’apparition de Kanye West et Kim Kardashian en couple messianique venu parlementer avec les extra-terrestres, elle est hélas crédible, trop crédible.
Ce qu’il y a de « flou » tient plutôt de l’indécision. C’est le synonyme, faute de mieux, d’un certain entre-deux : entre la réalité et le fantasme (et fantasme de toute puissance en l’occurrence) ; entre état des lieux du cinéma de divertissement et son devenir-apocalyptique ; entre figure publique et parodie de créature nietzschéenne.
Le problème de Jim Carrey tient précisément à son génie. À force d’avoir tordu son faciès dans tous les sens, il est devenu l’homme sans visage du cinéma américain. Il a déroulé son art derrière une collection de distorsions faciales, explorant l’improbable fusion entre la comedia dell’arte et le cartoon. Si à l’image, il a souvent paru vouloir échapper à son enveloppe corporelle, à l’écrit, son outrance vaut comme inattendu gage de sincérité. La jubilation de lecture de ces Mémoires flous se voit même éclairée par le souvenir de ses plus grands rôles.
Sa carrière peut se voir comme le plus extravagant baroud d’honneur des performances corporelles avant le coup de grâce du numérique. Bordée de deux artefacts numériques (la prothèse éruptive de The Mask en 1994 et la transposition du jeu vidéo Sonic en 2020), sa carrière connaît ses plus belles heures quand il est débarrassé de ces oripeaux digitaux.
Ses trois plus grandes partitions tiennent paradoxalement d’un art « au naturel » : la furia burlesque de Fous d’Irène (Peter et Bobby Farrelly, 2000), le mille-feuilles de personnalités de Man on the Moon (Milos Forman, 1999), et le labyrinthique désarroi sentimental d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind (Michel Gondry, 2004). Trois films dans lesquels Carrey pousse son génie vers les rives inexplorées d’un perpétuel « Je est un autre ».
Dans le premier, il incarne un flic schizophrène (d’un côté la loi, le bon père, le bon mari, de l’autre le refoulement délirant et désirant) en butte contre lui-même. Pas de costumes ni d’accessoires autres que celui de « monsieur tout-le-monde » et pourtant des moments de pure sidération. Quand le personnage se bat contre lui-même puis se porte secours à lui-même, le spectateur a fréquemment l’illusion de voir ce corps dédoublé, ne serait-ce que durant quelques fragments de seconde.
Dans le deuxième, Carrey explose les conventions du biopic d’Andy Kaufman pour franchir les frontières de l’incarnation. On ne peut pas « interpréter » Kaufman, le comique qui teste les limites du comique au-delà du bon et du mauvais goût, Kaufman, l’acteur qui ne s’arrête jamais (au point que l’annonce de son cancer a été pris pour un canular de plus). On ne peut que s’en imprégner, pour perpétuer le flambeau d’un tel showman trublion. C’est bien ce qu’a fait Carrey dans le chef d’œuvre de Milos Forman, quitte à remettre en danger les procédures mêmes d’une telle production (voir le making-of du film, Jim & Andy, où Carrey poursuit les excès de son personnage et inspirateur, bien au-delà de la fin des prises et des limites du plateau).
Enfin, le troisième film tient beaucoup à un autre Kaufman, Charlie de son prénom, scénariste de son métier, et auteur d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Un dédale mental où des souvenirs amoureux s’évaporent en ayant été de moins en moins vécus. Devenir un amant hagard, perdu de vivre sans mémoire affective, c’était le trajet déchirant et mélancolique du personnage incarné par Jim Carrey. Déjà une vertigineuse histoire de « mémoire floue » !
Charlie et Andy Kaufman ont pour point commun de fantasmer des œuvres où le déroulé de la fiction et de l’existence ne feraient plus qu’un. Dans Mémoires flous, Charlie se propose de scénariser le devenir-timonier de Carrey pour son film où il deviendrait un nouveau Mao. Mais à Hollywood, la révolution culturelle a déjà eu lieu. Elle concerne la soumission aux fonds verts et aux retouches numériques qui dilue la magie des performances d’acteurs.
Écrire ses « mémoires », c’est recoller les morceaux de sa propre personnalité, mais qu’y a-t-il à rassembler pour Carrey, personnalité à la psyché éparpillée ?
Le dernier acte des Mémoires Flous, qui voit un cartel de stars lutter contre la fin du monde, à la manière d’une dérisoire caste d’Avengers, parle pour la génération d’acteurs et de créateurs qui a connu cette mutation. Moment d’extravagance qui rappelle l’étrange Congrès d’Ari Folman (2013), film d’animation psychédélique imaginant le pacte faustien entre acteurs et industrie : un « scan corporel » en échange d’une immortalité cinématographique. Chez Carrey et Vachon, une telle hypothèse imagine la grinçante résurrection publicitaire du Marlon Brando d’Apocalypse Now, crâne chauve et diction marmoréenne pour vanter les mérites d’un broncho-dilatateur.
C’est bien à une apocalypse mais à une apocalypse joyeuse que nous convient Carrey et Vachon. « Los Angeles est une ville de rêves lucides, bâtie sur le désert, illuminée par des merveilles, mais rongée par des angoisses d’effacement soudain », écrivent-ils dans un élan psychogéographique. Ils se raccordent ainsi à la tradition cinématographique du « L-A-pocalypse », ce sous-genre qui imagine qu’il n’y a pas de meilleur endroit que la capitale de la société du spectacle pour assister au spectacle de la fin du monde : le mettent en scène, entre autres, En quatrième vitesse de Robert Aldrich en 1955, Miracle Mile de Steve de Jarnatt en 1988, Southland Tales de Richard Kelly en 2006 ou, pour la bande son et dans un registre plus politiquement rageur, l’indémodable Burn Hollywood Burn de Public Enemy en 1990.
Écrire ou explorer ses « mémoires », c’est, par définition, le moment de recoller les morceaux de sa propre personnalité. Mais qu’y a-t-il à rassembler pour Carrey, personnalité à la psyché éparpillée, et qui n’a eu de cesse de faire de son visage un masque en perpétuel mouvement ? Son plus récent est celui de Joe Biden, dont il est devenu l’imitateur officiel lors du Saturday Night Live, reproduisant, dans un saisissant mimétisme caoutchouteux, son sourire en coin et sa bonhommie liftée.
L’appétence de Carrey pour les figures du pouvoir (Biden à la télé, Mao dans ses fantasmes) ne doit pas à une simple mégalomanie d’acteur. Lui-même sait bien qu’il a été idolâtré comme chaînon manquant entre l’humain et la créature de dessin animé. Lui-même s’est vu transformé en figurine, à l’instar d’un fétiche Disney, fabriqué à des millions d’exemplaires à travers le monde. Lui-même a ainsi vécu une transsubstantiation de son propre corps.
En creux, ce que nous rappelle Carrey, c’est qu’il a été un « acteur effet spécial » à lui tout seul. Le premier ? sans doute pas, mais la lignée est glorieuse puisqu’elle remonte jusqu’à Buster Keaton. Mais le dernier ? peut-être bien. Chez lui, la distorsion sera toujours le meilleur antidote à la dilution numérique dans laquelle s’est plongée à corps perdu le tout venant du cinéma hollywoodien. Alors, après lui le déluge ?
Ces Mémoires flous mettent bien en scène la chute d’une Olympe contemporaine, dont on se demande si elle parviendra à se renouveler. L’épitaphe de Carrey et Vachon est lapidaire : « Chaque époque a ses propres dieux et implore ces dieux lorsqu’elle s’achève. (…) Quel dieu reste-t-il, à la fin des temps, si ce n’est des formes abstraites ? »
Le salut viendra-t-il du sursaut d’un esprit carnavalesque, dont Carrey et quelques possédés, notamment son faux jumeau Nicolas Cage (tous les deux se sont croisés à leurs débuts dans le merveilleux Peggy Sue s’est mariée de Francis Ford Coppola) seraient les derniers dépositaires ? La fête serait-elle définitivement finie ?
Il paraîtrait que quelques stocks de masques soient encore disponibles pour un certain temps. Tout dépend de l’usage qu’on voudra bien en faire.
Jim Carrey et Dana Vachon, Mémoires flous (Memoirs and Misinformation), traduit de l’anglais par Sabine Porte, éditions du Seuil, 2021, 304 pages.