Littérature

L’intrigue ou la vie ! – sur Le Silence de Don DeLillo

Écrivain

Toute l’œuvre de Don DeLillo est une sonde sur le mystère de la présence verbale au monde, une archive scripturale sur les mille manières de cohabiter avec les mots. Le point de départ de son nouveau roman, une panne d’électricité généralisée, appelle à lire le récit comme une biographie de la coupure. Le Silence est un roman de la panne, chambre d’écho des langages en décomposition.

Alex Preston écrit dansThe Guardian que « lire le dernier roman de Don DeLillo est une affaire étrange et mélancolique, comme regarder un objet brillant s’éloigner lentement. » Sur la couverture, un écran d’iPhone vu de profil semble voguer dans les airs. Le livre est aussi fin qu’un iPhone ; il a à peu près les dimensions des derniers appareils d’Apple commercialisés en 2020, l’année de parution du livre aux États-Unis. C’est à la fois un moyen de communication et un véhicule qui voyage dans l’espace.

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Le Silence est un récit bref, à peine 10 000 mots, une centaine de pages dans un format 10 x 18. On dirait que le roman a subi comme n’importe quel appareil électronique un processus de miniaturisation. DeLillo a conçu et envoyé dans l’espace un roman satellite, chargé de capteurs ultrasensibles, un cri qui retentit dans l’espace, un SOS Silence, un message d’alerte qui témoigne de l’état alarmant du langage sur la planète Terre.

C’est un roman post Covid et post Trump, bien que le virus et l’ex-président des États-Unis ne soient jamais cités. Un récit terminal, un testament, non pas celui de l’auteur, mais celui du langage. C’est la coda de toute son œuvre, un épilogue qui reprend tous les thèmes explorés dans ses romans précédents (technologie numérique, graphologie, géopolitique…) et suppose la connaissance de ce qui l’a précédé.

Avis aux lecteurs, il vaut mieux commencer par Les Noms, poursuivre par Libra et Mao II, s’engager dans la traversée de l’énorme Underworld (près de 900 pages), un véritable continent littéraire, avant d’aborder Le Silence. Mais on peut aussi aborder Le Silence sans rien connaître de l’œuvre de Don DeLillo, comme on entre dans un laboratoire par une porte dérobée, et qu’on surprend une expérience en cours : « Je me suis demandé ce qui se passerait s’il y avait une panne générale d’électricité. »

L’intrigue du roman tient en quelques lignes – si on peut encore parler d’intrigue avec Don DeLillo, il s’agit plutôt d’un protocole d’expérience. Les faits se déroulent en 2022 à New York, comme si le temps, dit l’un des personnages, avait fait « un bond en avant », un tout petit bond cependant, d’un instant à l’autre, comme lorsqu’on saute à la marelle d’une case à l’autre, de la case Terre à la case Enfer.

Entre les deux, il n’y a qu’un pas et ce pas est franchi un dimanche soir, le jour du Super Bowl. Les américains s’apprêtent à assister à cette grande messe cathodique qui les réunit chaque année devant leur écran de télévision, lorsque soudain tout s’éteint. La ville est plongée dans l’obscurité. Partout des écrans noirs. Les téléphones portables se taisent. Plus de réseaux. Fini Twitter et Facebook. Un avion se crashe à l’atterrissage à Newark. Le métro est paralysé.

Cinq amis ont prévu de regarder ensemble la finale du Superbowl. Le premier couple est dans un avion. Jim Kripps et Tessa Berens reviennent de Paris, car les voyages ont repris entre l’Europe et les États-Unis. Ils s’apprêtent à atterrir à l’aéroport de Newark. Ils sont attendus par des amis dans un appartement de l’Upper East Side. Le second couple, Max Stenner et Diane Lucas, tourne en rond en les attendant, en attendant le match.

On pourrait dire qu’ils ne sont qu’attente et propos vides, des héros de Beckett transplantés dans l’ère Facebook. La femme est prof de physique et elle a invité un de ses anciens élèves, Martin, le genre de cerveau capable de déchiffrer le manuscrit d’Albert Einstein sur la relativité restreinte de 1912 mais c’est à peu près tout.

Tous les trois tuent le temps en échangeant des banalités sur la relativité du temps et de l’espace à l’instant même où l’avion de leurs amis s’écrase à l’atterrissage. Ceux-ci s’en tireront avec quelques égratignures et après un détour par un hôpital débordé, ils rejoignent leurs amis pour assister au superbowl comme prévu, mais c’est le Silence qui a pris sa place.

Parvenu au sommet de son art, l’auteur de Underworld jette par-dessus bord les facilités de l’intrigue et ses rebondissements pour explorer cette impasse narrative que les grecs nommaient « anekdiegesis » et que la pandémie a rendue très concrète. L’absence ou l’impossibilité du récit. Que se passe-t-il quand tout s’arrête, que le chronotope du récit explose, que les enchaînement sensori-moteurs s’enrayent car on ne sait plus trop ce qu’est devenu l’espace et que le temps s’est arrêté ?

Don DeLillo procède dans Le Silence à un arrêt sur intrigue, comme on le dit d’un arrêt sur image.

« Que les jours soient sans but. Laissez les saisons dériver. Ne faites pas avancer l’action selon un plan », écrivait déjà DeLillo dans Bruit de fond (1985). La catastrophe suspend toute communication entre les êtres, mais aussi toute tension narrative des événements, le fameux « cliffhanger » des séries TV qui permet de capter l’attention du spectateur et de la conserver d’épisode en épisode.

Lorsqu’on leur retire les prothèses de leur téléphone portable et le salon de leur conversation sur les réseaux sociaux, les personnages sont désorientés et ne parviennent plus à communiquer. Il ne s’agit pas seulement d’une panne technique mais émotionnelle, psychologique, verbale, narrative. Plus question de maintenir une intrigue à tout prix. Le roman de Don DeLillo, comme la musique rejetant la tonalité, va se priver de l’intrigue pour explorer ce temps vierge, libéré de toute tension narrative. Don DeLillo procède dans Le Silence à un arrêt sur intrigue, comme on le dit d’un arrêt sur image. Récit d’une panne et panne du récit.

Évoquant la période où il travaillait dans une agence de publicité, il avait un jour déclaré dans une interview à Télérama : « Ça m’a appris à me méfier de la technique du “storytelling”, employée aujourd’hui par nos hommes politiques : pour faire avaler l’inacceptable, ils racontent des histoires simples, où chacun peut se reconnaître. Sans doute mon expérience publicitaire m’a-t-elle encouragé à écrire des romans à l’architecture très complexe, à ne pas mâcher le travail du lecteur… »

Pour Don DeLillo, pas question de produire des intrigues dans une culture qui génère une prolifération sans fin d’intrigues et d’histoires et nous y enferme sans notre consentement. Il écrit des romans sans intrigue sur les intrigues, dans lesquels les récits sont épinglés sur fond de langage effondré.

Car si toutes les intrigues tendent vers la mort, comme DeLillo l’écrit dans Libra (1988), alors refuser l’intrigue, c’est se placer du côté de la vie. « La conversation est la vie, le langage est ce qu’il y a de plus profond dans l’être. Nous voyons les motifs se répéter, les gestes accompagner les mots. C’est le son et l’image de la communication humaine. C’est la parole comme définition d’elle-même. La parole. Des voix qui sortent par les portes et les fenêtres, des voix sur les balcons de brique et de stuc, un conducteur qui ôte les deux mains de son volant pour gesticuler en parlant. Toute conversation est une narration partagée, une chose qui bondit en avant, trop dense pour laisser place au non-dit, au stérile. La parole est inconditionnelle, les participants y sont totalement absorbés. C’est une façon de parler qui prend un tel plaisir à son ardeur, à sa liberté, que nous commençons à penser que ces gens discutent le langage lui-même. » (Les Noms)

Le Silence est une chambre d’écho des langages en décomposition. Il n’évoque pas seulement la panne d’électricité mais l’effondrement linguistique qui en découle. DeLillo ne voit rien en journaliste, mais il perçoit comme personne. Quoi donc ? En homme de langage : la maladie des mots. Un Victor Klemperer de l’’âge de la terreur, qui décortique la transformation linguistique et narrative provoquée par un accident technologique. Non plus seulement une pandémie, une crise sanitaire mondiale, mais un effondrement linguistique, une crise de narration.

« Autour de nous, écrit DeLillo dans Mao II, tout tend à canaliser notre vie vers une réalité définitive imprimée sur papier ou sur pellicule. Deux amoureux se querellent sur la banquette arrière d’un taxi, et une question commence aussitôt à se poser. Qui écrira le film et qui jouera le rôle des amoureux dans le film ? Tout est à l’affût de sa propre version magnifiée […] Un homme se coupe en se rasant et l’on engage quelqu’un pour écrire la biographie de la coupure. ».

Une biographie de la coupure, voilà une bonne façon de définir le genre de récit qu’est Le Silence. Une biographie de la coupure d’électricité.

On ne possède pas sa langue. La langue est intraitable, indomptable, c’est une cage de fer et un espace d’expérimentation. La littérature se joue ici, dans ce hiatus, entre saisir et être saisi, entre parler et écrire, dans cette non maîtrise.

Que se passe-t-il lorsque les mots se détachent du réel et ne sont plus capables de transmettre ou de nommer l’expérience ? Que se passe-t-il lorsque l’écran mental devient noir, que les coordonnées de l’expérience deviennent illisibles, innommables, au point de constituer une énigme, l’entrée dans une sorte de dimension inconnue, imprévisible, de réalité improvisée sans passé ni possible ?

Comment dire avec le langage l’extinction du langage ? Comment faire parler les mots à l’agonie ? Comment représenter ce qui est par définition est imprésentable ? Non seulement la désintégration du récit mais la pulvérisation du langage, la poussière des mots. Requiem pour la langue mourante.

Don DeLillo a avec les mots l’attention des banquiers avec la monnaie. Il vérifie leur valeur scripturale, s’inquiète de l’écart entre leur valeur nominale et leur cours. Il surveille leur dépréciation inflationniste ou la contraction de la masse de mots en circulation, qui produit des récessions de la communication quand le mutisme s’étend, que les catastrophes produisent des krachs, que le crédit des mots s’effondre dans la diplomatie et qu’il faut les remplacer par des armes…

La langue est intraitable, indomptable, c’est une cage de fer et un espace d’expérimentation.

Don DeLillo depuis ses premiers romans, mène avec une constante et une ténacité une même expérience : il plonge ses héros dans le chaudron verbal de l’époque et observe les réactions. Catastrophes naturelle, crises financières, attentats terroristes, pandémie. Comment réagit un corps-langage quand on le plonge dans une certaine réalité, sous une certaine pression, ou qu’on le porte à telle ou telle température ?

Nul n’est écrivain s’il n’est pas dans ce rapport inquiet au langage. DeLillo écrit depuis quarante ans des romans, pièces de théâtre, des performances, en interrogeant les paroles, les mots, les récits qui occupent le monde. Nul n’est écrivain s’il n’est pas dans ce rapport inquiet au langage. La rencontre d’un écrivain avec le monde est une rencontre avec la matérialité du langage un peu comme un animal domestique se heurte à son propre reflet dans un miroir. Quel est donc cet étrange miroir des mots qui reflète et dédouble, qui s’éteint la nuit et aveugle en pleine lumière ?

Toute l’œuvre de Don DeLillo est une sonde sur le mystère de la présence verbale au monde. Son roman Les Noms l’exprimait de manière explicite, répétée. Ses héros – qu’ils soient archéologues, assureurs de risques, déchiffreurs du Moyen Orient et de ses guerres – sont confrontés dans leur vie quotidienne comme dans leur métier, dans leurs voyages, à la matérialité du langage, à ses lois de gravitation, à sa porosité, à ses tempêtes.

Pour Don DeLillo, le monde n’est pas un théâtre conformément à la vieille métaphore médiévale : c’est une surface d’inscriptions. Il a choisi depuis Les Noms de déchiffrer le monde comme une surface couverte d’inscriptions. Un palimpseste vieux de plusieurs milliers d’années et qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui, des inscriptions funéraires aux livres de compte cunéiformes jusqu’aux tags contemporains du métro.

Son œuvre s’intéresse à tous les types d’inscriptions : sur les tombes et les monuments, sur les murs, sur les vêtements, les voiles des femmes, les tatouages sur les corps, les graffitis dans les couloirs du métro… Son œuvre est une immense archive qui recense les mille manières d’habiter le monde avec les mots. De Lillo est un linguiste et un archéologue, un graffeur et un tatoueur, un cracheur de mots et un incendiaire du langage.

Archive sonore aussi. DeLillo insiste sur le fait qu’il travaille au « niveau de la rue » : « Cela signifie que j’écoute les gens, je les regarde marcher, gesticuler. Tout découle de cela. » Littérature acoustique. « Il a l’une des meilleures oreilles du secteur, explique le romancier Richard Powers, osant, à lui seul, contester nos conventions sur ce qui constitue le réalisme et la précision de la parole. Son oreille est intérieure. Après avoir lu ses dialogues, vous n’entendrez plus jamais l’artifice de la conversation humaine de la même manière. C’est de l’art. C’est mieux que précis. »

Les romans de Don DeLillo sont des sortes d’attracteurs, des aimants de mots. Il opère dans ses livres des grands rassemblements de mots comme des vols d’étourneaux qui volent en escadrille dans le ciel, ondulent, se déploient, changent de directions. On dit que ces regroupements sont des réactions de défense contre les oiseaux de proie. Peut-être en est-il de même des mots dans l’œuvre de Don DeLillo.

Son roman L’homme qui tombe, le roman de l’après 11 septembre, est tendu vers une seule question : qu’est-ce qu’un monde abandonné par les mots ? L’attentat contre le World Trade Center a plongé l’Amérique et le monde dans la stupeur qui suit les grandes catastrophes qui nous laissent sans recours narratif. Dès le mois de décembre 2001, dans un article intitulé « Dans les ruines du futur », DeLillo évoquait l’impossibilité d’une contre-narration. Non pas seulement comme une insuffisance, un retard du récit sur l’événement, mais comme le seul véritable événement.

Une réflexion devenue déjà présente dans Mao II : « Je pensais qu’il était possible pour un romancier de modifier la vie intérieure de la culture. Maintenant, les fabricants de bombes et les hommes armés ont pris ce territoire. Ils font des raids sur la conscience humaine. »

Lianne, un des personnages de L’homme qui tombe, participe à des séances de mémorisation d’histoires avec un groupe de six ou sept hommes et femmes qui sont aux stades préliminaires de la maladie d’Alzheimer.

DeLillo décrit avec minutie la progression implacable du mal comme une métaphore de notre époque. « Ils écrivaient pendant une vingtaine de minutes, puis chacun lisait ce qu’il ou elle avait écrit. Parfois cela l’épouvantait, les premiers signes de réactions en suspens, les pertes et les défaillances, les sombres préfigurations qui émergeaient de temps à autre d’un cerveau en train de s’écarter de la friction adhésive qui rend l’individu possible. C’était dans le langage, les lettres inversées, dans le mot perdu à la fin d’une phrase cahotante. C’était dans l’écriture menacée de liquéfaction… »

Falling Man, le personnage qui donne son titre au livre, est un performeur qui apparaît dans la ville dans les semaines après le 11 septembre. Sa performance consiste à sauter de certains lieux en hauteur avant d’être rattrapé par un harnais de sécurité et suspendu en l’air dans la posture de quelqu’un qui tombe du World Trade Center. Le Guggenheim l’invite à sauter des étages supérieurs du musée à intervalles réguliers sur une période de trois semaines. Habillé comme un homme d’affaires, le performeur imite la chute des corps du World Trade Center, le 11 septembre 2001. Une performance qui choque les passants et les attire irrésistiblement parce qu’elle est sans pathos et sans visage. Le corps du performeur, simplement, plonge dans le vide des mots.

Pourquoi un danseur danse, un gymnaste exécute des figures avec son corps, un trapéziste voltige au-dessus du vide ? Luttent-ils contre un ennemi invisible, se lancent-ils un défi, poursuivent-ils un projet ? Non ! S’ils dansent, voltigent, font des acrobaties dans les airs, c’est leur manière, leur art, de sonder l’espace, d’en éprouver la résistance.

Il en est de même des écrivains, ils n’écrivent pas pour raconter des histoires, distraire ou enseigner comme on le croit souvent. Ils écrivent pour sonder le langage, le sonder et le défier. Comme le trapéziste de Kafka qui refuse de quitter son trapèze, l’écrivain n’a pas d’autre sol que le langage. Son œuvre n’est rien d’autre que la totalité des figures libres qu’il exécute dans l’espace contraint de la langue.

Je dis « l’écrivain », mais en fait je parle de Don DeLillo car nul autre n’a exploré depuis les années 1970 avec autant de constance cette question du langage, non pas comme un thème ou une digression, mais comme une dimension de l’œuvre à écrire, une quatrième dimension. Le mystère de la présence verbale au monde.

Don DeLillo, Le Silence, traduit par Sabrina Duncan, Actes Sud, 112 pages.


 

Christian Salmon

Écrivain, Chercheur au Centre de Recherches sur les Arts et le Langage

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