Faire de l’esprit avec des chiffres – sur Il était une fois sur cent d’Yves Pagès
Ce livre est une tromperie sur la marchandise, et c’est tant mieux ! La couverture fustige « l’emprise » statistique sur une société « infestée par une vision comptable du monde » et offre de « rompre la glace du monstre statistique [et] d’échapper à ses ordres de grandeur qui prétendent tout recenser de nos faits et gestes ».
Pourtant, dans le texte, l’auteur montre qu’il aime les chiffres et en fait un usage bien plus complice, amusant, et mesuré qu’un n-ième pamphlet quantophobique. Il fait de l’esprit avec les chiffres.
Yves Pagès, un des deux co-éditeurs des éditions Verticales, a récolté depuis de longues années (une décennie dit le texte, mais on se demande si ce n’est pas un jeu avec tous les autres 10 qui se trouvent sur la même page 51) des anecdotes et des événements d’actualités caractérisés par le fait qu’un chiffre se trouvait en leur cœur narratif.
Il nous livre ici, en une centaine de courtes pages, quatre-vingts brefs textes (quelques feuillets maximum) qui s’inscrivent dans la tradition des « Réflexions » à partir de ces faits. La constance avec laquelle l’auteur a collecté ces nombres montre à elle seule l’attrait qu’ils exercent sur lui, sans parler du fait que je ne vois pas comment il ferait son métier d’éditeur s’il n’avait pas l’œil au moins respectueux pour les chiffres de ses ventes.
Mais au-delà de la biographie, comment fonctionne le texte ? Pour le comprendre, partons de deux Réflexions intitulées L’irréfutable preuve par 10 et Poisson soluble et peau de chagrin dans lesquelles l’auteur se livre à peu près à la même expérience. Il se demande ce que produit le rapprochement d’entités radicalement différentes entre elles, mais ayant en partage un nombre, ici un pourcentage, et rien d’autre.
Par exemple : « 10% de séropositifs l’étant à leur insu, 10% de créatures animales vivant hors du milieu aquatique, 10% de photos prises de par le monde sans smartphone, 10% de parents ayant égaré à jamais le premier doudou de leur bébé » (p.51). Plus loin, il se demande s’il peut prétendre que « les 33% de non-lecteurs du moindre livre font partie du même tiers état que les 33% de non-voyants de loin alias les myopes, les 33% de non-propriétaires de chez eux, de non-partis en vacances d’été ou de non-recourants au RSA… » (p.68)
L’auteur montre qu’il aime les chiffres et en fait un usage bien plus complice, amusant, et mesuré qu’un n-ième pamphlet quantophobique.
Ce qui l’amuse est ainsi de substantialiser une quantité propre à une entité, donc ici de poser que ces entités se caractérisent vraiment par 10 ou 33, pour voir si cela permet de les assembler dans une catégorie signifiante. Il en conclut que l’exercice s’avère certes scabreux, mais reste digne d’intérêt : « l’abus de coïncidence nuit gravement à la santé mentale, mais comme les associations d’idées attirent plus ma curiosité que les axiomes établis de toute éternité, autant céder à la confusion des genres, au piège des approximations dépareillées. » (p.70)
Le livre entier est une sorte de généralisation de ce geste : l’auteur y rapproche des entités dont le seul point commun est d’être, en partie, quantitatives. De sorte que le livre traite de tout, vraiment de tout, du décès de la mère de l’auteur (dans la diversité, la mort et le deuil restent d’ailleurs une voie de basse) à la génétique des langues vivantes en passant par le PMU et les WC et je ne m’arrête là que pour éviter d’être redondant avec le livre.
Le chiffre (ou les chiffres) que l’on trouve au cœur de chaque Réflexion est traité lui-même diversement. Conformément à l’annonce faite en couverture, il est parfois critiqué : le QI par exemple est raillé. Mais le plus souvent, il est un point d’appui pour penser l’état du monde actuel et ses travers. En réaction au constat que 44 % des recruteurs trient les CV dès la lecture du nom du postulant, l’auteur rapporte une histoire à la fois rigolote et triste (que je vous laisse découvrir p.83).
Ayant appris que 91% des oiselles et oiseaux changent de partenaire d’une saison sur l’autre, il se demande quelle morale en tirer (je vous laisse deviner et vérifier p.107). Enfin, en bon statactiviste, l’auteur va jusqu’à produire lui-même certains chiffres. Par exemple, pendant une manifestation, il compte le nombre de CRS affichant leur numéro de RIO (Référentiel des identités et organisations) et abouti au très faible 4 sur 107 malgré l’obligation légale (p.20) ou encore il prend sa calculette pour estimer le poids total des lombrics sur terre (p.54).
Bref, la plupart du temps, il est réaliste, c’est-à-dire qu’il ne critique pas ni ne déconstruit les chiffres, au contraire, il se fie à eux pour nous décrire le réel. D’ailleurs, le fait de ne pas donner ses sources va dans ce sens : inutile de s’encombrer avec des références qui risqueraient de les relativiser. Ce qui lui donne des boutons, c’est bien plus l’état du réel désigné par les nombres, que ces médiateurs qui lui semblent plutôt dignes de foi, graves ou amusants.
Yves Pagès ne critique pas ni ne déconstruit les chiffres, au contraire, il se fie à eux pour nous décrire le réel.
Il serait d’ailleurs temps que quelqu’un fasse enfin la généalogie de la schizophrénie très largement répandue qui pousse les acteurs à condamner le quantitatif en général comme par réflexe mais qui, en fait, dans la pratique et dans le détail, leur recommande de les utiliser pour conduire leur vie. Cette étude permettrait de vivre une vie plus riche et plus relaxe avec le quantitatif.
Ceci étant posé, ce seul point commun entre les diverses Réflexions de Pagès suffit-il à donner une unité à son texte ? Certains resteront peut-être dubitatifs tant les thèmes partent dans tous les sens, mais la plupart se réjouira de voir ranimé le vieil et noble exercice trop peu pratiqué de nos jours consistant à faire de l’esprit – un des avantages de la décontraction quantitative – c’est-à-dire à produire des formes courtes, très méticuleusement écrites, et dont la chute saisit le lecteur parce qu’elle est inattendue, paradoxale, poétique ou amusante.
Ces Réflexions spirituelles, inventées par les Lumières, n’utilisaient guère jusqu’ici que la partie littérale du langage. Mais les chiffres se sont diffusés et ont tracé de petites et grandes marbrures dans le bloc géologique de notre époque. Certains chiffres sont idiots, mais beaucoup d’autres sont frappants, intéressants, curieux, émouvants ou troublants. Yves Pagès montre dans ce bref livre que les temps sont venus de faire de l’esprit avec les chiffres aussi.
L’esprit, et donc ce livre, convient bien à un monde où le plaisir des mondanités est possible. On aurait envie de savourer sereinement la lecture de quelques réflexions dans les transports en commun, de poser le livre sur notre table au bistro pour que la couverture suscite la curiosité, de dîner avec des amis pour débattre du pourcentage de publicités ennuyeuses ou du temps passé devant les écrans par les adultes. Le livre tombe donc bien, puisque c’est tout le mal qui nous est promis. Ne boudons pas notre plaisir !
Yves Pagès, Il était une fois sur cent, Zones Éditions, La Découverte, mai 2021, 128 pages.