Plasticité et résistances des mondes de l’art – sur Sarah Sze à la Fondation Cartier
Par son architecture peut-être, la Fondation Cartier pour l’art contemporain a habitué son public à une esthétique de résonnances. Sous le ciel, au milieu d’un jardin qu’il reflète autant qu’il le laisse voir dans la transparence de ses façades de verre, l’édifice conçu par Jean Nouvel confond sa structure et son environnement.
Le lieu d’exposition est un lieu d’exposition au regard comme au dehors, pour ne pas dire dès à présent au monde. C’est un lieu de dialogue non forcé mais inévitable avec les ombres des arbres, les caprices de la lumière extérieure : le jeu des ombres et des matières, le jeu des mouvements du dehors et de ceux du construit, dont il faut il ne faut pas présumer l’immobilité. De fait, c’est de ce que celle-ci admet de changeant et d’imprévisible que s’empare Sarah Sze, lorsqu’elle joue avec les parois de verres et leurs effets de transparence en les habitant par ses propres installations et projections, en prenant à cœur de répondre au projet de Jean Nouvel d’inscrire l’édifice dans la réflexion de son milieu singulier.
C’est d’une double inscription dans le lieu que fait ainsi état l’exposition de Sarah Sze, présentée à la Fondation Cartier jusqu’au 30 mai 2021, permettant de (re)découvrir ensemble le travail de l’artiste américaine et celui de l’architecte français. Si la conversation entre Sarah Sze et Jean Nouvel, telle qu’en fera état le catalogue d’exposition, a précédé le montage de l’œuvre dans l’architecture de la Fondation, le dialogue de leurs deux pratiques est lui toujours à l’œuvre, et renouvelé sous nos yeux tout le temps de l’exposition.
Étrangement, avant même que l’œil ne saisisse l’une des deux œuvres de la série Timekeeper, conçues par Sarah Sze spécialement pour les espaces de Jean Nouvel, la première impression frappante est celle du vide. De l’intérieur, le bâtiment semble ramené à la sobre expression de sa structure, de quasi-carcasse puisque l’allure générale de ce hall si spacieux et ainsi dépouillé de mobilier d’exposition est celle d’une cage thoracique.
Installées vers le fond du bâtiment de part et d’autre de l’entrée, les œuvres Twice Twilight (2020) et Tracing Fallen Sky (2020) qui composent l’exposition Night into Day (De nuit en jour) sont monumentales, lumineuses, sonores et en mouvement ; elles investissent le sol et la hauteur de plafond permise par l’espace d’exposition. Elles apparaissent chacune depuis le fond de la pièce, dans un retrait qui invite à s’approcher, un retrait qui n’est pas total puisque les œuvres ménagent tout l’espace nécessaire afin que nous nous sentions libres de tourner autour.
À gauche depuis l’entrée, Twice Twilight est une construction complexe, faite d’une multitude de bâtons, tiges et tuyaux, semblable à un nid renversé en une sorte de dôme. À l’intérieur, une série d’images projetées sur des feuilles constitue une mosaïque courbe, flottante, lumineuse. Cela ressemble à un planétarium où les planètes seraient des vignettes animées, ou alors à un mur explosé dont les lambeaux seraient figés là pour accueillir le défilement des images, une grille de couleurs changeantes, tantôt froides tantôt brûlantes. À l’extérieur de ce dôme, des vidéos défilent le long de l’édifice de la fondation, s’impriment sur ses parois opaques, s’amenuisent sur la transparence de ses vitres, prennent le relief de sa structure.
Sarah Sze inclut toutes les étapes du projet à son œuvre : depuis les maquettes et les miniatures, jusqu’aux outils.
La construction centrale abrite ainsi dans son nid une série de technologies de l’image : impressions, projecteurs, systèmes de mapping, reflets, transparences, jeux d’optiques, où l’effet de mosaïque rejoint celui du vitrail, du cinéma, des ombres chinoises. De l’expression sobre de l’outil technologique ou numérique à l’évocation de pratiques artistiques traditionnelles, les jeux de lumières et d’images tournent tous (à la façon des projecteurs qui pivotent mécaniquement sur eux même, au cœur de l’œuvre) autour de la question de la projection.
En premier lieu se donne l’évidence toute littérale de la projection d’images filmées tout le long des murs intérieurs de la fondation, depuis le cœur de l’installation érigée sur le sol du bâtiment. Or, et c’est sans doute ce qu’il y a de plus frappant, cette projection n’est rendue possible que par le dépouillement total du lieu d’exposition : la Fondation, vidée de son mobilier pour accueillir entièrement l’installation de Sarah Sze. L’évidence de la projection lumineuse au mur est ainsi indissociable de l’impression frappante de vide qui enveloppe le corps dès son entrée dans le lieu.
Cela n’a rien d’un vide humain qui serait l’impression en négatif d’une absence, d’un manque, un état de désertification ou le résultat d’un amenuisement ; au contraire, le vide qui entoure les installations de Sarah Sze est le vide de la projection de l’œuvre dans l’espace, à cette seule façon de la matière (dont on imagine difficilement l’échelle d’éloignement des particules) ; façon de s’étendre dans l’espace, de réagir en et avec lui, une façon de distension des mesures qui tient finalement bien plus du geste d’emplir que de celui de vider.
C’est la place à investir pour visiter l’œuvre, l’endroit où circuler, une nouvelle incitation à l’approche. C’est encore l’espace tout simplement nécessaire à la projection des images – en grand et en petit, puisqu’aux projecteurs massifs qui font tournoyer les images sur les murs de la fondation, en promenant les ombres de la sculpture de tiges avec leurs lumières, s’ajoutent une série de micro-projecteurs et chacun de leurs petits ensembles lumineux, dispersés (abrités) ici et là dans la structure.
À bien y regarder, cette projection généralisée est aussi temporelle que spatiale, aussi mentale que palpable : les micro-projections sont réalisées dans des microstructures, maquettes de la grande qui les comprend, ou des modèles différents, de variations sur ce thème. Même lorsque ces maquettes ne comportent pas de projecteurs, elles sont en elles-mêmes des projections, des « images de », les étapes d’un projet et ainsi recomposent cette projection mentale qu’est l’imagination. Quoiqu’elle fasse partie du processus de toute œuvre, elle n’est pas toujours donnée à voir en tant que telle : on a plutôt l’habitude de retirer les échafaudages une fois les bâtiments érigés. À l’inverse, Sarah Sze inclut toutes les étapes du projet à son œuvre : depuis les maquettes et les miniatures, jusqu’aux outils.
Pour Twice Twilight et insérés dans les interstices de ce nid monumental, il s’agit des tréteaux de sa table de travail, des maquettes, des croquis, des lampes pour se pencher sur les plans tard le soir, et encore du balai qui a dû servir à nettoyer les espaces de travail ; pour l’autre œuvre, Tracing Fallen Sky, ce sont les boîtes de sel disposées autour de leur contenu répandu au sol selon un dessin précis ; ce sont les boîtes qui contenaient les pierres et les métaux disposés autour, le mètre à niveau qui permet d’ordonner tout cela, et même les spéculoos qui accompagnaient les cafés nécessaires aux bonnes conditions de travail.
Le projet est pour ainsi dire toujours à l’œuvre : devant nous, en elle, dans les détails et les interstices de sa construction se livre toute la matière de son projet. Au fond, ce n’est pas que le projet parasite le fini, ni simplement que le fini comporte son projet, mais plutôt que ce qui se finit dans une forme, peu importe l’échelle, est toujours inscrit dans le mouvement de projection dans le monde que soulignent les images incessamment projetées en tous sens depuis l’œuvre, en tous sens et à toutes les échelles, dans des résonnances et une expansion permanentes.
Par ces œuvres, il est à-propos d’interroger la possibilité d’une écologie des images plutôt que leur seule économie.
Disposées dans la sculpture générale de Twice Twilight, les images indissociables de leurs dispositifs de projections sont montrées en tant qu’éléments de structures. Et c’est ainsi qu’elles nous structurent de fait, dans notre histoire, notre monde, depuis les conceptions que nous en nourrissons jusqu’aux habitats, nids ou buildings, que nous érigeons en son sein.
Les images nous structurent, et nous affectent car elles touchent aux structures du monde, et qu’opérer à travers les images revient à toucher l’os, ébranler la carcasse. C’est ce que faisait étrangement ressentir le film 4h44, dernier jour sur terre (2011) dans lequel Abel Ferrara proposait une histoire de fin du monde, consubstantielle à l’envahissement presqu’asphyxiante des images.
Dans l’appartement de Cisco et Skye, personnages que nous accompagnons dans l’attente des dernières heures, les écrans sont indénombrables et fonctionnent tous en même temps. Téléphones, conversations sur Skype, vidéos de spiritualité bouddhiste dans leur traduction (ou une sauce) américaine, les news, les au-revoirs en visioconférence à l’autre bout du monde. Ces technologies de l’image n’invitent pas le monde dans l’espace intime, elles l’y déversent. L’appartement est spacieux, mais aussi ouvert constamment sur la ville : l’impression de fin du monde est là dès le début car étrangement, dans ce courant d’air permanent, quelque chose s’est déjà délité, quelque chose de l’ordre du rapport au lieu, ici et maintenant – et nous sommes déjà tendus, entraînés dans la fin.
Une œuvre qui mobilise tant d’images que celle de Sarah Sze, qui emploie tant de structures intimes de nos représentations et les manipule avec autant de plasticité n’aurait aucune difficulté à générer des effets violents dans son public. À l’évidence, et au contraire du film de Ferrara, les images n’évoquent en rien la fin du monde. Certes, elles s’immiscent au cœur de nos structures de représentation, mais sans violence aucune. C’est à travers ce qui doit dès lors s’entendre comme un geste relationnel qu’il convient par conséquent d’interroger plus précisément les images convoquées par Sarah Sze.
Elles sont en premier lieu difficilement identifiables : quand l’on devine ce qu’elles montrent, ce n’est jamais qu’à travers une bribe, une projection déformée ou encore mouvante. Elles sont nombreuses, et disparates : certaines montrent des oiseaux en nuée, d’autres sont en noir et blanc, quelques-unes sont filmées et se mêlent aux murs à des animations en 3D. Twice Twilight et son gigantesque carrousel pourraient à cet égard être le rappel douloureux de ce flux d’images, non qui environne notre quotidien et le traverse, mais qui est notre environnement, et auquel semble parfois réductible notre quotidien.
Ce flux qui multiplie les images, nous en informe, les déforme et nous avec, les abrège, les tronque, nous excède nécessairement en nous confrontant chaque jour un peu plus à notre incapacité à le saisir, à le comprendre tout à fait. Or, à partir de cette évidence que le monde nous excède, ne serait-ce que (et en premier lieu) dans ses images, l’œuvre de Sarah Sze réussit à faire surgir l’habitat dans l’environnement, le chez-soi dans l’extérieur.
Ce chez-soi qui n’est ni un cocon, ni même un intérieur, mais une sommaire armature de branches ou l’enchevêtrement complexe d’une série de tiges, qui ne fonctionne pas en protection ni en séparation avec le dehors (parce qu’il demeure ouvert et perméable) mais existe dans les mouvements qui le traversent sans cesse et communiquent avec l’extérieur. La structure est, de fait, traversée d’images ; ou encore, la structure opère la traversée des images ; enfin, la structure n’existe que dans cette circulation.
Les images, qui sont d’ordinaire des éléments de communication, font l’économie de cette utilisation-là, c’est-à-dire de ce statut d’outil, pour proposer une autre forme d’économie de l’image. Elles continuent de communiquer, mais autrement : à l’œuvre dans la structure, elles « communiquent » de façon intransitive, voire absolument, comme on dit de deux lieux qu’ils communiquent.
Il s’agit là par ailleurs de l’effet produit par ce que l’on appelle les images AMSR (Autonomous Sensory Meridian Response), popularisées au cours de la dernière décennie sous forme de multiples vidéos de relaxation, disponibles sur les plateformes en ligne. Quelques-unes de ces images, qui visent à produire une « réponse autonome sensorielle culminante » de l’ordre d’un apaisement physiologique général, à travers une série de stimuli sensoriels, sont utilisées dans le montage que nous propose Sarah Sze.
Si, de façon satisfaisante, la notion d’économie permet de penser l’œuvre comme un système (dans les fonctionnements et les techniques, les dispositifs et les effets, les communications et les dynamiques de ses images), Twice Twilight et Tracing Fallen Sky semblent toutefois déborder une telle approche. Le simple fait d’employer ces quelques images AMSR pour leur effet physiologique invite à considérer qu’il y a chez Sarah Sze une forme de biologie de l’image.
Il serait par conséquent à-propos d’interroger la possibilité d’une écologie des images plutôt que leur seule économie, afin de s’emparer des perspectives de certains domaines scientifiques que par manque d’habitude, de pratique ou par un cloisonnement parfois sévère des disciplines, nous oublions de convoquer aussi systématiquement que ce qui tient aux sciences humaines lorsque nous observons une œuvre d’art.
Dès lors, le mot d’ « écologie » est peut-être plus à même de traduire le vaste champ d’activité dans lequel Sarah Sze conçoit ses œuvres – et qui est aussi ce vivier partagé, nourri par les pratiques et les recherches de ses contemporains, l’endroit fécond et vivant d’un travail de pensée dans la transdisciplinarité duquel elle s’inscrit en tant qu’artiste.
Les travaux respectifs de Sze et de Bruno Latour se rejoignent dans une même et vaste entreprise de traduction, translation, interprétation.
Si le travail de Sarah Sze se reconnait indéniablement à une forte identité esthétique, il serait terriblement réducteur de dire de ses œuvres qu’elle sont des « mondes » comme l’on dirait d’un artiste qu’il a son monde, c’est-à-dire qu’il fonctionne dans un système qui lui est propre, qu’il nourrit en se nourrissant de lui, ou encore qu’il façonne une esthétique, un style ou une problématique en en faisant son habitat singulier ; pour ne pas dire qu’il n’a finalement d’existence que dans « son petit monde ».
Non : par la forme singulière que prend sa recherche, les œuvres de Sarah Sze sont des mondes mais à cet autre titre qu’elles demandent à être saisies comme tels, c’est-à-dire selon tout un arsenal de pratiques transversales, déclinables et variables. À cet endroit-là, l’œuvre de l’artiste nécessite un regard renouvelé et lui-aussi nourri plus largement par les pratiques contemporaines du monde : l’observation à toutes les échelles, la mobilisation des sens, les gestes (se pencher, s’approcher, tourner autour, naviguer près de l’œuvre, que l’on voudrait toucher, soupeser, freiner, souffler, toquer), mais encore la reconnaissance de théories, leur application, la convocation de modèles scientifiques ou de notions philosophiques…
Parmi ceux-ci, il est en est une qui lui est sans doute plus familière encore que toute autre, et que Bruno Latour emploie à l’égard de l’œuvre de Sarah Sze : celle de « zone critique ». Le terme désigne la fine pellicule externe de la Terre où se concentrent les interactions entre l’atmosphère, l’eau, les roches et les éléments terrestres, et où se comprend donc la vie. Mais en l’empruntant au vocabulaire scientifique pour l’appliquer à l’œuvre de Sarah Sze, le philosophe transpose le déplacement du regard que permettait déjà cette notion dans le champ de la représentation scientifique, pour opérer ce déplacement dans le champ plus vaste de nos représentations transdisciplinaires du monde.
De la même manière que la zone critique permet de nous défaire – de nous extirper – du modèle du globe terrestre, les œuvres de Sarah Sze amènent nos représentations à se familiariser avec ce que Latour identifie, dans une analyse plus poussée qui figurera dans le catalogue à paraître, comme une hétérogénéité fondamentale. En fait de « monde », ces espaces que nous habitons seraient surtout « ce multiple scintillement de mondes insérés dans des mondes ».
Or, par cette multiplication des échelles, cette surimpression des images, des modèles, des projections, l’évidence que notre corps est parfois trop grand pour les saisir, parfois trop minuscule, il demeure par-dessus tout cette étrange sensation (et la plus importante) que l’œuvre résiste dans chacune des façons qu’elle a de se donner ; toujours fragmentée par le jeu de ses échelles qui excèdent le visiteur, toujours partielle dans la saisie incertaine que permettent chacun de ces modèles.
Les deux installations de Sarah Sze se donnent par ailleurs dans les caprices de leurs temporalités ; elles sont complexes, faites de différents cycles, et des incidences de ces cycles les uns avec les autres : il est ainsi difficile d’estimer la part aléatoire de l’œuvre, ce qu’elle a d’imprévisible ou de hasardeux. En ce sens, comme tout système, elle pose la question de ses lois dont nous sommes, plus que de simples observateurs, des interprètes.
Nous donnons sens aux relations que nous faisons apparaitre au sein de l’œuvre, par l’identification du même, du différent, de la causalité ; nous donnons sens à l’œuvre en tant que monde en décidant que la rencontre entre deux mouvements relève du hasard plutôt que d’un savant ajustement ; et même sans décider, le fait de noter cette rencontre est déjà pour nous un engagement dans le monde de l’œuvre.
Ainsi le pendule de Tracing Fallen Sky balance, et nous balançons d’un modèle à l’autre, alors que nous remarquons que son mouvement est doublé de celui, projeté au sol sous lui, d’une petite tache lumineuse. Mais sous quel rapport ? Qui de la petite planète ou du pendule suit l’autre, s’ils se suivent bien ? Quelle est la part d’illusion dans l’impression qu’ils se suivent, quelle est la part de fiction, de narration, de projection ? Que le mouvement du plomb soit interprété comme la force surplombante de l’œuvre, transcendante et première, ou que l’on juge au contraire qu’il n’est que le jouet des projections au sol, qu’il tente de suivre inlassablement ; que l’on s’écarte de ces explications pour préférer le modèle d’un mouvement aléatoire, réglé par une finalité, ou alors mécaniquement. L’œuvre est-elle pendule, est-elle cadran, est-elle astrolabe, de quelle échelle relève cette représentation, et qu’est-ce que cela change à ce qu’elle représente ? Est-elle hasardeuse, déterminée ?
Pour n’en jamais finir, le regard est toujours ramené à l’étude et à l’hypothèse, à l’observation et à l’interprétation, à la coexistence des modèles et l’expérience réitérée, à la fois scientifique et contemplative.
Il ne s’agit pas de considérer que l’œuvre nous assigne à une telle méthode, et vise par-là à prescrire une bonne façon de saisir l’art contemporain ; il s’agit de comprendre que cette méthode est celle que l’œuvre se donne, dans sa façon à elle de recevoir le monde – c’est-à-dire, très pratiquement, d’habiter un lieu, de s’installer, d’être elle aussi abritée, par une culture, une institution ou une architecture, d’être inscrite dans des logiques, humaines, économiques, théoriques, d’exister dans la mesure où exister revient inévitablement à s’inscrire dans un milieu, dans des logiques et des représentations, qui la traversent et qu’elles traversent.
Derrière le mot de méthode, il faut aussi entendre celui d’attention ou du soin qui s’applique à l’ensemble des choix paramétrant cette inscription de l’œuvre. Il faut entendre qu’approcher une œuvre, c’est entrer dans une « zone critique », dans un jeu hétérogène de pratiques et de matières ; entrer en elle et non se tenir en lisière, se comprendre dedans, non seulement la comprendre dans ce que nous connaissons déjà d’autre.
Voilà simplement une œuvre d’art qui nous demande de ne pas la voir selon nos habitudes de regarder les œuvres d’art. Une œuvre qui nous soustrait à la temporalité de ce regard qui semble avoir fait son temps, en en convoquant d’autres non pour se soustraire au statut d’œuvre d’art, mais pour amener à ouvrir celui-ci, le laisser être traversé comme la structure de Twice Twilight, faite pour accueillir une infinité de projections.
L’œuvre opère le regard, ouvre ; et c’est afin de traduire cela que Bruno Latour a le soin d’emprunter au langage scientifique pour parler de l’œuvre de Sarah Sze. Leurs travaux respectifs se rejoignent en effet dans une même et vaste entreprise de traduction, translation, interprétation ; se rejoignent dans l’attention que chacun porte à l’autre, l’attention que Sarah Sze porte aux techniques, aux sciences, aux langages scientifiques, aux langages théoriques ; l’attention que porte Bruno Latour aux travaux des artistes, car lorsqu’opère la plasticité fondamentale de leurs fictions, elle opère transversalement sur tous les champs et les domaines de la représentation.
Oui, l’œuvre d’art se donne à nous et nous résiste comme le monde dont elle a la plasticité et la souplesse. Mais il faut à présent inverser la chose et dire qu’il est temps de considérer que le monde se donne à nous tel qu’il nous résiste, qu’il a la plasticité et la souplesse de l’œuvre d’art, à laquelle les sciences s’initient, se familiarisent à mesure qu’à la façon dont la vie traverse les corps, les espaces et les temporalités, nous apprenons à abriter cette nécessaire écologie des pensées qui nous traversent.
Sarah Sze, De nuit en jour et Artavazd Pelechian, La Nature, à la Fondation Cartier, du 19 au 30 mai 2021.
La Fondation sera exceptionnellement ouverte tous les jours, sauf le lundi, de 10h à 20h.