Art contemporain

L’exploitation des corps – sur l’exposition Cima Cima de Kapwani Kiwanga

Critique

Lauréate du prix Marcel Duchamp 2020, l’artiste franco-canadienne Kapwani Kiwanga fait dialoguer art et sciences sociales en proposant une réflexion sur les « stratégies de sortie » : des instants où le visiteur peut s’exfiltrer du carcan structurel dominant et réfléchir à l’avenir autrement. L’exposition Cima Cima poursuit l’exploration sensible des asymétries en s’engageant sur le terrain de la fuite. L’artiste y traque les gestes, de la survie des corps à l’énergie vitale inoculée par les micro-résistances.

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De l’exposition de Kapwani Kiwanga, ouverte depuis le 25 avril et ce jusqu’au 11 juillet 2021, mais fermée au public jusqu’au 19 mai, le titre « cima cima » aura longtemps été le premier et principal accès, la salle d’attente ; une salle de mots où se construisent effectivement nos attentes, nourries par l’introduction de l’exposition. 

« Le titre fait référence aux “cimarrones”, ou “marrons”, termes d’origine arawak passés dans la langue espagnole pour désigner les personnes en condition d’esclavage, devenues fugitives dans les Amériques. » L’exposition engage une réflexion autour des gestes et stratégies de survie, de fuite ou de résistance que mettent plus largement en place les populations ou groupes d’individus en situation d’esclavage, de privation de liberté ou contraints à la dissimulation.

Le mot « cima cima » nous est quant à lui d’abord étranger ; son sens est de prime abord lui aussi fugitif. La référence n’est pas immédiate, puisqu’elle demande son temps de lecture, de décryptage, un temps de compréhension réciproque qui fait entrer le spectateur dans une certaine approche – physiquement, dans une certaine façon de déplacer son corps dans l’espace pour l’accorder à lui.

Avant tout, le mot répété œuvre comme une incantation. Il se donne également dans une forme d’hypocorisme (du grec caressant, cette figure de style donne une tournure familière au nom qu’elle modifie, le transformant en surnom, souvent affectueux). Non pas marrones, mais cima cima – une version familière ou intime.

Dans la compréhension du nom, nous sommes déjà entré·e·s dans l’exposition. Le titre œuvre ainsi comme l’antichambre – ce lieu de passage et de rencontre qui dans la tragédie est le seul lieu possible de visibilité, de communauté, de croisement des regards et des enjeux ; le seul lieu par conséquent où se peuvent tramer les intrigues, nouer les tensions, défaire les nœuds, tisser le sens.

Ce qui se trame derrière la matière

S’il faut suivre cette métaphore, et en se gardant de la poursuivre au-delà de ce qui en elle fait sens pour parler de l’exposition de Kapwani Kiwanga, les salles du Crédac sont trois actes, quatre si l’on compte la salle de projection du Crédakino. Quatre façons de nouer et quatre façons d’installer la question tramée dans le mot de « cima cima ».

Que ce soit dans le mot et son hypocorisme, dans l’importance généralisée du sous-texte de l’œuvre, ou dans la trame qu’est le grain des longues feuilles de papier de la première salle, la trame de la tapisserie et ses grains (de riz cette fois) en elle incorporés, ou celle encore des feuilles d’arbres que nettoie l’artiste dans la vidéo projetée au Crédakino ; l’exposition est une forêt de secrets, d’interlignes, de choses cachées. L’hypocorisme est en somme un premier procédé de familiarisation (littéralement), qu’il faut sans doute lire comme une forme d’initiation. Il n’y a pas de secret au sens de secret d’initié·es, mais des secrets auxquels il faut s’initier. 

S’il me faut rester littérale une fois encore, c’est pour construire cette supposition, que la proposition de Kapwani Kiwanga au Crédac n’est pas une « exposition » de ces secrets, avec tout ce que cela peut engager de violence. Elle serait plutôt une forme d’initiation, c’est aussi à dire quelque chose qu’il faut être prêt·e à recevoir.

Que reçoit-on, en dehors du sous-texte qui accompagne les œuvres, éclaire la visite, si tant est qu’on veuille bien le lire, l’entendre, le comprendre ?

Comment entre-t-on ? dans les secrets, l’initiation, ou alors dans chacune de ces salles ?

Dans la première, nous entrons averti·e·s ; de la fragilité de l’installation composée de feuilles de papier suspendues, dans leur hauteur, du plafond au sol sur lequel elles se traînent, se plient, se reposent. L’œuvre occupe la salle, ou l’envahit : les feuilles, nombreuses, serrées, dessinent non seulement des couloirs où les spectateurices peuvent s’aventurer, mais encore des paravents, des écrans, des discrétions et des angles morts. Pour qui a connu la grande salle du Crédac dans d’autres configurations d’exposition, il est étrange de perdre ainsi la vue de sa vastité, la lumière et les perspectives que permettent sa belle verrière, sur tout l’angle du bâtiment.

De fait, les feuilles occultent le regard : elles ne privent pas de lumière puisque claires, elles la rendent simplement plus diffuse, plus éparse aussi ; découpée selon les lignes du papier. Plutôt que de lumière, c’est de perspectives qu’elles privent le spectateur. Hautes, étroites, elles contraignent à la vigilance, à la lenteur, à la précaution : le corps forcément désorienté appréhende difficilement la totalité de cet espace, impossible à immédiatement embrasser.

Une part de l’initiation réside dans le texte de l’exposition, qui permet de comprendre la façon dont les titres, les mots, les gestes et les matières tissent et nouent quelque chose. Il nous faut apprendre que le papier est fait à partir de sucre de canne et que les fines plaquettes de métal disposées, plaquées sur quelques-unes des feuilles comme des taches sont les fragments de lames de machette, pour prendre tout à fait conscience de l’économie de l’œuvre, intitulée Matières premières : une économie de la matière qui est aussi une économie des corps, des corps en condition non de travail mais d’esclavage.

Il est important de savoir cela pour prendre conscience de toutes les intrications de l’œuvre, mais ce n’est pas non plus la seule façon ni la façon la plus nécessaire de s’y rapporter. L’installation œuvre avec puissance avant même cette explicitation, et peut-être même dans un rapport plus juste avec ce dont elle traite : l’économie des corps qui se joue derrière la production et la culture des matières premières. Certes, le regard consomme en premier lieu les matières premières, puisqu’elles sont au-devant de nous ; mais nous nous mobilisons vers leurs arrière-plans, pour voir ce qui se trame.

L’œuvre est faite de passages, de couloirs où l’on peut évoluer librement, mais en négatif il s’agit de barrières, de contraintes, de limites et d’entraves. L’installation contraint à passer entre les lignes, au passage de ce qui est écrit et visible à ce qui ne l’est pas, au jeu du verso, l’autre face de la pièce.

Ainsi, si nous entrons dans la première salle avant même de savoir quelle en est la matière (les champs de canne à sucre, les allées cultivées, les machettes en fragments, l’histoire du matériau, de sa production, des corps à la tâche), si nous entrons sans conscience de tout cela, nous sommes malgré tout déjà entré·e·s dans une certaine forme d’initiation du corps. Le corps forcé à un certain chemin, à passer et repasser dans les mêmes allées, le corps désorienté, privé de perspective, dominé par des feuilles plus hautes que lui. Nous entrons dans une certaine approche, et un autre corps, avant même de savoir ; ou plutôt c’est justement parce que nous ne voyons pas tout à fait, pas comme d’habitude, que les gestes, les démarches, le regard que nous sommes amené·e·s à adopter nous font entrer dans un champ nouveau. 

Ce champ n’est toutefois pas uniquement celui de la canne à sucre. Nous entrons dans un espace net, dessiné, à l’esthétique délicate et travaillée. Il est cette fois éloigné de l’agriculture seule puisque nous n’entrons pas dans l’espace de matière première annoncé, mais plutôt dans un état transformé de cette matière, ainsi qu’une forme hyper-produite. La production en série – les feuilles, leurs dimensions et statures, leurs caractéristiques très nettes – la disposition maîtrisée – l’alignement, les allées, l’immobilité hiératique et légère à la fois, appelle une certaine retenue, prédispose à déférence, peut-être même à cette forme de solennité qui est celle des cimetières. Ce serait en ce cas un cimetière sans les noms, sans rien d’individuel, un cimetière paradoxal dont l’une des faces est le recueillement, l’autre l’oubli. 

Se mouvoir, se déplacer et rôder entre les feuilles est ainsi une seconde initiation : une façon de plonger encore une fois plus intimement dans une certaine disposition des corps, une façon d’accès à la compréhension des installations, essentielle tout au fil de l’exposition. 

Nous sommes ainsi littéralement mobilisés dans notre attention, celle qui, dans la seconde salle, permet de découvrir les minuscules répliques de grains de riz, en verre, tissés dans une large tapisserie sur tout un pan de mur, en persévérant ainsi dans le regard et plus loin dans l’attention ; celle qui, dans la seconde salle où se trouve The Marias (une installation présentant la fleur de paon Caesalpinia pulcherrima sous deux états, fleurs d’un côté de la pièce et bourgeons de l’autre) nous permet de distinguer dans la silhouette naturelle de la plante sa fabrique ornementale – en d’autres termes, la plante ornementale de l’ornement en forme de plante.

Celle qui, enfin et à travers toutes ces formes, permet l’accès aux gestes singuliers qui, s’ils fabriquent, restent cependant invisibles en dehors de l’attention qu’on veut bien leur porter : ils se cachent derrière les formes et les produits dont ils demeurent pourtant la matière première.

Les gestes de l’attention

L’exposition est bel et bien une affaire et une histoire de gestes : de ces gestes-là singulièrement approchés que sont les « gestes volontairement dissimulés permettant la survie […] une résistance silencieuse, et la pratique d’une indocilité créatrice comme mode de vie, garante de liberté ». Ces gestes qui là se trament, ou trament les œuvres de l’exposition, sont essentiellement liés à la culture – celle des plantes, associées à chaque fois à des fonctions précises, et donc compris dans un certain mode d’utilisation, ou d’exploitation. La plante : « la plante qui nourrit, la plante qui soigne, la plante qui tue »… et précisément, la plante qui décore, la plante abortive, la plante qui fournit le poison classiquement associé à une façon féminine de tuer ; la plante qui fleurit, aussi.

Il faut saisir aussi quelle analogie se joue entre l’exploitation des plantes, et une exploitation des corps féminins. Dans la seconde salle, l’artiste présente les œuvres d’une autre artiste qu’elle invite pour cette réflexion : ce sont de délicats crayonnés construits à partir des graines de tomates, tachant et collées au papier blanc, que présente Noémie Sauve dans trois dessins de la série Motif vivant (2018-2020-2020). Noémie Sauve est par ailleurs co-fondatrice du Fonds d’Art Contemporain Agricole de Clinamen, qui a pour objet de soutenir à travers l’art les pratiques paysannes de l’agriculture. 

Les quelques graines de tomates sont des graines non stérilisées. Si la stérilisation des semences agricoles est une façon d’exploitation des organismes vivants dans une logique de production industrielle, cette exploitation biologique est intrinsèquement liée à celle, économique, des producteurs qui cultivent les plantes et dépendent systématiquement des fournisseurs de semences, à chaque nouvelle saison. Cultiver une tomate non stérile est en soi, un geste de résistance ; et l’ensemble des œuvres de l’exposition, par leur seule présence, suppose ces gestes qui permettent de rompre les processus et les cycles exploiteurs, esclavagisant, ou du moins les freiner, leur opposer une force de résistance.

D’une certaine façon, ces gestes-là ne peuvent résider – car il n’y a que là qu’ils peuvent continuer de prospérer sans être immédiatement neutralisés ou violemment réprimés – que dans la discrétion, le silence, dans l’à-peine visible.

Ils résident par exemple dans le minuscule du grain de riz en verre tissé dans la tapisserie et faisant corps avec elle, indissociable histoire des êtres vivants – plantes ou corps humains – déportés vers d’autres terres et contraint à la reproduction, cultivés, transformés en matières premières de systèmes de production et de marchés d’exploitation. C’est une histoire camouflée elle aussi, puisque c’étaient dans les cheveux des femmes d’Afriques de l’Ouest forcées à l’émigration que ces grains étaient tissés et dissimulés ; ils ont voyagé avec elles non seulement comme un corps vivant et une semence qui permettrait à cette variété Oryza Glaberrima de se reproduire et se transplanter et survivre ailleurs, mais encore comme la matière première et le support d’une histoire d’émigration, d’exploitation, une destinée commune aux corps des femmes et à ce riz.

Ce riz est ainsi cultivé, dans cette même salle du Crédac, entre la tapisserie et les dessins de Noémie Sauve. Cette simple présence – de grands bacs reproduisant les terrasses des rizières de riz, orientée vers la verrière de la pièce – en nécessite une autre, fréquente et attentionnée : celle de Léonard Nguyen Van Thé, paysagiste et jardinier, qui s’occupe des rizières tout au long de leur exposition au Crédac aux côtés de Kapwani Kawanga. C’est encore un geste dissimulé, et des présences entre les lignes, entre les visites du public, le geste caché, manquant de publicité, mais que requiert simplement la présence de la plante : c’est un geste de soin, puisque la vie de la plante (en ceci contraignante) demande, appelle ou exige la présence et la veille du jardinier. Le grain de riz trouve très justement sa place, tissé au mur dans la tapisserie : puisqu’il vit dans cette manière qu’il a de se lier aux vies d’autres corps, de vivre en entremêlant son destin avec eux. 

Dans Vumbi, la vidéo projetée au Crédakino, l’artiste nous présente un second geste de soin adressé aux plantes : celui de nettoyer méthodiquement les feuilles d’un mur végétal en bord de route, dans un plan fixe et long, permettant d’entrer en contemplation de ce geste d’attention. L’exposition s’ouvre sur les hautes feuilles de papier, et se clôt sur ces feuilles couvertes de poussière rouge, sur une route de Tanzanie. De notre façon de nous glisser précautionneusement entre les premières, craignant d’abîmer l’installation, au soin porté par l’artiste au nettoyage de la plante, pour lui rendre sa couleur initiale, il se décline une certaine idée du soin, de la cura qu’implique et devrait impliquer toute culture.

D’autres histoires intriquées se laissent présupposer au fil de l’exposition. Plus ou moins dissimulées, parfois explicitées, quelques fois elles affleurent simplement à la mémoire dans un réseau dont on se demande s’il ne fait sens que pour nous. Ainsi la Caesalpinia pulcherrima de The Marias, plantes ornementales mais aussi utilisées comme remède abortif par les femmes en esclavage – cultiver la plante et la consommer devenant ainsi un geste de résistance, pour refuser de se reproduire, de perpétuer une condition d’esclave et d’être exploitée comme organe (re)producteur de force de travail dans le cadre plus large d’une production esclavagiste –, telle qu’elle est présentée sur un socle et dans une pièce tapissée de jaune, m’évoquent une autre histoire, plus ancienne encore. 

Le jaune était de fait la couleur des fleurs du silphium, un jaune d’or selon la littérature antique ; et le silphium, largement utilisé comme contraceptif dans l’antiquité gréco-romaine, est peut-être dans l’histoire de l’humanité l’une des premières espèces amenées à disparaître, par les seuls effets d’une hyper-exploitation agricole. De cette disparition-là, intimement liée à l’histoire des femmes, de la reproduction sexuelle dans leur corps et du contrôle qu’elles peuvent, ne peuvent pas, ou parviennent à en avoir, le jaune est une forme de réminiscence, activée ici et empruntant les chemins que d’autres œuvres d’artistes femmes ont tracés dans mon esprit, sur ces mêmes gestes de femmes.

Je ne me défie pas de ces images et ces nœuds de sens qui me traversent au fil de l’exposition ; ils font ma compréhension de l’œuvre, c’est-à-dire une façon d’approcher, une démarche. Celle-ci me permet d’habiter un milieu qui – comme tout espace d’exposition au premier abord – m’est essentiellement étranger. Si la critique est étymologiquement affaire de discernement, elle est bien ce qui me permet de mettre en place des repères dans les espaces physiques et mentaux des lieux d’exposition.

Certes, je me trouve bien loin des enjeux de survie que questionne Cima cima ; mais je perçois comment les gestes, les histoires des femmes entrent avec moi dans l’exposition en même temps que celle-ci me reçoit ; qu’il s’agit d’une compréhension réciproque, implicite, parfois de sous-entendus et d’incertitudes. Et je comprends qu’une façon d’habiter les œuvres est toujours possible, dans la pratique incessante et perpétuellement réajustée, d’une attention mobilisée, d’un geste de soin, d’une cura en mouvement.

« Cima cima » de Kapwani Kiwanga, à voir jusqu’au 11 juillet au Crédac (Centre d’art contemporain d’Ivry-sur-Seine)


 

Rose Vidal

Critique, Artiste

Notes