Le sillon des hommes en crise – sur La Parade de Dave Eggers
À l’aube du nouveau millénaire, en l’an 2000 exactement, Dave Eggers s’était auto-proclamé « génie » de la littérature américaine en composant un récit autobiographique qui fit alors grand bruit, Une œuvre renversante d’un génie déchirant.
Devenu orphelin de père et de mère vers l’âge de 20 ans avec sa sœur et ses deux frères dont l’un seulement âgé de huit ans, Christopher dit Toph, il lui revint d’élever ce dernier. Ce sens précoce des responsabilités, relaté dans l’Œuvre renversante, ne s’est jamais démenti depuis, sans que la part de génie ne s’épanouisse de manière équivalente.
Aucun écrivain de sa génération, sinon lui, n’a autant œuvré pour les autres, ses pairs comme les plus jeunes. Il est à l’origine de trois projets majeurs : la maison d’édition Mc Sweeney’s, basée à Brooklyn et San Francisco, qui a publié les textes d’écrivains tels que Michael Chabon, David Foster Wallace ou George Saunders ; le magazine littéraire The Believer dirigé par les deux romancières Vendela Vida (son épouse) et Heidi Julavits (la femme du très expérimental Ben Marcus).
La troisième réalisation, datant de 2002, est plus originale : il s’agit d’une association bénévole, basée à San Francisco, 826 Valencia, destinée à promouvoir l’écriture chez les enfants et les jeunes adultes. Le premier centre, coiffé d’une fresque murale dessinée par Chris Ware, s’est depuis multiplié en plusieurs « chapitres », ainsi qu’ils sont nommés, non seulement sur tout le continent américain mais également en Europe (en France, Le Labo des histoires, ouvert en 2011). Eggers est aussi connu pour son scénario, co-écrit avec le réalisateur Spike Jonze et adapté du célèbre album pour enfants de Maurice Sendak, Max et les Maximonstres, l’histoire d’un petit garçon rebelle qui vogue vers une île peuplée de créatures fantastiques et sauvages dont il devient le roi avant de retourner dans sa maison.
Parmi ses multiples activités, Eggers a encore trouvé le temps, depuis une vingtaine d’années, de publier une trentaine d’ouvrages en tout genre, nouvelles, livres pour enfants, biographies, récits de voyage… et romans, dont Le Grand Quoi (Autobiographie de Valentino Achak Deng), inspiré du destin d’un réfugié soudanais (prix Médicis 2009), Le Cercle (2013), récit dystopique sur le panoptique totalitaire mis en place par les GAFAM ou le très beau Hologramme pour le roi (2012), sorte de Mort d’un commis voyageur contemporain décrivant les errements d’un cadre américain vieillissant, venu accompagné d’une jeune équipe en Arabie Saoudite, avec l’intention de vendre un dispositif technologique au roi dont ils attendent, jusqu’au dernier chapitre, l’arrivée.
Voyage au bout de soi ou fiction de l’attente exposant un personnage, ayant déjà tout perdu, à de nouveaux déserts et territoires du vide, Hologramme, comme le procédé photographique capable de produire une image en trois dimensions suspendue en l’air, prête toutefois une dimension plus économique au seul mirage métaphysique que peut induire la citation de Beckett, tirée d’En attendant Godot, dans l’épigraphe : « Ce n’est pas tous les jours qu’on a besoin de nous. » Là encore, dans le nouvel écrit intitulé La Parade, novella plutôt que roman à proprement parler, il s’agit d’un voyage, ou plutôt d’une mission technique que des Occidentaux ont à accomplir dans un pays dont on ignore le nom. Le Soudan peut-être, ou le Yemen où Eggers s’est rendu à de nombreuses reprises ces dernières années en compagnie d’un jeune Américain d’origine yéménite, spécialisé dans le négoce du café, et dont il a tiré un long portrait documenté, Le moine de Moka (2019). Mais pas de commerce de graines ni de haute technologie cette fois.
Deux ingénieurs ou techniciens américains ont été envoyés par leur entreprise dans un pays qui sort à peine d’une guerre civile pour bétonner une route qui relie le Sud rural à la capitale au Nord où le nouveau gouvernement s’est installé. Pour des raisons de sécurité, éviter enlèvements et demandes de rançon, les deux personnages n’ont pas de nom mais sont appelés par des numéros, Quatre et Neuf.
Quatre est un homme d’expérience dont on suit, dans la première partie du récit, le point de vue implacable, loin d’emporter la sympathie. Rigide, méthodique, rationnel, il accomplit sa tâche à la lettre, sans jamais dévier de la voie qu’il doit tracer. C’est à lui qu’il revient de conduire l’énorme épandeuse de bitume, le RS-80, pour « asphalter et peindre deux cent trente kilomètres d’une route à deux voies ». Son coéquipier Neuf est chargé de partir en éclaireur sur un quad « afin de repérer les obstacles et s’assurer que personne n’a touché aux capsules ». Dans la fiction de Eggers, les duos masculins sont presque une figure imposée à partir de laquelle l’auteur improvise et soupèse les différences culturelles, psychologiques et générationnelles qui les séparent ou les font converser.
Sur cette route-là, rien ne ressemble toutefois à l’aventure poétique qui réunissait jadis Jack Kerouac et Neal Cassady. Quatre est une ligne droite qui marque et lisse efficacement l’espace, avec une ponctualité quasi obsessionnelle puis plante sa tente à espaces réguliers avant d’avaler une nourriture lyophilisée. « Droit devant, les diagonales bien nettes de la chaussée se rencontraient en un point resserré à l’horizon. Une fois asphaltée, la route serait sublime. » L’autre au contraire, plus jeune et moins expérimenté, devient rapidement « l’agent du chaos », tenté par les déviations de la trajectoire et les accotements, curieux de la population locale, de sa nourriture, de ses coutumes et surtout de ses filles, mêlant allègrement travail et tourisme (parfois sexuel), tout en citant le romantique John Keats : « Que toujours puisse vagabonder la Fantaisie, / Le Plaisir n’est jamais au logis. »
« Sans la guerre et ses déchets, tu ne serais pas là », explique Médaillon à Quatre.
Dans ce conflit d’orientation, entre une rationalité inflexible de la technique doublée d’un repli mental imperméable à l’extérieur, et une immaturité fantaisiste et dangereuse mais plus ouverte sur le monde étranger, il est pourtant difficile de trancher. Car l’irresponsable Neuf est également celui qui introduit des accros et des nervures dans la surface, des obstacles et des anomalies qu’il devrait balayer, des tangentes dans un parcours sinon sans histoire, ni bifurcation. Il devient le porte-voix des rumeurs qui courent dans les villages, des souvenirs et des fracas encore vifs de la guerre civile jusqu’à précipiter, par ses imprudences, son obtus compagnon.
Une scène décisive vient scinder le périple en deux, arracher Quatre à sa rigueur mais aussi l’exposer à une double contrainte : un enfant, mentalement blessé par la violence de la guerre dans une « région d’atrocités incessantes, [d]’inventives atrocités » se tient au milieu de la route et refuse de s’écarter, obligeant Quatre à descendre de son véhicule et quitter l’asphalte pour la jungle. Pourtant le péril à traverser une forêt minée, avec un enfant dans les bras, l’oblige finalement à rebrousser chemin et à l’abandonner là où il l’avait trouvé. Commence alors une interaction des espaces – la chaussée et les bas-côtés – puis des hommes – le travailleur étranger et les habitants – surtout lorsque Neuf, après s’être délesté, dans un élan de générosité, de tout ce qui assurait sa protection, casque, quad, trousse à pharmacie et téléphone, tombe malade et est laissé pour mort.
La seule confrontation entre les deux numéros, strictement bornée par la route, s’enrichit alors d’une foule d’intervenants qui, venant de chemins de traverse, font comme gondoler les codes, la logique et la droiture dictées par l’entreprise américaine et transforment le goudronnage en une aventure plus périlleuse et rocambolesque, à laquelle participent les travailleurs humanitaires sournois d’un dispensaire, un guérisseur, des militaires corrompus et surtout un personnage nommé Médaillon qui, une fois la route terminée, espère pouvoir conduire sa femme malade dans la capitale à bord de son tuc-tuc.
« Partout dans le monde, il y avait des criminels, des comploteurs et des couards. Et partout il y avait des hommes, comme Médaillon, aiguillonnés par la détermination. »
En écho de cette sollicitude résonne celle – ironique – du président de la nation, dont la femme a été assassinée par les rebelles, et qui compte organiser, sur la route qu’il fait construire, une parade finale de réconciliation sur laquelle s’achève tragiquement (certains critiques ont pu dire « cyniquement ») l’ouvrage.
Quoiqu’il n’ait pas l’ampleur romanesque d’Un hologramme pour le roi, La Parade continue donc de creuser dans le sillon des hommes en crise lorsqu’ils sont envoyés en mission – industrielle ou commerciale – loin de leur domicile, et doivent affronter l’autre, plus jeune et fantasque ou l’autre étranger, et pénétrer au « cœur des ténèbres », comme l’écrivait autrefois Joseph Conrad, ou comme ici, dans les ruines d’une guerre civile.
« Sans la guerre et ses déchets, tu ne serais pas là », explique Médaillon à Quatre.
La route en construction est une allégorie des destins contrariés ou des directions hasardeuses qui peuvent mener droit en enfer, surtout lorsque ce dernier est pavé des meilleures intentions. Chacun est renvoyé à ses intérêts, ses failles et ses faiblesses, Quatre à ses œillères et son enfermement, Neuf à sa fougue altruiste et irréfléchie, Médaillon à son égoïsme naïf et le gouvernement « sans foi ni loi » à ses stratégies politiques et sa cruauté pour dessiner une brève parabole, subtile et nuancée, de l’héroïsme impossible et des paradoxes de la responsabilité.
Dave Eggers, La Parade, traduit de l’anglais (États-Unis) par Juliette Bourdin, Gallimard, 184 pages.