La pluralité des écoutes : sur Sound of Metal de Darius Marder
El oído es un órgano al revés; sólo escucha el silencio. L’oreille est un organe à l’envers ; elle n’écoute que le silence.
Juan Luis Martínez, La nueva novela
La scène se situe au mitan du film. Le personnage principal, atteint d’une surdité soudaine et brutale, a trouvé refuge au sein d’une communauté de personnes sourdes. Ils déjeunent autour d’une grande table. La caméra passe de l’un à l’autre. On entend les bruits des couverts, les voix plus ou moins articulées des convives qui communiquent en langue des signes. On entend ce qu’une personne non sourde entendrait si elle était présente dans la pièce. Puis le son change. Il s’efface. On entend maintenant ce que les convives entendent, c’est-à-dire rien, le silence.
En termes narratologiques, on passe d’une focalisation externe à une focalisation interne, d’une perspective extérieure et entendante à celle des personnes que l’on voit à l’écran, la perspective des sourds. La force de ce changement de point d’écoute est de rendre manifeste la focalisation générique, et non interrogée, du cinéma en tant qu’art audiovisuel : le fait qu’il est conçu par et pour des personnes entendantes. Il suffit d’adopter la perspective des personnes qui sont filmées dans cette scène pour en exclure les non sourds.
L’absence de son ne retire rien au récit, les convives poursuivent leur conversation animée. Mais ce que nous pensions comprendre de ce qu’ils disaient devient, pour nous qui ne parlons pas la langue des signes, complètement mystérieux. En retirant le son, le film révèle ce qu’il est : le produit d’un art d’entendants.
C’est une des grandes réussites de Sound of Metal que de parvenir ainsi à renverser le sens de l’image en faisant varier les points d’écoute. Cette réussite doit au moins autant à l’importance accordée à la bande-son par Darius Marder, le réalisateur du film, qu’au travail de création (plus que de design) sonore de Nicolas Becker – qui a été récemment récompensé d’un Oscar.
Handicap et culture sourde
Cette scène se situe à un moment déterminant de l’évolution du personnage principal, Ruben (interprété par Riz Ahmed, particulièrement convaincant). Ancien toxicomane, Ruben est batteur dans un duo de musique métal. L’ouïe est de son corps l’organe majeur, celui qui commande ses bras et ses jambes, celui qui le relie à la chanteuse, Lou, dont on découvre presque immédiatement qu’elle est également sa compagne. Un matin, quelques minutes seulement après le début du film, il ressent les premiers symptômes d’une surdité subite et presque totale. Rapidement diagnostiqué et ne disposant pas de la somme qui lui permettrait de financer une greffe d’implants, son sponsor et ami l’oriente vers un centre d’accueil pour ancien toxicomanes atteints de surdité.
Il commencera par résister mais, progressivement convaincu par la douce attention qu’on lui porte, finira par trouver sa place dans cette communauté hospitalière. Il apprend la langue des signes (américaine), donne des cours de percussion aux jeunes malentendants, autrement dit découvre la culture sourde dont il ignorait tout quelques semaines plus tôt. Le récit est d’apprentissage et clairement didactique. À travers Ruben, c’est à la culture sourde que le film veut initier les spectateurs, entendants pour leur très grande majorité.
Un personnage l’accompagne dans ce périple existentiel : Joe, le responsable du centre, qu’une explosion a rendu sourd pendant la guerre du Vietnam. Il est l’intercesseur, celui dont la parole amène à prendre conscience du changement de perspective. À deux reprises, quand ils se rencontrent puis quand ils se séparent, il dit à Ruben l’objet de son travail : parvenir à faire accepter à celles et ceux qu’il accueille que la surdité n’est pas un handicap qu’il s’agirait de surmonter – la surdité ne retire rien, elle n’est qu’une autre perspective sur les mêmes choses et une autre manière d’être ensemble.
La conversion n’est cependant qu’apparente et l’apprentissage plus tortueux qu’attendu. Peu après la scène que nous avons décrite, Ruben vend son van et, avec l’argent obtenu, finance en secret l’opération. Elle n’aura évidemment pas les effets attendus.
L’oreille et l’implant
Revenons un peu en arrière. Quand un spécialiste lui diagnostique sa surdité, Ruben se trouve confronté à un schéma auquel il ne peut qu’adhérer et que l’on pourrait résumer ainsi : la surdité est une maladie dont il convient de guérir et cette guérison suppose que l’on supplée à la déficience de l’organe auditif, devenu irréparable, en lui substituant une prothèse.
Ce schéma repose sur une conception fonctionnaliste de l’audition selon laquelle l’oreille exemplifie une fonction sensorielle à laquelle l’ouïe a été préalablement réduite : celle de traduire les vibrations aériennes en sons audibles. La surdité est dès lors assimilée à la déficience d’une fonction qui ne remplit plus son rôle et qu’il s’agirait par conséquent de remplacer par un autre mécanisme, au fonctionnement analogue.
L’implant cochléaire est censé se substituer à l’oreille en effectuant à sa place la traduction dont celle-ci se trouve incapable. Seulement, cette substitution d’organe n’est pas sans effet sur l’audition. Comme Ruben en fera l’expérience, on n’entend pas avec un implant de la même manière qu’avec un tympan et des cellules ciliées.
Dans le film, la seule chose qui fait obstacle à ce schéma prothétique est le coût prohibitif d’un traitement qu’aucune assurance ne rembourse. Ce coût est ici la chance que le destin offre à Ruben, obligé de vivre avec sa surdité, autrement dit de devenir un sourd comme un autre. Il n’en profite pas, trahit la communauté qui l’a accueilli (Joe le lui fait clairement comprendre) et part en France retrouver Lou, dont le père, français, habite à Paris.
Les deux écoutes
Comme on l’a vu, la focalisation narrative de Sound of Metal passe par sa bande-son. Dès les premiers symptômes de sa surdité, le spectateur entend par intermittences ce qu’entend Ruben. On passe ainsi de sa perspective, où peu à peu le silence se fait, à la nôtre, qui fut la sienne, celles des entendants. Ce jeu de va-et-vient s’efface quand la surdité devient complète puis reprend quand Ruben intègre la communauté.
Mais, entretemps, ce jeu a changé de sens. Au début, il représente l’exception : en entendant son ouïe se défaire, le spectateur vit de l’intérieur le processus inéluctable de son exclusion d’un monde avec lequel il ne pourra bientôt plus communiquer. Une fois dans la communauté, sa perspective devient majoritaire : elle est partagée par toutes les personnes présentes. Les seules à être exclues sont les spectateurs entendants, obligés de représenter la minorité étrangère dans un monde où entendre n’est en rien un privilège. Les sourds n’ont pas besoin d’oreilles pour se comprendre, rire et accomplir les tâches que requiert la vie commune.
Dans la scène que nous avons décrite au début, la perspective de la surdité apparaît pour la première fois du film comme « normale ». Dans la mesure où aucun entendant n’est présent, le son devient superflu. Dans une société de personnes sourdes, la norme est le silence.
Un silence qu’il convient toutefois de relativiser. Les personnes sourdes ont d’autres moyens d’entendre, qui ne passent pas par l’oreille. Le silence des entendants est un silence de l’audition, il se réduit à une absence de sons audibles et ignore la plupart du temps la richesse de l’écoute non auriculaire, celle qui passe par les vibrations tactiles et osseuses. Le silence des sourds est riche des vibrations multiples qui les traversent et qu’ils apprennent à décrypter.
La bande-son restitue de manière très convaincante cette autre écoute. Pour la fabriquer, Nicolas Becker est parti de sons enregistrés à même le corps de Riz Ahmed, jusque dans sa bouche. Ces microsons donnent une idée assez précise de la dimension proprioceptive de l’écoute sourde, essentiellement basée sur les vibrations internes.
On peut regretter que Ruben ne prenne conscience de la dimension tactile et vibratoire de son art de batteur que dans de trop courtes scènes. Il y a là une piste qu’il n’explorera pas, ce qui peut sembler étrange de la part d’un praticien d’une musique pour laquelle le volume et l’impact physique sont aussi importants. Pour lui, la perspective sourde demeure celle de la privation : elle n’ouvre un monde que parce qu’elle l’a privé d’un autre auquel il continue d’aspirer.
Silences
Il est un dernier va-et-vient. Celui qui accompagne le retour déceptif de l’ouïe. Les implants posés, Ruben entend à nouveau. Mais rien n’est comme avant. Les sons ont perdu leur évidence auriculaire. Ils grésillent et sautent d’une fréquence à l’autre comme s’ils sortaient d’une radio mal réglée. L’effet est douloureux. Peut-on même dire qu’il entend ? Oui, sans doute, mais autrement. L’opération ne restitue pas, elle transforme. Un appareillage électronique, aussi raffiné soit-il, ne saurait se substituer sans reste à l’oreille.
Ruben accède à un état étrangement tiers, ni entendant ni sourd, ou autrement entendant. La force du travail de Nicolas Becker est de parvenir à nous faire entendre cela, non seulement la perte d’ouïe, l’assourdissement progressif du monde, mais également cette nouvelle ouïe que les implants offrent aux personnes sourdes. On entend presque littéralement le processus de reconstruction des sons auquel ils obligent le cerveau, une synthèse mi-machinique mi-biologique.
Redevenu entendant, Ruben rejoint Lou à Paris. Ses implants ont été réglés et il s’est habitué à sa nouvelle écoute. Sa perspective est redevenue celle des autres et celle des spectateurs, la nôtre. On fête l’anniversaire du père. Sa fille et lui offrent à leurs invités un petit concert. Ils chantent en duo des chansons écrites en français par le père. En retrait, Ruben écoute, mais ses implants se mettent à dysfonctionner. Le son qui se distord nous fait glisser de la perspective générique à la sienne, qui n’est bientôt plus que bruits.
Le jeu de va-et-vient sépare à nouveau Ruben de celles et ceux qui l’entourent. Il redevient l’exception, l’entendant qui n’entend plus ou trop mal pour ne pas être un étranger. Le lendemain matin, Lou encore endormie, il fait ses bagages et quitte l’appartement. On le suit dans Paris, jusqu’au banc où il s’assied. Mais les sons de la ville, trop nombreux ou trop intenses, brouillent à nouveau les appareils. Il les débranche. Les sons s’effacent.
Reste le silence. Pour la première fois du film, la bande-son est muette. Il ne s’agit plus du silence forcé du début ni du silence plein et vibratile de la communauté sourde. Il s’agit d’un autre silence encore. Celui d’une écoute à vide, qui accepte de n’avoir rien à entendre, qui comprend que derrière les sons, si on les écoute avec assez d’attention, il n’y a rien.
C’est le troisième moment du film où Ruben s’accorde avec le monde : le premier, c’est quand il joue, répondant aux distorsions de la guitare et du chant par la puissance de sa batterie ; le second, c’est pendant ce déjeuner, quand la connivence entre les membres de la communauté lui fait oublier qu’il est sourd.
Le trajet que dessine le film est finalement d’une différence à une autre. Du sourd parmi les entendants à l’entendant appareillé dans une société d’oreilles. La position de Ruben demeure jusqu’au bout incertaine : on ignore quelle voie il choisira d’emprunter.
On sait seulement qu’il en aura exploré plusieurs et que la différence à laquelle il accède est la somme, plurielle, de celles qu’il a traversées.
Sound of Metal, Darius Marder (réal.), États-Unis, 2019, 130 minutes.
En salles.