Littérature

Saintes, magiques et trans – sur Les Vilaines de Camila Sosa Villada

Historien et artiste

La traduction française desVilaines de l’autrice argentine Camila Sosa Villada conjure le sort funeste jeté aux trans – marqué, depuis le XXe siècle, par le sceau de la tragédie – par une forme de magie. Ce grand roman d’initiation trans est une histoire d’exclusion, un récit national mais aussi un conte qui traque les clairières au milieu des ombres, ces moments où la lumière incandescente advient et percute de son ardeur les assignations coercitives.

Les Vilaines (Las Malas) est le grand roman épique de la transitude des années 2020, et le premier livre de Camila Sosa Villada, performeuse et écrivaine née en 1982. Succès en Argentine, il a été traduit en français par Laura Alcoba, qui a su transmettre la fluidité de sa langue. Plusieurs projets de traduction sont en cours, qui préparent la déferlante mondiale des Malas, de leurs lumineuses aventures, à l’assaut des normes de genre et de parenté. La question de la transitude (ou des transidentités) a fait l’objet d’un retournement épistémologique en 1987, avec l’article coup de tonnerre de Sandy Stone, « L’empire contre-attaque, un manifeste post-transsexuel ». Depuis lors, les personnes trans se racontent elles-mêmes et ne sont plus des cas pathologiques décrits par des médecins plus ou moins bien attentionnés.

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La sociologue Karine Espineira a étudié en France ce que les études « par les trans » avaient fait aux « études trans ». En adoptant un point de vue anthropologique, Maud Yeuse Thomas a décrit la transitude comme une pluralité de manières d’habiter un corps dans une société donnée. Le roman de Sosa Villada est une exploration d’une extraordinaire intensité des manières de faire corps et de faire communauté en ce début de XXIe siècle irrémédiablement marqué par une résurgence des assignations coercitives.

Passé et futur de la transitude

La littérature trans ne date pas d’hier. On en retrouve des bribes dans les récits de la vie de l’empereur Héliogabale, dans des cultes chrétiens, des romans de chevalerie ou des épopées perses. La littérature ancienne montrait souvent les parcours trans comme des récits glorieux, d’empereurs et de saintes. La littérature du XXe siècle a tenté de nous convaincre qu’il y avait toujours une tragédie lorsqu’on ne se reconnaissait pas dans les assignations de genre qu’impose l’état civil. J’ai tendance à lire Les Vilaines comme un lumineux roman d’initiation trans qui conjure ce sort funeste par une forme de magie.

On y découvre une vie futuriste et réaliste au sein d’une communauté de femmes trans recueillant un enfant abandonné dans un fossé. Leur vie est violente et solidaire, elle est une communauté d’amitié et de soin organisée par l’aînée d’entre elles, la tante Encarna, une mère farouche et presque cyborg. Dans le monde magique de Sosa Villada, les trans peuvent vivre cent quatre-vingts ans, modeler leurs corps en y injectant de l’huile de moteur, allaiter et se transformer en louve-garou ou en oiseau.

Ce roman est un peu l’histoire de la vie de l’autrice (mais parler seulement d’autoficiton serait réducteur), il est aussi l’histoire d’une exclusion sociale (où une particularité de genre peut mener à une mort violente) et est encore une histoire nationale hagiographique (celle de l’Argentine chrétienne, où la vie des saintes est à chaque coin de rue). La vie des femmes trans vivant du travail du sexe en Argentine (las travestis dans le texte) est racontée dans ses ombres et ses lumières. Les effets de réel proviennent du récit d’une enfance maltraitée auprès d’une mère malheureuse. Ils sont toujours reliés à une analyse critique de conditions sociales, et ce n’est pas un hasard car Sosa Villada a rencontré la sociologie dans ses études avant de se lancer dans le spectacle et la littérature.

L’analyse des possibles constructions de masculinité dans son village est impitoyable : « Moi je dis que peu à peu je suis devenue la femme que je suis par pure nécessité. Cette enfance de violence, avec un père qui, à la moindre occasion, balançait sur nous ce qui lui tombait sous la main, enlevait son ceinturon et donnait une correction, devenait furieux et tapait sur tout ce qu’il trouvait près de lui : femme, fils, objets, chien. Cet animal féroce, qui me hantait, qui était mon cauchemar : tout ça était trop horrible pour avoir envie d’être un homme. Je ne pouvais être un homme dans ce monde-là. »

Les seuls hommes fréquentables qu’elle rencontrera par la suite seront appelés « Hommes Sans Tête » (Hombres Sin Cabeza). Décapités, ils sont magiquement capables de raconter des histoires, de caresser avec douceur, et d’aimer les femmes de la communauté.

La masculinité perd la tête, la féminité trans bouleverse les assignations, mais la féminité cisgenre est toujours auréolée d’une infinie tristesse : « La femme feuillette avec tristesse les magazines où l’on voit la vie qu’elle n’aura jamais, les privilèges dont elle ne jouira jamais. Et elle pleure : parce que son mari lui est infidèle, parce que son mari la maltraite, parce que cette réalité-là est insupportable, parce que ce n’est pas ce dont elle rêvait, rien de tout ça ne correspond à ce qu’elle avait imaginé. »

La mère est battue par son mari, et les femmes de la famille deviennent femmes de ménage et sont souvent contraintes d’étendre leurs services jusqu’au lit des clients. Donc, bien sûr il y a de la douleur dans Les vilaines, de la mort et des larmes.

Mais, le tour que joue Sosa Villada est de rendre les larmes des femmes trans un peu différentes de celles des femmes cisgenres hétérosexuelles, de celles de sa mère et de ses tantes : « Mais quand une trans se met à pleurer et te dit de t’en aller, il vaut mieux rester, car la douleur des trans – les rares où la douleur d’une trans affleure à la surface – agit comme un envoutement : celui qui y assiste éprouve une ivresse mêlée de chagrin, une peine phosphorescente.»

Saintes et animales

Les transformations qui accompagnent la transition de genre sont comme indescriptibles. Elles quittent donc le registre de l’humanité définie par la cishétéronormativité. La différence de genre se mute en différence d’espèce. Et la troupe de femmes que l’on suit dans Les Vilaines se métamorphose.

La petite Maria, muette comme un chevreau au début du roman, peut finalement (et littéralement) devenir un oiseau : « Maria a fini par céder, elle m’a appelée à ses côtés et a relevé son chemisier baigné de larmes comme a dû l’être le manteau de la Vierge Marie quand elle a vu son fils mourir sur la croix. Puis elle m’a montré son flanc gauche, d’où sortaient de minuscules plumes grises, comme on en voit sur les poules cendrées. Elle pleurait et semblait inconsolable, et moi, la seule chose qui m’est venue à l’idée, ça a été de passer la main sur ses plumes, pensant qu’elle les avait collées avec de la glu. Mais non. Pour me prouver que les plumes sortaient bien de son corps, elle en a arraché une et l’a mise devant mes yeux : une larme de sang est apparue à l’endroit d’où elle l’avait enlevée. J’ai pensé qu’elle allait devenir une sainte, là, devant moi, que tel était son destin. Comment avions-nous pu ne pas nous rendre compte que nous avions une sainte sous nos yeux ? Maria, la prostituée sourde-muette, chétive, celle dont la langue n’était faite que de gémissements, la belle Maria qui bavait et nous demandait de la raser car lorsqu’elle le faisait elle-même, elle se coupait, cette fille-là était la sainte de notre église. »

Les oiseaux sont presque saints chez les chrétiens, car ils montent vers le ciel et se rapprochent de Dieu. Les animaux étranges sont miraculeux. Le devenir-animal deleuzien permet de penser ces corps aussi beaux que différents, d’une étrangeté aussi douce que brillante. La tante Encarna, pendant ce temps, s’hybride avec les déchets de l’anthropocène, se forgeant des seins et des hanches avec une huile de vidange qui s’échappe parfois de ses chairs, elle devient une machine et une divinité quand ses filles se métamorphosent en animaux : « Elle se sait éternelle, elle se sait invulnérable, telle une ancienne idole de pierre. »

C’est aussi l’hagiographie, l’histoire sainte, qui traverse la vie des vilaines. Le récit de sainteté a fait de longue date le lien entre le modeste destin des plus laborieux·ses et les exigences spirituelles des intellectuel·les. Elles découvrent un bébé abandonné dans un fossé, écho à la menace des parents de l’enfant trans qui lui annonçaient sa mort future dans le fossé. Orphelin perdu, abandonné par une maternité impossible, il est adopté par la tante Encarna. Elle l’élève et l’allaite de ses seins remplis autant de lait que d’hydrocarbures. Elle l’appelle Eclat des yeux (Brillo de los ojos). Encarna forge alors à l’enfant trouvé une autre origine : « Tante Encarna qui voue alors un culte à la Difunta Correa, dit qu’en réalité l’enfant est celui de la Difunta. Que les gens ne s’intéressent pas trop à cette autre partie de l’histoire de la sainte, mais le fait est que son enfant a été élevé par un groupe de trans qui travaillent dans le Parc Sarmiento. »

La Difunta Correa est une sainte populaire, son culte n’est pas attaché à une église, mais diffus en Argentine. Épouse d’un soldat mobilisé pendant la guerre civile dans les années 1840, dans la province de San Juan, elle décida de rejoindre son mari à pied avec un enfant encore à la mamelle. Ses ressources épuisées pendant le voyage, elle aurait été retrouvée morte de faim et de soif dans un fossé. Son enfant tétait encore son sein dont le lait continuait à le nourrir, un allaitement presque aussi magique que celui des femmes trans.

Parenté transgenre

Le roman de Sosa Villada touche à beaucoup d’enjeux des études trans actuelles. Il n’occulte pas la violence sociale et les exclusions systémiques des travailleuses du sexe (TDS) trans mais les transcende par sa magie luminescente. La parenté transgenre est une question très actuelle, objet de débats bioéthiques. Elle vient encore d’être rejetée par le législateur français, rejouant les débats médiatiques autour de l’affaire Thomas Beatie ( étudiée par l’anthropologue Laurence Hérault et rejouée par l’artiste Chris E. Vargas).

Les multiples configurations de ces autres manières de faire parenté (making kin) apparaissent dans le roman. Pourtant, même lorsqu’une femme cisgenre accouche la parenté est susceptible de s’inverser : « Ce que je désirais vraiment, c’était que leur mère les garde en elle pour toujours, pour qu’à leur tour ils n’aient pas à porter leur mère durant toute leur vie. » (p. 45)

Camila Sosa Villada est née en 1982, nous avons presque le même âge, elle a été assignée garçon à la naissance, j’ai été assigné fille. Je me suis reconnu, comme beaucoup d’autres, dans la cohabitation avec un père alcoolique et violent, résumé à lui-seul de la domination masculine patriarcale. Les modèles d’existence et de genre disponibles dans nos sociétés sont trop restreints. Les oiselles et les saintes sont des médiatrices rayonnantes de lumière et transcendant la noirceur d’un monde d’assignations coercitives.

Camila Sosa Villada, Les Vilaines [Las Malas, 2019] traduit en français par Laura Alcoba, Metailié, janvier 2021, 208 pages. 


 

Clovis Maillet

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