Exercer, éprouver, persister – sur l’exposition Le corps fait grève
La mise en scène du corps dans les propositions des artistes contemporains s’est notoirement imposée à la croisée d’expériences et d’héritages multiples, qu’il s’agisse de l’implication physique de la performance et de ses formes scénographiques voire spectaculaires, des affirmations de l’identité personnelle et de l’intime, des interpellations ou des revendications pour les causes féministes ou des questions de genre, et bien d’autres encore, portés par la lecture plus ou moins bien inspirée d’un Michel Foucault et des perspectives ouvertes dans son sillage.
Prenant fait du contexte dit de « crise sanitaire », l’exposition Le corps fait grève, qui ouvre le programme par la nouvelle responsable de Bétonsalon à Paris, Emilie Renard, n’a pourtant rien de circonstanciel. À la mesure d’une institution singulière, de petite échelle et avec un ancrage dans l’échange et la réflexion lié entre autre à l’inscription de l’espace dans l’enceinte universitaire (Paris 7, en bordure des quartiers nouvellement habités du XIIIème parisien), l’exposition ne réunit pas plus de quatre œuvres d’autant d’artistes, associés par sa curatrice sous l’invocation de la fable.
Si Les membres et l’estomac relève des fables à caractère socio-politique de La Fontaine, c’est certes non dans sa morale d’un légitimisme attendu mais dans l’image concrète du corps composite, dont les membres se mutinent avant de rendre les armes au prince-estomac, que la référence fabuliste prend son sens, débarrassée de l’exemplarité propre au genre.
Loin cependant de tirer sur la corde usée de l’analogie entre corps individuel et corps social, chacune des quatre œuvres s’ancre dans une expérience éprouvée : celle du désœuvrement solitaire et rêveur, celle de l’établissement administratif de la citoyenneté, celle de la dysfonctionnalité motrice, celle encore de l’énigme du lien amoureux et de son usure.
Quatre artistes et autant de modes de convocation du visiteur, qui pourtant en ressort plus unifié que dispersé, plus mobile et résistant au cœur de l’alarme collective et de l’urgence imposée au prix d’une politique de contrôle inouïe. Entendons-le, c’est sur le temps long de l’histoire des corps et non celui d’une dite crise que s’inscrit le propos de l’exposition. On sait assez que « le caractère extraordinaire de cette pandémie est donc moins endogène au virus comme entité biologique qu’aux circonstances sociales et politiques qu’ils révèlent et que le confinement a d’ailleurs durablement aggravées », comme le note Barbara Stiegler [1], qui précise encore : « Si nous ne vivons pas une pandémie, nous vivons bel est bien en Pandémie ».
C’est bien pour le temps long que s’énoncent, de leur présent, les propositions des artistes ; que se donnent à voir des corps qui s’exercent. Non pas comme il était recommandé en compensation de l’immobilité contrainte de la société sanitaire. Pas de cet exercice pour l’entretien de la machine-corps et de sa performativité sociale, sa productivité – au service du prince-estomac ou de la raison capitaliste. Pas plus l’exercice réglementé de la discipline sportive ou moins encore militaire, non. Mais l’exercice de soi – du corps, de la pensée, de l’affect, du désir, du toucher, du geste, de la parole – comme pratique de résistance ordinaire inscrite non tant dans l’îlot d’un sujet insulaire que dans l’ordinaire des jours, des rites sociaux et de la plasticité du vivant, construite, partagée, fragile.
Il y a du soin dans tout cela, d’un care mais qui ici qui ne serait pas tant public – au sens du care public dont Sandra Laugier soulignait dans AOC il y a peu [2] la nécessaire préoccupation devant son éviction profonde de la société démocratique contemporaine, ou sa réduction aux acclamations superficielles –, mais qui constitue le revers de celui-ci, conçu à l’échelle de l’un, sans pour autant réveiller pathos intimiste ni démonstration expressive dont l’art sait user. S’ils sont présents à l’image, si même ils travaillent sur leur terrain familier, chacun des quatre artistes construit bien plus des figures de vécu, sans héroïsme, fut-il noir, en suivant des modalités de représentation variées.
Pour Phewzlopffffffff (2019), ces modalités sont celles de la conférence-vidéo, forme dont Hedwig Houben est familière, complétée d’un dispositif d’écoute. Frontale sur un sofa d’un dessin souple et moelleux d’apparence, l’artiste parle. Le soliloque est adressé aux spectateurs de la performance dont nous prenons la place devant l’écran, invités à nous asseoir sur le sofa sorti de l’image. Dans une divagation contrôlée, de récit désinvolte et construit, apparaissent des personnages, identifiés par leur nom propre : Homer, le bienveillant Homer, est cette banquette dont la consistance de solide apparaît d’autant que l’on s’y assiéra – ses coussins sont en plâtre, et d’un paradoxal confort – pour suivre Corps, qui au-delà de l’apparence de celui de l’artiste qu’il habite, va se couler dans des états d’esprit et de postures qui s’enchainent par association d’idées, composant des états de personnages au gré des digressions, des pensées et du flux de langage.
Entre fragilité, vulnérabilité, empêchement, chorégraphies du quotidien empêchées ou libérées, l’installation s’exempte de tout pathos pour dénaturaliser l’évidence aveuglante de l’autonomie des corps.
Mots, sons, borborygmes, abandons, ressaisies, Corps occupe ses mains avec le troisième protagoniste, Finger Tool. Bâton d’aluminium prolongé d’un doigt – ou l’inverse –, l’objet rappelle que la plasticité sculpturale et tactile est centrale dans le travail, croisant la parole dans d’autres pièces de Houden. Ici, outre sa présence disponible au visiteur puisqu’il est posé sur Homer, il est cet objet d’attention flottante, tripoté, reposé, utilisé pour de bruyants grattages qui produisent des crissements sur la surface d’Homer.
Témoin d’un paysage mental qui va de l’abandon de la rêverie au redressement dans une assise verticale quand Corps reprend ses esprits, l’objet accompagne, sollicite comme autre et comme même, parfois sensuel voire érotique, parfois simple truc. Méditation, divagation, ambiguë, drôle, parole et posture manifestent un « être-là » joueur, qui parvient de façon sensible à dissoudre la figure d’opposition du corps et de l’esprit, s’adonnant, s’exerçant à un mode de présence et de conscience singulier, expressif comme l’est le titre de la pièce : Phewzlopffffffff.
On trouvera aussi des écrans dans l’ensemble composé par Florian Fouché, ainsi que des objets d’usage – vaisselle, bocaux… –, transformés, bricolés ou non, des assemblages fragiles, dont la lecture demeure équivoque mais non énigmatique : c’est vite la posture de la verticalité, la position de l’équilibre des choses comme des gens qui se trouve mobilisée, dans la fragilité du mouvement. Mises en œuvre au cours de moments de performances réactivées sur le site même comme suite d’expérimentations suivie en multiples sessions d’expérimentations antérieures, les compositions matérielles comme les séquences filmées mettent en action des corps en mouvements, en effort de mouvements, gestes, déplacements. La figure d’un homme en chariot roulant fait basculer la certitude gravitationnelle.
On écoutera, on lira pour assembler, sans véritable mode d’emploi cependant, ce faisceau d’indices et de pistes qu’est Manifeste Janmari. Florian Fouché précise dans le journal de l’exposition (mis à disposition des spectateurs, qui réunit un ensemble de textes directement associés à l’exposition, ou d’autres plus spéculatifs, fictionnels ou narratifs) les figures et enjeux de ce « Manifeste non verbal ». Le père de l’artiste, hémiplégique après un avc, cherche et se cherche d’autres motricités. Janmari est un enfant autiste qui est au cœur de toute une partie du travail de Fernand Deligny. « Janmari, Philippe, sont assistés. Comme tout le monde, comme toute puissance ou impuissance. Rien ni personne n’existe seul. Nous sommes tou·te·s à la fois des assisté·es et des assistant·es. »
Entre fragilité, vulnérabilité, empêchement, chorégraphies du quotidien empêchées ou libérées, l’installation s’exempte de tout pathos pour dénaturaliser l’évidence aveuglante de l’autonomie des corps, renvoyant entre jeu et thérapie réparatrice, entre langage des corps et secret de l’aphasie, à l’interdépendance des vies. Au sein d’une installation presque encombrée, les assises, les obstacles fragiles mènent le visiteur à prendre position, et certes pas en position de force.
La boite noire qui occupe l’espace central de l’exposition demande, elle, que le corps du visiteur s’abandonne à la position assise du spectateur de cinéma. Ici, le dispositif-cinéma apporte son trouble par l’écran, par une image de pénombre ou de nuit, par le récit qui se met en place dans le dialogue entre deux amants, construit et déconstruit de situation en situation, par le téléphone, par la conversation, la dispute, la confrontation, dans des lieux intimes, insituables, ou la rue, les souterrains et parkings.
Atmosphères nocturnes, précaires, tendues, où la caméra se fait pivot des échanges des mots et des corps de ce couple en question. Caméra-personnage, dont la présence au sein des scènes est tantôt implicite, tantôt manifeste dans un miroir, occupant cette tierce place qui rend possible les deux autres. Le triangle n’a rien de voyeur, d’autant que subsistera jusque longtemps après la fin des quelque 40 minutes du film l’incertitude sur sa nature de documentaire, tant le jeu des affects et des sensations des acteurs-personnages, est clairement consenti ou mieux, voulu et joué, manifestement nécessaire à l’éclaircissement du lien amoureux, éclaircissement sans doute impossible.
L’attestation de déplacement dérogatoire peinte sur toile amène par parodie à la contrainte administrative et légale des corps dans la saison de crise.
L’univers des personnages, acteurs d’eux-mêmes se précise dans ce singulier portrait. Celui surtout du personnage masculin, Boby, qui par éclats de vie témoigne de son existence dans les marges sociales, entre élégance et violence, entre arrogance et tendresse. Son virilisme, dont on saisira qu’il tient d’une vie qu’il raconte par fragment, d’une vie à la dur, dont on comprendra – ou non, car rien n’en est exprimé directement, sauf en déduire de l’itinéraire connu d’Amie Barouh – qu’elle est celle de la communauté Rom, rencontre la volonté de comprendre d’elle, personnage et réalisatrice, personnage parce que réalisatrice, dans un jeu de distance dont l’apparente indétermination est troublante, sur un fil.
Qui es-tu, dangereux et touchant, que la boucle par la forme film, par la médiation de l’enregistrement transforme en personnage ? L’exercice du filmer tient, à l’image de la relation qui se tisse et se défait, de l’acte amoureux et du geste de rupture, de la fascination et de la volonté de vérité là où l’on sait qu’il n’y en a pas.
Amie Barouh, fraichement diplômée des Beaux-arts, réalise avec Je peux changer mais pas à 100%, qu’elle considère comme son premier film, un geste cinématographique remarquable et remarqué dans plusieurs festivals, qui associe liberté et simplicité d’écriture et charge de présence, qui ouvre le parcours de l’exposition à l’affect sensible, paradoxalement cru et distancié, rejoignant la vitalité de résistance de basse intensité qui en fait le sens.
Quant au quatrième moment qui complète l’exposition, c’est encore à une autre échelle de présence qu’il initie. L’image y est pauvre, telle la photo d’identité obligée dans le parcours administratif du demandeur d’asile. De l’Azerbaïdjan qu’il doit quitter pour échapper aux persécutions qui visent en particulier les minorités sexuelles, Babi Badalov produit son œuvre à partir de l’expérience des langues qu’il traverse, qui relève de la poésie visuelle, jouant de la traduction, de la transcription, de l’inscription, sur papier, toile, et toutes sortes de supports permettant l’écriture. Ainsi de l’attestation de déplacement dérogatoire manuscrite peinte sur toile qui se fait exergue de l’exposition, amenant par parodie à la contrainte administrative et légale des corps dans la saison de crise de légalité sanitaire trop connue.
Mais bien plus avant que ces mois d’auto-administration des corps citoyens dans l’espace public borné par la menace virale, Badalov a traversé l’expérience politique et culturelle de la demande d’asile. Devenu par l’un de ces retournements que ne craint pas le monde de l’art un numéro à l’inventaire des collections nationales, au CNAP (Centre National des Arts Plastiques), Bureaucratic Diaries (2010-2014) est donc un recueil de quatre années de vie, documentées par une double collection parallèle : formulaires, déclarations, convocations, factures, invitations, un premier ensemble réunit les preuves de vie et de démarche du migrant en situation de régularisation, selon le terme en usage.
En vis-à-vis dans les pochettes de plastique d’un ensemble de porte-vues tenus à disposition du visiteur sur un présentoir sommaire, flyers, paperolles, tickets, étiquettes, affichettes, notices forment un panorama du médiocre graphisme vernaculaire de la communication commerciale de la rue. Collectées au jour le jour pendant quatre années, ces traces accompagnent la patiente démarche tracassière que produit la détermination officielle d’un état civil de réfugié. On y découvre aussi les signes d’une installation dans la carrière d’artiste, puisque la preuve de l’inscription dans un travail n’est pas des moindres éléments d’un tel dossier.
Rien de plus et rien d’une autre sensibilité que procédurière pour produire une identité, pour autoriser un corps étranger à séjourner sur le sol national : ce « journal bureaucratique » constitue pourtant un portrait social silencieux, de cette condition qui se doit de se faire discrète. Pour Badalov, la patience a été récompensée et son être naturalisé en effet : il n’y a rien de la plainte d’ailleurs dans ce rapport vécu au quotidien. Rien de récriminant que la trace factuelle de cet itinéraire dans les rouages de l’identité, dont le poids de corps et de chair est absent, entre guichet et trottoir, entre formulaires imprimés et mots de la rue. Rien que l’exercice têtu d’un droit, d’exister légalement pour survivre.
Le corps fait grève. Babi Badalov, Amie Barouh, Florian Fouché, Hedwig Houben ; commissaire Emilie Renard ; jusqu’au 24 juillet à Betonsalon, Paris 13ème.