Littérature

« Une éruption où le monde paraît » – sur la poésie de Louise Glück

Professeur de littérature anglaise

Peu nombreux étaient les lecteurs français à avoir entendu parler de Louise Glück avant l’attribution du prix Nobel de littérature à la poète à l’automne 2020. Changement de saison : deux recueils publiés ce printemps permettent de découvrir le continent poétique dressé par l’auteure, un continent précis et pétri de brume, une échappée florale qui sonde dans ses silences le cycle de la mort et du vivant.

En octobre 2020, à l’automne dernier donc, l’Académie de Stockholm attribuait à Louise Glück le Nobel de littérature, venant couronner une œuvre sobre, mais néanmoins riche d’au moins douze recueils, déjà largement saluée par toutes sortes de prix et de distinctions internationales. Pourtant, l’aura de l’inclassable poète américaine n’avait pas atteint les rivages de la France, si bien qu’à quelques exceptions près, Claude Mouchard en tête, on se trouva fort démuni pour en parler.

En avril 2021, coïncidant avec l’arrivée du printemps, deux recueils paraissaient chez Gallimard, L’iris sauvage, traduit et préfacé par les soins de Marie Olivier, et Nuit de foi et de vertu, traduit et présenté par Romain Benini. Avril, le mois « le plus cruel », si l’on en croit T.S. Eliot, sur lequel Glück a écrit, car engendrant « des lilas qui jaillissent de la terre morte, il mêle / Souvenance et désir, il réveille / Par ses pluies de printemps les racines inertes ». Parution doublement de saison, donc, tant la poésie glückienne en général, et L’iris sauvage en particulier, se donne pour tâche de méditer le mystère récurrent, cyclique, de la mort et de la renaissance du végétal, dans sa différence avec l’humain.

Chaque parution poétique, qu’elle soit ou non d’importance, et c’est clairement le cas ici, offre l’occasion de faire retour sur ce qui fait qu’un poème dispose de sa temporalité propre, laquelle finit toujours par trouver un espace pour sa réception. Inactuel, en dehors d’une allusion à la « quarantaine d’affliction » imposée par Dieu, le volume de 1992 n’est pas sans ressembler à ces « Perce-neige » qui y figurent en bonne place, parmi une dizaine d’autres espèces de fleurs. Prenant le « risque » de la joie, ils sont de retour parmi nous, chaque hiver, « dans le vent cru du nouveau monde ».

Pour le dire avec les mots d’Ezra Pound, la poésie, ce sont « des nouvelles qui restent des nouvelles », à jamais fraîches, ou disons encore qu’elles trouvent à chaque nouvelle saison matière à se renouveler. Prenant tout son temps, la poésie nous laisse le temps d’y cueillir ce qui passe à notre portée, et qui s’avère vieux comme le monde : « vision du plus profond des deuils », mort, trauma, souffrance, retrait du divin, mais aussi « splendeur » (dernier mot du recueil) et embrasement :

Feu de la joue rubiconde, gloire
de la gorge ouverte, blanche,
tâchée de cramoisi.

À nous de la saisir, non pas au vol, mais plutôt en la désenfouissant du fond de la terre où elle attend les premières pluies de printemps ou d’automne.

Cultivant son jardin, au départ du Vermont, au nord-est des États-Unis, « pays sans été », mais celui-ci prend rapidement des allures d’Eden biblique, la jardinière Glück s’interroge sur le mystère de ce qui fait retour, sur ce qui « revient pour trouver une voix ». Brodant sur divers mythes, Perséphone, Eurydice, et rites de végétation dont l’anthropologie, mais aussi les poètes (tel Eliot) se sont nourris, elle fait parler les plantes – prosopopée –, les vivaces comme les caduques, mais elle donne aussi la parole à un créateur, Dieu ou ce qui en tient lieu.

Ce dernier a réuni, rassemblé, ses créatures comme autant de fleurs dans un florilège, une anthologie, a oublié leur nom, à la différence de la poète qui, elle, convoque leurs noms savants (Ipomoea, Trillium, Lamium, Scilla…) avant qu’il ne les « achève ». Tout un volet du poème se veut religieux, interrogeant en toute franchise les désirs, les intentions, mais aussi les interrogations du Créateur, ses réponses, entre colère et tendresse aux interpellations qui montent vers lui, depuis les racines, par exemple, du « Lys d’or ». Ses silences, surtout.

Exigeant autant qu’il est accueillant et accessible, le lyrisme intempestif de Glück est une chance à ne pas laisser passer.

Dans un troisième temps du dispositif polyphonique, « Matines » et « Vêpres » offrent un contrepoint humain aux divines remontrances. Un quatrième réseau de signes relève de la météorologie, du temps qu’il fait : le plus souvent, un temps qui va decrescendo, un temps de transition ou limitrophe, « au bord de l’espace et du temps », un temps qui sent la fin. Sur le seuil d’une maison ou d’une saison, le vent bat en retraite, la lumière décline, le jour tombe, l’été s’achève, jusqu’au matin qui « disparaît en écriture ». « Le Silence et les ténèbres ». En un peu moins d’un an, du printemps précoce à l’hiver qui pointe déjà le bout de son nez, Glück fait le tour de désirs « douloureusement réprimés », on pense à Emily Dickinson, imagine des rencontres, d’ordre mystique ou charnel, avec tel ou tel buisson ardent :

ce n’étaient pas les feuilles
de cire des myrtilles sauvages, mais ton être fougueux, tout un
pâturage de feu, et au-delà le soleil rouge qui ne se couche ni ne se lève –
Je n’étais pas une enfant ; je savais tirer parti d’illusions.

Ses mots pour le dire sont moins que des mots, et bien plus qu’eux : frémissements (flutter), vacillements (flicker), bruissements (rustle), respirations synesthésiques « à l’image des lucioles », reflets ombreux et ombres réfléchissantes. Dans chaque poème, « chaque souffle court » – en hommage à la concision de ces tiges dressées sur la page, vierges de toute ornementation –, se fait jour, telle une épiphanie, « Une éruption où le monde paraît. » Exigeant autant qu’il est accueillant et accessible, le lyrisme intempestif de Glück est une chance à ne pas laisser passer.

Après le retour des voix, celui de la nuit. En 2014, brisant une longue période de silence, Glück faisait paraître Nuit de foi et de vertu, en vingt-quatre entrées, soit le même nombre que celui du total des heures d’une journée. Formellement, Glück n’écrit jamais deux fois le même recueil, quitte à effacer ce qui précède. C’est la première fois qu’elle inclut des poèmes en prose (huit au total) dans un recueil de poésie. Ils lui sont venus après avoir lu des courts textes de fiction de Frantz Kafka. Mais le recueil se tourne surtout davantage vers l’humour et l’ironie.

Un jeu de mots, un calembour, en donne le ton, et il importe d’y revenir, prosaïquement, si on ne veut pas perdre tout le sel de l’allusion savante. Lisant sans doute, mais rien n’est précisé, un ouvrage du philosophe danois Soren Kierkegaard, Crainte et tremblement, ou La Reprise, le frère aîné de la persona poétique évoque à voix haute le « Chevalier de la foi », celui qui, tel Abraham, obéit sans réfléchir à l’ordre donné, capable aussi d’embrasser la vie de bonne grâce, se préoccupant d’intériorité, de sa propre existence distincte, à la différence du « Chevalier de la résignation infinie ».

Dans la traduction anglaise, le personnage allégorique se nomme « Knight [cavalier] of Faith » : son jeune frère entend, lui, « Night [nuit] of faith » – et le tour, façon de parler, est joué ! C’est ainsi, en tout cas, que Nuit de foi et de vertu vient s’ajouter à une liste, déjà longue : la douce, sainte nuit des chants de Noël allemands, la nuit mystique de Jean de la Croix, la Nuit étoilée de Van Gogh, ou celle au-dessus de nos têtes chère à Kant, la nuit lumineuse de Novalis, etc.

Ses propres blancs interstitiels, entre les vers, les strophes, les mots, interrogent le paradoxe du « Silence aux mots perçants ».

De façon toute personnelle, Glück propose un livre « écartelé entre une structure d’oppositions / et une structure narrative » où un peintre homme et une femme poète croisent leur voix, pareillement gagnée – il faudrait plutôt dire vaincue, donc perdue – par l’âge, sinon le grand âge. Symétriquement aux prises avec la même résistance de l’expression, laquelle fait défaut, avec le silence de ce qui se dérobe : « Qui m’a fait défaut, qui m’a tourmenté, presque toute ma vie. » Le peintre vieillissant partage avec Emmanuel Kant (et Louise Glück) le même jour anniversaire, et en vient à ne plus peindre que des tableaux « immenses et entièrement blancs » :

Des étendues de blancs et d’étincelles, des éclairs
de bleu, le bleu du ciel occidental,
ou ce que j’appelais pour moi-même
le bleu cadran de montre. Il me parlait d’un autre monde.

Quant à la poète, ses propres blancs interstitiels, entre les vers, les strophes, les mots, interrogent le paradoxe du « Silence aux mots perçants », en même temps que, par-delà « le blanc souci de notre toile », pour citer Mallarmé et son « Salut », ils s’ouvrent sur une ligne d’horizon, un coin de ciel, qui n’existent à présent qu’en rêve, comme « une hypothèse lointaine / un lieu de liberté parfaitement dégagé des contraintes de la réalité » :

Je me retrouve en train d’imaginer les triomphes de la vieillesse,
dessins immaculés et visionnaires
faits avec ma main gauche –
Main gauche qui est celle, aussi, qui me reste.

La tension, constamment relancée, entre écriture et peinture fait que la poète parle pour le peintre, et réciproquement : ventriloquisme et non indifférenciation. Elle conduit aussi à ce que se fasse irrésistible la tentation de l’ekphrasis, au sens d’une tentative de traduction, par le verbe et les mots, d’un objet artistique relevant d’un autre code sémiotique. « C’était le chaos que je voyais. Mon pinceau s’immobilisait – je ne pouvais pas le peindre. »

Mais si s’impose le modèle de la peinture, fût-elle non figurative et abstraite (« les draps raides devenaient / des rectangles blancs et secs de clair de lune. »), cette dernière doit aussi apprendre à composer avec la musique, tantôt « interdite », mais forçant l’interprète à l’exécuter quand même, quitte pour cela à le tirer par la force de son sommeil prolongé, tantôt puzzling, de par son pouvoir littéralement déconcertant : quelque chose de jamais entendu auparavant, qui ne s’est « donné » dans aucune salle de concert classiquement convenue. Et qui interroge.

Énigmatique poésie, de fait, que celle de Glück, aventureuse autant que discrète, réservée quoique des plus hardies, précise et embrumée (« Mot/brume, mot/brume : il en était ainsi pour moi. / Et pourtant mon silence n’était jamais complet. »). On la quitte, comme on sort du jardin aux sentiers qui « circulent » plus qu’ils ne bifurquent, en songeant que ce qui se trame et bruisse entre les pages de ses recueils nous échappe assez largement. Mais on est heureux qu’il en soit ainsi, heureux de jouir sans scrupule de ce que le poète romantique John Keats nommait en son temps la « Capacité négative », « celle de l’homme quand il est capable de se trouver au milieu d’incertitudes, de Mystères, de doutes, sans irritations impatientes de parvenir à un fait et à la raison ».

Louise Glück, L’iris sauvage, Gallimard, coll. « Du monde entier », traduction par Marie Olivier, mars 2021, 160 pages.

Louise Glück, Nuit de foi et de vertu, Gallimard, coll. « Du monde entier », traduction par Romain Benini, mars 2021, 160 pages.


 

Marc Porée

Professeur de littérature anglaise, École Normale Supérieure (Ulm)

Rayonnages

LivresLittérature

L’éolien en campagne électorale

Par

Les éoliennes clivent de plus en plus le débat politique. L’un des arguments massue des anti-éoliens, dont le nombre a explosé pendant les élections régionales, est de dénoncer le caractère anti-écologique... lire plus

Notes