Art contemporain

Les aventures d’un son : sur Radio Fischli & Weiss du collectif ∏node

Philosophe et écrivain

Présentée dans l’exposition Signal/Bruit à Montreuil jusqu’au 11 juillet dans le cadre du festival Sonic Protest, Radio Fischli & Weiss est une installation ludique et profonde, dont il s’agit de déplier les significations multiples, entre media art, sound art, intertextualité et philosophie du son. Le visiteur y suit à travers 13 stations les aventures d’une voix qui devient bruit et dont le récit bientôt inaudible s’énonce à la première personne du singulier : auto-fiction d’un son transformé par les médias qu’il traverse.

Le parcours commence par une voix. Elle sort d’un haut-parleur sphérique sous lequel se trouve un microphone. Du microphone, elle passe dans un modulateur Ultra Haute Fréquence (UHF) qui, après l’avoir transformée en signal, l’envoie par la grâce de deux antennes dans un téléviseur de salon, où le visiteur qui, entre-temps, a poursuivi son chemin peut l’entendre à nouveau.

n publicité

Cette seconde station est suivie de onze autres, onze dispositifs médiatiques différents que la voix traverse de manière continue et sous les effets parasites desquels, inéluctablement, elle se transforme. Elle fait ainsi vibrer une corde entre deux boîtes de conserve, une pierre de montagne, de l’eau de pluie dans une bassine, l’air ambiant sous la forme d’une onde ultrason et une corde de guitare. Elle devient signal électrique, ondes électromagnétiques, code numérique et se fixe dans des particules d’oxyde de fer sur une bande magnétique. Elle passe par un modem, une bobine de cuivre, une carte Arduino, un câble monobrin, une antenne TV et plusieurs amplificateurs.

Elle finit son parcours sous le robinet d’un cubitainer de vin naturel qui, quand le vin s’écoule et établit le contact, active un haut-parleur disposé sur une de ses faces. Le son qui sort de ce haut-parleur n’a pas grand-chose à voir avec celui qu’émet simultanément le haut-parleur sphérique du début. La voix en a presque entièrement disparu. Elle ne demeure audible comme telle que pendant les cinq premières stations. La sixième – celle qui l’accélère en ultrason – défait irrémédiablement l’articulation qui lui permet de délivrer son message. Passée cette étape, la parnole devient bruit.

Le titre de cette installation qui relève autant du media art que du sound art, Radio Fischli & Weiss, dit sa dette à l’égard des auteurs du Cours des choses (Der Lauf der Dinge), un film de 1987 où l’on suit un premier mouvement se déplacer à travers une multiplicité hétérogène de dispositifs sans jamais suspendre son cours.

Le mouvement du duo suisse est ici un son. On le suit d’un bout à l’autre de l’installation en écoutant ses états successifs dans un casque d’écoute que l’on branche dans des prises mini-jack disposées après chaque station. Au début, on écoute la voix et son éloignement progressif. Passé la sixième station, on cherche ses traces : la dynamique de son intonation, le rythme de ses silences, le contour de ses phrases. Et l’on est surpris de constater que ces traces perdurent. Malgré l’amplitude des transformations subies, une oreille attentive peut encore les distinguer dans le son qui sort du cubitainer-haut-parleur, ultime station.

Mais ce que le visiteur entend avant tout et qui occupe très vite le premier plan de son écoute, c’est ce que nous avons appelé tout à l’heure du « bruit ». Nous voulions indiquer ainsi ce qui se présente à l’auditeur qui entend peu à peu disparaître l’articulation de la voix et le sens de ce qu’elle dit. Pour lui, le signal devient bruit. Mais pour qui écoute le son des médias traversés plutôt que le signal transmis, le bruit devient autre chose et, d’une certaine manière, une autre forme de signal : ceux qu’émettent l’eau, la pierre, la corde de guitare, la bande magnétique, le minimodem, la bobine de cuivre, la carte Arduino, etc. À chaque média son signal. Et pour qui est attentif à leurs sons, la voix articulée apparaît très vite comme un bruit parasite : le sens de ce qu’elle dit ne détourne-t-il pas l’auditeur des premières stations de ce qu’il y a là à entendre, le son des médias ? Guère besoin d’être un spécialiste patenté pour reconnaître la compression sourde du téléviseur, l’allure de la corde de guitare, le grésillement du minimodem et la chaleur de la bande magnétique.

Sans le savoir, nous passons notre temps à écouter des médias à travers les messages qu’ils veulent bien nous transmettre. Radio Fischli & Weiss nous donne enfin l’occasion de les écouter pour eux-mêmes et de comparer leurs manières toutes singulières de parasiter la voix, c’est-à-dire la riche diversité de leurs sonorités respectives.

Que dit cette voix dont on comprend vite que ce qu’elle a à nous dire importe moins que ce qui arrive à son grain ? Elle décrit en détail et à la première personne son parcours : les médias qu’elle traverse, les vitesses variables de sa propagation, la diversité de ses fréquences ondulatoires et les appareils qui la transduisent, l’amplifient, la modulent, l’accélèrent, la propulsent et la recueillent. Et, dans la mesure où ce qu’elle décrit est aussi ce par quoi elle passe, elle opère simultanément sur trois registres : le récit descriptif (ses aventures), le mode d’emploi (ses instructions sont suffisamment détaillées pour permettre la reproduction de l’installation) et la performation (elle subit exactement tout ce qu’elle énonce).

Cette voix en évoque évidemment une autre, dont elle s’inspire et hérite, celle qui est au cœur de l’œuvre désormais célèbre du compositeur et artiste sonore américain Alvin Lucier : I Am Sitting in a Room. Composée et performée pour la première fois en 1969, I Am Sitting in a Room fait entendre la métamorphose progressive d’une voix qui énonce à la première personne les opérations effectuées pour y parvenir [1]. Elle traverse une succession de réengistrements qui font progressivement disparaître son articulation et par conséquent le sens de ce qu’elle dit. Les deux médias par lesquels elle passe sont la bande magnétique (au rôle presque exclusivement instrumental) et l’acoustique de la pièce où elle est prononcée (ce sont ses fréquences de résonance amplifiée par les réengistrements qui la font peu à peu disparaître).

Alvin Lucier montre ainsi, c’est l’aspect le plus immédiatement sensible de l’œuvre, que l’architecture peut être considérée comme un média dans la mesure où elle transforme tous les sons qui la traversent. Radio Fischli & Weiss étend ce travail à tous les médias possibles. Une première version de l’installation au Labomédia d’Orléans en mettait en scène quelques autres et l’on pourrait en imaginer d’autres encore. La série de stations qu’elle connecte est non close. Le collectif qui les a réalisées, ∏node (prononcer pi-node), est lui-même ouvert et prodigue en invitations à des artistes extérieurs.

C’est bien le texte dit qui, malgré sa disparition progressive, donne accès à l’installation et à ce qu’elle fait à la voix.

Dans Radio Fischli & Weiss, à la différence de I Am Sitting in a Room, ce n’est pas l’auteur-opérateur qui parle, mais le son lui-même. Son discours commence ainsi : « Mes oscillations alimentent un électroaimant qui me transforme en vibration dans la membrane d’un haut-parleur sphérique blanc. Je traverse quelques centimètres d’air et j’arrive dans un micro qui me redonne forme électrique. » Nous voilà conviés à l’épopée d’une voix dont on se rend compte, c’est une des grandes leçons de l’installation, qu’elle n’est qu’un son comme un autre et que le sens qu’elle porte n’est au fond que la précision phonétique de son articulation. Qu’on le comprenne ou pas ne change rien au dispositif dont il n’est qu’une exacte redondance. Le son qui raconte son périple avec force détails parle aussi efficacement par ce qu’il connote (les médias qui l’affectent de leurs timbres) que par ce qu’il dénote (le sens puis les empreintes de moins en moins sensibles de la ligne vocale).

Mais il parle aussi sans connoter ni dénoter, comme le ferait une œuvre acousmatique. Ses aventures dessinent les linéaments d’une composition sonore qu’on peut entendre pour elle-même. Le son-sujet y devient un nouvel Ulysse qui, au lieu de regagner Ithaque, finit dans un verre de vin naturel puis dans l’estomac du visiteur. Car c’est bien cela que l’installation conduit et suit à la trace à grand renfort d’amplifications (il faut en effet très régulièrement réamplifier un son que le trajet ne cesse d’épuiser) : une onde acoustique, autrement dit le flux ininterrompu d’une vibration matérielle.

Tel serait l’objet du sound art : rendre sensible le « phylum sonore », le son en tant que matière autonome préexistant à ses usages, par exemple musicaux. Avant la musique et son ordre, il y aurait ce flux oscillatoire dont l’art sonore aurait pour tâche de déployer l’étrangeté amusicale. Cette thèse à la fois matérialiste et réaliste – le son est un flux matériel anonyme indépendant de toute représentation qu’on pourrait avoir de lui – aujourd’hui défendue, notamment, par le philosophe américain Christoph Cox [2], s’applique presque trop facilement à l’installation de ∏node.

Car l’on pourrait aussi lire tout autrement le jeu drolatique et savant auquel Radio Fischli & Weiss invite ses visiteurs. Le premier rapport du visiteur avec l’œuvre passe par une voix qui lit un texte écrit collectivement par tous les artistes ayant participé au projet. Ce premier rapport est donc textuel. Et c’est bien ce texte qui, malgré sa disparition progressive, donne accès à l’installation et à ce qu’elle fait à la voix. Avant d’écouter ses métamorphoses, on entend l’articulation détaillée du contenu signifiant de l’œuvre. Sans lui, certaines stations seraient pour le visiteur novice littéralement incompréhensibles.

Si le premier rapport est textuel, le deuxième ne l’est pas moins dans la mesure où le premier réflexe de l’auditeur est de chercher la voix disparue dans les sons qui la transmettent. Il devient herméneute, pisteur, chercheur de signes : les silences, la ligne intonative, la différenciation sonore des phonèmes… Et même quand il se met à s’intéresser aux sons des médias, aux manières variables dont ils affectent la voix, la dimension symbolique ne s’efface pas.

C’est en effet à une véritable histoire des dispositifs médiatiques que Radio Fischli & Weiss nous convie. Dans le parcours créé au Labomédia d’Orléans figurait un phonographe, auquel s’ajoutent ici un conservophone, un téléviseur à tube cathodique, une bande magnétique et un modem, chacun évoquant un monde de significations, d’évènements et de souvenirs. Il n’est pas jusqu’au cubitainer de vin naturel qui ne prenne sa part dans ce sous-texte : l’ingestion figurée de la voix devenue bruit par la médiation du vin résonne de mille manières aux oreilles des catholiques ultramontains que nous fûmes si longtemps.

Sans aller jusqu’à soutenir les thèses de l’historien d’art américain Seth Kim-Cohen, tenant d’une lecture textualiste et résolument « non-cochléaire » de l’art sonore [3], il faut cependant admettre que Radio Fischli & Weiss est une installation dans laquelle le texte et la parole articulée jouent un rôle au moins aussi important que le son et ses flux. C’est donc une troisième voie – ni strictement réaliste-matérialiste, ni uniquement textuelle et grammatologique – qu’il est nécessaire, nous semble-t-il, de penser et d’ouvrir : celle, qu’il nous faudra expliciter ailleurs, d’une ontologie relationnelle du sonore.

 

Radio Fischli & Weiss du collectif ∏node est présenté dans l’exposition d’art sonore en action Signal/Bruit, dans le cadre du festival Sonic Protest aux Instants Chavirés (Montreuil). Elle est ouverte du mercredi au dimanche de 15h à 19h, jusqu’au 11 juillet 2021 .

 


[1] « Je suis assis dans une pièce différente de celle où vous êtes maintenant. J’enregistre le son de ma voix et je vais le jouer dans cette pièce, encore et encore, jusqu’à ce que les fréquences de résonance de la pièce s’accentuent à tel point que l’apparence de ma parole, à l’exception peut-être du rythme, soit détruit. Ce que vous entendrez alors sont les fréquences de résonance de la pièce articulées par la parole. Je considère cette activité moins comme une démonstration d’un fait physique que comme une manière d’aplanir les irrégularités que ma parole pourrait avoir. » Nous traduisons.
Alvin Lucier procède de la façon suivante : il s’enregistre en train de prononcer cette phrase sur un premier magnétophone puis diffuse cet enregistrement dans la même pièce et l’enregistre sur un second magnétophone. Ainsi de suite jusqu’à ce que sa voix perde son apparence audible.

[2] Sonic Flux: Sound, Art and Metaphysics, The University of Chicago Press, 2018.

[3] In the Blink of an Ear: Toward a Non-Cochlear Sonic Art, Continuum, 2009.

Bastien Gallet

Philosophe et écrivain

Rayonnages

CultureArts visuels

Notes

[1] « Je suis assis dans une pièce différente de celle où vous êtes maintenant. J’enregistre le son de ma voix et je vais le jouer dans cette pièce, encore et encore, jusqu’à ce que les fréquences de résonance de la pièce s’accentuent à tel point que l’apparence de ma parole, à l’exception peut-être du rythme, soit détruit. Ce que vous entendrez alors sont les fréquences de résonance de la pièce articulées par la parole. Je considère cette activité moins comme une démonstration d’un fait physique que comme une manière d’aplanir les irrégularités que ma parole pourrait avoir. » Nous traduisons.
Alvin Lucier procède de la façon suivante : il s’enregistre en train de prononcer cette phrase sur un premier magnétophone puis diffuse cet enregistrement dans la même pièce et l’enregistre sur un second magnétophone. Ainsi de suite jusqu’à ce que sa voix perde son apparence audible.

[2] Sonic Flux: Sound, Art and Metaphysics, The University of Chicago Press, 2018.

[3] In the Blink of an Ear: Toward a Non-Cochlear Sonic Art, Continuum, 2009.