Art contemporain

L’art perméable – sur l’exposition La vie à elle-même

Critique

L’exposition La vie à elle-même, visible au Centre international d’art et du paysage de Vassivière, s’immisce dans les coutures de la vie des œuvres, une vie fragile et livrée en permanence aux implications de l’extérieur. Les réalisations se placent sous la responsabilité délicate et passionnante de la logique intersectionnelle des pratiques de chacun.

L’exposition curatée par Flora Katz regroupe sept artistes, dont les œuvres s’entremêlent dans les espaces du Centre international d’art et du paysage de l’Île de Vassivière. C’est un cadre particulier, et chargé : nous sommes d’autant plus loin du white cube que les environs très verts sont chargés d’insectes, d’une vie grouillante et fourmillante, qui s’invite en permanence dans le bâtiment ouvert du centre composé d’un phare et d’une longue halle aménagée de fenêtres. La vie pénètre, dans les passages des insectes autant que dans les processus de lumière, de changement d’air et d’atmosphère qui l’affectent également.

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Il est probable aussi que les œuvres attirent ces présences et les exacerbent. Les quelques modules en terre crue et paille de Tiphaine Calmettes, provenant de son exposition personnelle au Centre d’art, fermée par la crise sanitaire ; les souches exposées par Grégory Chatonsky dans des structures et contenants de plexiglas ; les plantes semées par Bianca Bondi sur les meubles de son installation et celles qui y ont poussé d’elles-mêmes ; la kombucha de Tiphaine Calmettes ; la spiruline (une variété d’algues que nous connaissons plutôt sous la forme de compléments alimentaires) de Laure Vigna, ainsi que ses cultures de cyanobactéries à l’intérieur de pièces en verre soufflé ; les quelques arbres de l’île, visibles depuis le centre, dont Dora Budor a changé la teinte, les sculptures de céramique d’Isabelle Andriessen, les graines de chia mucilagineuse de Rochelle Goldberg.

Toutes les œuvres sont constituées de matières qui, si elles ne sont pas directement vivantes, sont amenées à vivre comme vivent les matières, de réactions chimiques permanentes avec leur environnement : à changer et parfois se corrompre aussi largement et rapidement que des organismes vivants.

L’exposition de ce qui ne se voit pas

De fait, l’installation d’Isabelle Andriessen vit comme vivre veut dire, pour nous autres individus et pour nos sociétés également, être altéré, grandir, rétrécir, changer de couleur, de constitutions, fleurir, prospérer, se refroidir, s’échauffer, se durcir, bouger. Les céramiques sont posées sur des barres de refroidissement en métal ; au fur et à mesure des réactions chimiques, les oxydes des émaux se condensent, traversent la matière et perlent à la surface, se cristallisent.

À voir la sculpture, il n’est pas question de seulement produire un changement de couleur naturel, mais encore de présenter – carcasses humides échouées sur ces barres de métal comme un cobaye dans un laboratoire étrange, un corps ouvert sur une table d’opération chirurgicale – , de présenter cette matière en train de respirer, en sueur et à fleur de peau, pour reconsidérer enfin cette présence apparente depuis sa surface et plonger plus en profondeur dans le questionnement de ses entrailles, de la matière ; c’est toute l’opération de l’œuvre.

Au premier jour de cette exposition, montage fini, les gestes de contrôle, d’installation et d’ajustement se suspendent pour laisser place à une vie nouvelle. L’abandon est total dans la mesure où, de ces changements internes aux œuvres et qui font leurs façons de se relier les unes aux autres, ni les visiteurices ni les artistes ne prendront la totale mesure. Une perpétuelle présence au sein du centre d’art toute la durée de l’exposition ne permettrait pas non plus de tout voir et saisir, encore moins de comprendre, ces changements dont chacun.e ne perçoit qu’une intuition, qu’une apparence tronquée.

Quelle vie perdure et persiste en dehors de toute visibilité, quelle vie échappe aux regards conscients, analytiques, ou au contrôle des corps, des gestes et des prévisions ? S’agissant des œuvres, il est net que le geste des artistes de l’exposition relève moins du fait de présenter une œuvre finie et conçue selon le dessin de son auteurice, que l’abandon d’une matière réactive. Un abandon peut-être au sens que travaille Bianca Bondi en mettant en scène les objets du quotidien laissés derrière soi : des espaces de vie composés de fauteuils et tables, sur lesquels des lettres pas encore décachetées, des cigarettes pas entièrement fumées, des objets fraîchement sortis des poches et pas encore rangés, dont on pressent qu’ils ont été abandonnés – laissés à une vie imprévue, délaissés par leurs propriétaires.

L’abandon, plus profondément encore, de l’artiste qui s’abandonne lui-même en acceptant une perte de contrôle sur son projet initial, et quitte l’espace d’exposition avec la conscience très forte que c’est un espace d’exposition où les œuvres seront confrontées à un ensemble de phénomènes de vie, chimique ou animale, dont il ne peut ni prévoir ni maîtriser les effets.

Tout ceci est dès lors propice à une seconde vie, intérieure et interprétative : si l’exposition continue de vivre sa vie moléculaire, matérielle, d’un processus de changement d’état à l’autre, elle poursuit également une vie d’idées, d’impressions et d’interrogations auprès de son public.

Il y a là une forme de réactivation de l’expérience spectatorielle : celle de devenir responsable de l’œuvre, qui continue de changer et d’évoluer au lieu même de sa réception critique. Que les œuvres persistent en nous, fassent naître des pensées, résonnent avec les horizons qui nous accompagnent, ce n’est pas nouveau ; qu’elles s’altèrent parfois dans ces points de vue critiques qui peuvent les abîmer et les anéantir autant que les porter vers des significations imprévues, ce n’est pas nouveau non plus. Mais La vie à elle-même réactive singulièrement cet espace de la réception dans son manquement, c’est-à-dire plus spécifiquement là où, comme les artistes, les œuvres s’imposent comme échappant à notre compréhension.

La proposition de Grégory Chatonsky se place également à ce lieu, en étendant le questionnement de La vie à elle-même aux problématiques de la vie telles que posées par le domaine de l’intelligence artificielle. Dans la salle des études du centre, Grégory Chatonsky présente un film génératif et dès lors infini en temps et en nouveauté ; en temps réel, une intelligence artificielle produit des images à partir de bibliothèques de visuels issus d’encyclopédies plus ou moins datées, et restitue ainsi à la fois des images de ce que l’évolution des espèces et des cultures pourrait nous amener, et des images déjà passées et datées de cette même projection future. Simultanément, une voix artificielle décrit ces images qu’elle découvre en temps réel.

Les discours sont étranges, parfois inquiétants, parfois comiques ; ils sont un effort perpétuel d’interprétation et de réinterprétation, en cela vivant, des images qui nous sont données à voir. L’œuvre partage cette forme de vie interprétative avec les spectateurices en même temps qu’elle leur en retire la charge ; mais si la vie artificielle effectue ainsi certains gestes, certains travaux et questionnements qu’il revenait aux êtres humains de faire en société, tout est toujours plus complexe dès lors que nous considérons la part vivante des êtres artificiels que nous créons.

L’installation vidéo est ainsi reliée à une autre installation de Grégory Chatonsky, située dans la nef, composée de souches d’arbres sur lesquelles une vie animale et florale minuscule continue de se faire. Cette vie influe sur l’évolution du film tout en lui étant souterraine. De la même façon, tout fonctionnement artificiel implique des gestes, des gestions et des économies du vivant, qu’il peut cacher, délocaliser, circonscrire et limiter, mais jamais faire complètement disparaître.

Dans son ensemble, l’exposition exacerbe la conscience de ce qui est inexposé et de ce qui est inexposable : une série d’échelles ou de temporalités dans lesquelles se donne en réalité la vie des œuvres – en réalité mais non en visibilité, et toujours incompréhensible. Il s’agit alors moins d’un manque de culture, d’éducation aux œuvres et aux milieux de l’art, qu’un phénomène naturel, aussi naturel que la façon dont la lumière du soleil tourne, éclaire ou occulte, donne à voir ou prive de visibilité. Nous, que nous soyons spectateurices, artistes, commissaires des expositions que nous construisons par l’enchevêtrement de nos regards, nous ne pouvons qu’assister à des présentations partielles, tronquées, limitées de La vie à elle-même.

Nous pouvons de même revenir, constater que le pain de Benoît Brissot, le boulanger de l’île, à l’œuvre dans la proposition de Rochelle Goldberg, a décrépi, pourri ou moisi (ainsi qu’on peut seulement le supposer pour l’instant), et peut-être teinté les structures de terres de Tiphaine Calmettes. Peut-être les deux matières se seront-elles enchevêtrées. Peut-être auront-elles rencontré un troisième état qui n’est ni tout à fait celui du pain en décomposition, ni tout à fait celui de la terre ayant absorbé son humidité, ses levures mortes, sa mie amollie ou asséchée, mais serait encore une troisième vie comme un être à part entière, à la naissance duquel le sel de l’installation de Bianca Bondi aura peut-être contribué – à moins que ce ne soit la présence des céramiques réfrigérées d’Isabelle Andriessen à proximité, les oxydes qui perlent en cristaux à sa surface, ou encore les odeurs changeantes du bassin de kombucha installé par Tiphaine Calmettes dans une autre pièce du centre, et qui s’invitent dans la nef selon les heures de la journée.

La culture à l’état de rouille et de pourriture

Nous n’avons ni maîtrise ni compréhension de ces enchevêtrements-là, et pas non plus de moyen de comprendre ce que notre propre présence construit ou détruit au sein de ce milieu livré aux attaques et aux implications de l’extérieur. Notre respiration participe à l’œuvre ou l’abîme, la chaleur de nos corps réagit avec leurs matériaux. Il y a ainsi un « état de l’œuvre », dont il faut nécessairement considérer l’affection par l’environnement. On conçoit facilement que l’œuvre se donne et se redonne au fil de l’histoire des idées, de la temporalité des mentalités et de l’évolution des représentations. Mais on consacre moins de temps à penser la façon dont le monde ambiant, l’humidité, la composition de l’air, le passage des bêtes des hommes et des corps vivants redéfinit en permanence la réception des œuvres.

Nous n’en avons conscience que ponctuellement et partiellement, dans l’exemplarité de certaines œuvres ou sites bien connus : la restauration de la Joconde dont les couleurs passent sous le vernis du temps, la surexposition des tableaux trop célèbres aux flashs des appareils photos, la création de faux sites de visites pour les œuvres pariétales alors qu’on découvre que la seule présence, le seul souffle des spectateurices font disparaître en quelques années des œuvres protégées par leur environnement clos pendant plus d’une quinzaine de milliers d’années.

C’est le destin, non terminal mais incessant, de toute œuvre : elle se corrompt, ou tout simplement « change » puisqu’il faut aussi dépasser toute imputation morale à cette évolution. C’est simplement par exemple que les pièces de monnaie en cuivre, les moulages en aluminium, la terre, se mettent à teindre le pain du Bread Garden de Rochelle Goldberg ; ou de façon plus complexe, que la valeur d’une œuvre – que peut également symboliser la pièce de monnaie – lui confère aussi un certain sens, une certaine visibilité, une place dans la culture.

Nos représentations sont en cela une culture qui se pratique avec les mêmes gestes et dans les mêmes champs que ce qui nous nourrit : au fil de ce qui est semé, de ce qui meurt, de ce qui éclot ; au fil des habitudes de consommation également, qui font disparaître certaines cultures au profit d’autres. Les formes changent avec le temps, les traditions disparaissent et sont informées par leur transmission même.

Rochelle Goldberg place sa recherche dans ce qu’elle nomme l’introaction – c’est autour de ce procédé de mise en mutation réciproque des matériaux, d’émergence en dehors du projet et de toute autorité, que l’artiste construit ses formes. Si cela relève directement d’une vie partagée des matières, des temporalités et des compositions de chacune, c’est plus profondément encore un processus de production de sens – des significations se créant, disparaissant et mutant à leur tour. L’introaction permet dès lors de penser la vie chimique d’une œuvre et sa vie au sein de nos représentations culturelles, non par simple analogie, mais plus véritablement comme un seul et unique processus général.

Dans la dernière salle de l’exposition, en haut et au bout du bâtiment, la Petroleuse II, Corpse Kitty : towards a friendly fatality et Bread Garden composent ainsi une seule et même installation, c’est-à-dire un monde où les pièces sont trois pôles au sein d’un réseau de sens qu’elles stimulent et qui déborde largement la salle du centre d’art. Le pain, la terre, les nénuphars en bronze suspendus, la poupée de la Petroleuse qui représente un petit garçon et la présence des chats amenés par Corpse Kitty charrient, dans l’esthétique générale un peu brute des matières artisanales, des objets lessivés par le temps et des métaux rouillés et oxydés, une narration archaïque de mythes et de contes.

Ce sont des histoires où les identités se partagent, fusionnent de façons magiques et monstrueuses ; où les peurs, la sensualité et la violence se cristallisent dans des récits, des gestes et des visages. Les contes sont également des histoires de métamorphoses, qui se métamorphosent eux-mêmes et comme les pains se multiplient à travers mille versions, dont certaines s’adressent sans violence aux enfants et d’autres restent les récits terroristes où s’évacuent les cruautés de toutes nos sociétés – les infanticides, les viols, les rivalités entre frères et sœurs, les violences patriarcales exercées de part et d’autre dans la famille et les communautés.

La culture a aussi cette forme de rouille et de pourriture où une œuvre, comme cette poupée très répandue dans l’après-guerre, change de visage et d’odeur : la poupée est ancienne, attaquée par le temps, et telle que Rochelle Goldberg la présente, elle est habitée par un nénuphar, dont le rhizome laisse voir plusieurs fleurs ici et là dans la pièce, comme si la vie de la poupée se poursuivait fleurissant dans des formes inattendues.

Pour autant, la vie de l’œuvre ne relève pas d’un secret bien gardé, un secret sans initié transcendant connaissances et nos présences à l’œuvre. Le passage du visible à l’invisible, de ce qui est à notre portée à ce dont nous n’avons plus la mesure, du compréhensible à l’inconnu et du projet à l’imprévisible est rendu avec une certaine neutralité émotionnelle ; plus précisément sans inquiétude, sans colère, sans vénération et sans soumission non plus.

Nous acceptons tout simplement que ce que nous recevons n’est que l’instant d’un processus plus ou moins infini : la mère du kombucha de Tiphaine Calmettes, cette sorte de pellicule particulière que forme le kombucha, symbiote analogue à la « mère de vinaigre » que nous connaissons bien, ne cesse de se former à mesure que les employés du centre d’art la nourrissent de sucre et alimentent la fermentation. La mère est soulevée par un cintre qu’elle couvre comme un vêtement ; c’est un voile soulevé à un rythme qui n’est pas celui des yeux.

Ce dévoilement est sans secret, rendu évident par le filin qui suspend le cintre et monte jusqu’au plafond, par l’ampleur du bassin et de la mère qui y repose déjà : nous savons que le cintre lèvera du bassin des mètres de ce tissu symbiotique, comme nous savons qu’il reviendra à d’autres de voir les autres moments de ce mouvement que nous ne percevons que dans la somme de tous ces regards.

Il n’y a là ni regret, ni déception ni frustration : la contemplation prend le pas, et c’est ainsi dans cette délicatesse d’émotions en demi-teintes, dans la basse continue d’un goût que l’on pourrait rapprocher de l’umami que se place l’ensemble de l’exposition.

Les impressions sont pourtant fortes : je sens le goût de l’œuvre de Bianca Bondi, saler ma bouche alors même que mon masque la couvre ; je sens les odeurs fortes, tantôt aigres tantôt suaves, du kombucha, l’atmosphère générale, lourde car complexifiée par les présences de mille matériaux, vivants au sens strict et au sens plus élargi du terme ; complexifiée par l’attraction qu’elle génère sur les insectes alentours – certains s’incorporent au vêtement lentement généré par le kombucha de Tiphaine Calmettes, la vie des uns entraînant la mort des autres, comme cela a toujours été et en tout lieu.

Mais aux intersections de ces impressions plus aiguës, aiguisées par l’approche, le passage d’une pièce à l’autre et l’attention portée aux oeuvres, il prédomine plutôt une atmosphère sourde ; comme si d’une exacerbation des sens à l’autre, un équilibre se trouvait. Cet équilibre-là peut se trouver dans la narration d’une visite ou d’une façon de parcourir l’exposition, permettant de contrebalancer une impression forte par une autre ; il peut également se donner dans la somme rétrospective des impressions rendues à leur simultanéité, au terme de la visite d’exposition. Cette rétrospection permet de concevoir l’espace en dehors de notre présence, en dehors de la mise en tension par un sujet unique, pour mieux se projeter dans une considération de son existence en dehors de nous : la vie qui est ailleurs.

Vers la fin du syndrome FOMO

Bien plus que l’être-ailleurs, c’est autour de l’être-là que s’est véritablement construit notre rapport social à l’art. Le concept d’un syndrome « FOMO », the fear of missing out ou « la peur de manquer quelque chose » exprime curieusement cette exacerbation pathologique de notre rapport social à l’art. L’évènement culturel, le vernissage, l’exposition, se donnent comme des preuves de l’art et construisent un rapport analogue à celui qu’exprimait Pierre Reverdy : « Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. »

Une telle peur suppose ainsi que l’art ne vit que dans la réitération addictive d’une consommation de ses phénomènes par le sujet ; par conséquent, que son expérience est toujours individuelle, que sa preuve est toujours unique, nouvelle, éphémère et insuffisante. À bien y réfléchir, une telle conception de l’art est pourtant en effroyable contradiction avec l’idée de culture, les valeurs d’échanges et de partage, l’idée de création, et encore les structures économiques et relationnelles du monde de l’art. Considérer que l’expérience spectatorielle se joue uniquement dans le face-à-face avec l’oeuvre est une conception moderne et aujourd’hui largement relativisable de l’art, au même titre que penser l’artiste comme plein.e et seul.e auteur.e de son œuvre.

La suspension généralisée qui a caractérisé la période de fermeture des centres d’art nous a demandé de réévaluer ces idées de fond en comble. Alors que les expositions sont devenues impossibles, l’art n’a de fait pas disparu. Les artistes ont continué de vivre chacun.e à leur manière, et de vivre cette privation en mettant en place de nouvelles logiques de travail : déplacer leurs recherches, leurs préoccupations et leurs espaces de travail ; déplacer leurs pratiques, peut-être aussi leurs sources de revenus. C’est l’ensemble d’une économie de l’art, au sens large comme au sens strict, qui s’est trouvée affectée d’une multiplicité de façons pour le meilleur et pour le pire. Si du point de vue spectatorial, cette disparition a été radicale, une vie de l’art, c’est-à-dire des artistes et des centres d’art, du milieu culturel, a continué de se développer, plus secrète, à l’ombre des ateliers et des espaces fermés, dans les échanges collectifs et inter-individuels.

Cette vie est sans doute l’une des plus fortes expressions de la triple écologie pensée par Félix Guattari : une intersection d’une écologie environnementale – ici celle notamment des matériaux qui est essentielle à la production des œuvres – d’une écologie sociale – l’économie et les relations humaines, les bons équilibres et les échanges qui font vivre et présentent la culture – d’une écologie mentale – dont le monde de l’art a la charge plus que tout autre chose. Il est par conséquent essentiel de croire que cette intrication infuse la société et la concerne entièrement bien au-delà d’une simple expérience spectatorielle : à quoi bon la peur de manquer quelque chose dès lors que nous prenons conscience que cette position de spectateurice individuelle est la forme même où nous manquons tout le reste de cette vie de l’art ?

Œuvrer c’est se rendre responsable de chacune de ces écologies, et toute vie implique bien cette responsabilité. Des cyanobactéries, dont Laure Vigna présente des cultures dans La vie à elle-même, on dit souvent qu’elles sont « responsables de l’apparition de la vie sur terre ». On dit aussi qu’elles sont responsables de la mort de personnes, d’animaux, parce qu’elles favorisent le développement des algues vertes toxiques dans leur environnement.

C’est directement replacer la question de la vie dans la question de la réciprocité que de cultiver les bactéries de la vie ; Laure Vigna se rend ainsi directement responsable de cette vie qu’elle crée comme un artiste crée une œuvre, mais qu’elle ne peut considérer uniquement comme une œuvre, détruire comme une œuvre, modifier comme une œuvre, entreposer comme une œuvre, vendre comme une œuvre, abandonner comme une œuvre. Leur seule exposition est déjà problématique : dans la nef, dont le seul éclairage est donné naturellement par les fenêtres du centre, il a fallu calculer très précisément le passage des rayons solaires, afin que ceux-ci ne tuent pas les cyanobactéries lors de leur passage en rotation à l’intérieur de la pièce.

De même, leur non-exposition est tout aussi problématique : les conditions de transport et de conservation des œuvres, en dehors des structures des centres d’art où les équipes s’occupent d’entretenir et surveiller toutes ces œuvres vivantes, demandent beaucoup de soin et d’attention. Laure Vigna implique la vie dans son œuvre, mais les bactéries impliquent l’attention de Laure Vigna, et ceci implique tout le centre de Vassivière tout au long de l’exposition.

À la façon des modules en verre soufflé de Laure Vigna, l’espace d’exposition maintient et abrite une vie ; mais c’est un équilibre rendu complexe par la mise en commun de plusieurs éléments hétérogènes. Flora Katz, en invitant plusieurs artistes et constituant ainsi cette équipe de travail à l’origine de l’exposition La vie à elle-même, se place dans la responsabilité délicate et passionnante de la logique intersectionnelle des pratiques de chacun.e.

Au-delà de l’habituel geste curatorial de donner place et visibilité à une œuvre, le commissariat de Flora Katz implique pour chaque œuvre une affection par les autres. C’est à la fois un dû et une promesse, une opportunité et un risque ; qui nécessite de comprendre, recevoir, respecter les économies respectives des artistes et des œuvres, et d’en déceler la vie possible, qui nécessite aussi d’accueillir le souci de ne pas voir les œuvres se faire avaler, détruire, trop parasiter par une « introaction » générale de l’exposition. C’est donc une écologie qu’il faut concevoir, un équilibre permettant justement aux instabilités de trouver place.

Comment remettre l’art à sa place

J’ai dit en introduction que les œuvres attiraient sans doute la vie des alentours et l’exacerbaient ; cette vie qui est ailleurs et qui n’est pas exclusivement celle de l’art. Elle ne prend bien sûr pas uniquement la forme des insectes, du vivant animal, ni même uniquement celle des visiteurices. J’avais été prévenue d’un événement survenu quelques jours avant l’ouverture de l’exposition : une dégradation, dont l’inscription continuait de traverser les murs extérieurs du bâtiment.

« J’entends le récit des viols l’un après l’autre après l’autre après l’autre… la violence des hommes est culturelle protégée par la police les religions la loi les universités les poètes les artistes / que crève l’hétéropatriarcat colonial Polanski Matzneff Redon cassez-vous »

Au soir du vernissage, Flora Katz a parlé de cette inscription qui a fait brutalement irruption dans l’espace d’exposition. C’était une façon de prendre acte de ces paroles marquées à la bombe, au milieu du débat qui agitait le Centre – faut-il effacer, faut-il laisser, comment répondre, comment vivre ce geste, sa violence, la violence qu’il dénonce ?

L’inscription, sauvage, remonte le long du bâtiment qui est construit sur une colline ; il suit donc la ligne de l’architecture qui est celle de la pente, il remonte comme quelque chose de souterrain qui éclot, qui émerge, comme une plante aussi vient grimper sur une structure, l’habiller, prendre sa place, l’envahir. Il suit le bâtiment, et la litanie « l’un après l’autre après l’autre après l’autre… » disparait dans le renfoncement plus sombre du bâtiment où elle semble se perpétuer.trer hors de portée de nos yeux.

La vie est dense dans les ailleurs du centre d’art : nous sommes sur le plateau de Millevaches, où l’organisation sociale, les échanges, les communautés, les économies et le rapport aux environnements mutent et se repensent. Qu’elle en soit directement ou indirectement issue, l’inscription est liée à ces formes de questionnements de nos sociétés.

La vie est dense et l’inscription exhorte le monde de l’art à l’évidence : il ne peut pas lui être imperméable. Il n’est jamais distinct, jamais extérieur, ni hermétique. Il est concerné, responsable ou complice.

Dans un entretien avec Émilie Renard, publié dans le n°3 de la revue « Lili, la rozell et le marimba » et dont La Criée centre d’art contemporain publie un extrait sur son site internet, l’ancienne directrice du CIAP de Vassivière Marianne Lanavère revient sur les raisons de son départ au printemps 2021. Celles-ci se placent justement dans la complexité de toutes ces questions qu’elle expose ainsi avec une grande justesse, en évoquant notamment l’étroitesse des espaces culturels institutionnels à leur égard : « Dès qu’on est une institution, avec des financements publics d’un certain degré, la gouvernance est indéniablement liée à cette économie de projet dont les travers sont : une tendance à protéger le pouvoir d’un côté, à entretenir inconsciemment des formes de déresponsabilisation de l’autre, notamment en externalisant les missions socles (par exemple la production d’oeuvre et la médiation) et perpétuer les mécanismes occidentaux de séparation en enfermant l’art comme discipline qui devient ainsi mieux identifiable comme produit événementiel ou prestation d’animation, au lieu de considérer comment il agit sur nous et comment il nous relie. »

En optant pour une « reconversion professionnelle dans la pratique agricole et paysagère en Corrèze » et en se formant plus particulièrement à la permaculture, Marianne Lanavère n’entend pas pour autant évacuer la question de l’art ; c’est au contraire une façon de réévaluer sa place au sein de la vie et de la société. « L’art aura une place mais de manière plus intégrée à d’autres champs d’activité, au point… euh comment dire… de disparaître en tant que discipline, mais pour mieux être présent ? »

À la question d’Émilie Renard « Comment est-ce que tu imagines composer avec cet autre rapport à l’art que tu dis non disciplinaire ? », Marianne Lanavère répond en développant, plus qu’une vision de l’art, son invisibilité. C’est bien cette façon de disparaître, d’infuser en se dissolvant, de se réintégrer à la vie en se désagrégeant en tant que statut, objet, auteur, discipline, institution, domaine, que l’art vit : car il vit mieux et beaucoup dans cet ailleurs et dans cet inexposé dont nous parle Lanavère ; et c’est bien l’ailleurs et l’inexposé dont La vie à elle-même parvient très justement et paradoxalement à faire exposition.

La vie à elle-même, exposition à voir jusqu’au 5 septembre au Centre international d’art et du paysage de Vassivière


 

Rose Vidal

Critique, Artiste

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