Le Marseille noir de Claude McKay
Le manuscrit de Romance in Marseille a longtemps dormi dans deux bibliothèques états-uniennes [1]. Contrairement à Amiable with Big Teeth, écrit à la fin des années 1930, identifié par Jean-Christophe Cloutier en 2009 dans les archives de l’éditeur Samuel Roth, il n’a jamais disparu : il n’a de ce fait jamais été « redécouvert », comme on l’écrit quelquefois.
La publication successive de ces deux ouvrages de fiction a permis de confirmer l’importance de Claude McKay au sein du mouvement dit Harlem Renaissance, dont il fut une figure à la fois éminente et controversée. Né à la Jamaïque, où il publia son premier recueil de poèmes en 1912 (Songs of Jamaica), il se rendit aux États-Unis avec une bourse pour entreprendre des études d’agronomie mais s’orienta rapidement vers les incertitudes de la carrière littéraire, marquée par la découverte traumatique du racisme et du ségrégationnisme états-uniens.
Il participa à l’effervescence intellectuelle et artistique de Harlem et à l’émergence de la littérature noire aux États-Unis. Il connut un franc succès en 1928 avec Home to Harlem, sans doute un des premiers best-sellers de la littérature africaine-américaine. L’histoire éclaire ce succès d’une lueur ironique : l’ouvrage fut rédigé en France, où il vécut plusieurs années. Grand voyageur, il passa une grande partie de l’après-guerre hors de New York, où il ne retourna durablement qu’après 1934. Son expérience de l’Europe et de l’Afrique coloniale lui confère une position particulière dans le groupe de Harlem, et c’est ce qui fait, au moins pour une part, la puissance de son œuvre. Intéressé par la Révolution russe, en laquelle il voyait aussi la clé de l’émancipation des Noirs, il se rendit à Moscou en 1922 pour participer au quatrième congrès de l’Internationale communiste.
Il devint assez rapidement critique à l’égard de l’appareil communiste. Son livre Amiable with Big Teeth constitue une dénonciation impitoyable de l’action des communistes à Harlem. Loin d’être les artisans de leur libération, ils trahissent les membres du groupe que McKay nomme le poor black sheep of Harlem (« mouton noir pauvre de Harlem »). Il se tourne alors vers le catholicisme qui lui semble plus capable d’accompagner la lutte pour la reconnaissance de la population africaine-américaine. Toute analyse de l’œuvre qui ignorerait ou sous-estimerait cette évolution politique serait gravement fautive : McKay est incontestablement l’un des premiers intellectuels de gauche à identifier clairement les errements du stalinisme, de la bureaucratie soviétique et de ses tentatives d’exportation.
Le public français connait surtout McKay pour le formidable Banjo, également situé à Marseille, sans doute l’un des plus grands livres publiés sur cette ville, dont il montre une face largement ignorée par la littérature, la vie des immigrés africains et américains autour du port-monde et l’émergence d’une conscience noire qui associe fortement l’Afrique et l’Amérique [2]. Banjo présente en effet, à travers ses différents protagonistes, l’ensemble des points de vue débattus à New York entre les deux Guerres Mondiales à propos de ce qu’on appelle race politics par les intellectuels, les artistes et aussi les sociologues comme W.E.B. Du Bois, qui aura au point de départ une énorme influence sur la prise de conscience politique de l’écrivain. Faut-il développer une stratégie assimilationniste qui permettra aux Africains-Américains d’être intégrés à long terme à la société blanche à travers l’accession d’une classe moyenne aux emplois qualifiés ? Ce genre de position était fréquent à l’époque et trouve un certain écho dans le roman.
Les autres points de vue qui s’affrontent, souvent avec véhémence, dessinent des lignes qui se stabiliseront par la suite : le nationalisme noir aux États-Unis, tel que Du Bois le défend, consiste à affirmer l’existence d’une culture et de valeurs propres à la communauté et à les faire reconnaître dans leur originalité et leur autonomie. L’internationalisme noir, que la trajectoire particulière de McKay, né à la Jamaïque et ayant passé de longues années à Marseille, à Barcelone et à Tanger, rend tout à fait tangible, constitue une autre option : l’esclavage en Amérique et le colonialisme français sont vécus comme deux versions superposables d’une oppression systématique. Enfin, Banjo permet à l’orientation séparatiste, celle qu’incarna Marcus Garvey, de s’exprimer : le mot d’ordre Back-to-Africa (Retour en Afrique) est porté par un des personnages, Taloufa.
Il ne faut pas voir dans le livre la tentative de démonstration d’une thèse, puisqu’il présente aussi une dimension picaresque que laisse entrevoir son sous-titre, « un roman sans intrigue » (A Novel without a Plot), dont les sinuosités ont quelquefois découragé les lecteurs états-uniens. McKay ne retrouve pas en effet à cette occasion le succès rencontré peu de temps avant par Home to Harlem. Les personnages vagabondent, dissertent à n’en plus finir, jouent de la musique, dansent et font l’amour au sein d’un monde en marge que le désordre du grand port permet en même temps qu’il en fait toute la dureté : les romans « marseillais » de McKay font de la prostitution une réalité majeure de la vie sociale, qui constitue le nœud d’un bon nombre de relations sociales. Banjo est aussi un livre musical : les principaux personnages rêvent de créer un orchestre de jazz ; McKay est capable d’en restituer les vibrations.
On retrouve les mêmes ingrédients dans Romance in Marseille, livre bref et intense qui donne encore plus de place à la sexualité, ce qui est probablement la vraie raison de son refus par les éditeurs états-uniens. McKay était bisexuel. Le livre est en partie un manifeste pour l’homosexualité, en particulier pour sa dimension lesbienne, ce qui était inconcevable au moment où il fut écrit. Le thème pouvait choquer une bonne partie des membres du mouvement de reconnaissance culturelle noire en tant qu’il ne s’attachait pas uniquement à des motifs politiques.
Ce que McKay écrivait était inassimilable par son cercle de lecteurs, qui ignoraient que la renaissance de Harlem pût aussi passer par Marseille.
Ce qui nous paraît aujourd’hui faire la tension productive du livre, l’association de la condition noire (en ses diverses espèces) et l’affirmation de la liberté sexuelle au cœur même de l’oppression raciale, gênait particulièrement le grand sociologue Du Bois, devenu opposant déterminé de l’écrivain, qui voyait dans l’œuvre de McKay une sorte de déviation politique et morale. Sous ce rapport, et sans le dire explicitement, McKay ne cesse de revendiquer l’autonomie de la littérature au sein d’un mouvement qui l’associe inévitablement à une revendication politique et, de ce fait, la maintient dans un statut dominé. Il admire Ernest Hemingway et d’autres auteurs de littérature « blanche » auxquels il entend se mesurer. Venu de la poésie, il trouve dans la fiction romanesque un cadre adéquat pour rendre compte d’une forme de vie, celle des migrants intercontinentaux que suscite le développement du transport maritime dans le contexte colonial.
Cela ne diminue en rien l’énergie politique qui innerve son travail, mais celle-ci est associée à une recherche sur la forme littéraire qui a probablement déconcerté un certain nombre de lecteurs au sein du cercle de Harlem Renaissance, nés aux États-Unis, alors que McKay y avait immigré et portait en lui le thème de la traversée et de l’errance de port en port, étrangère à ses collègues du mouvement. L’extraterritorialité de l’auteur permet de comprendre en partie les difficultés de sa réception, en tout cas par les intermédiaires que sont les éditeurs. La reconnaissance tardive de la qualité littéraire de ces deux ouvrages posthumes est réconfortante, mais ne dissout pas l’impression d’un rendez-vous manqué entre McKay et ses lecteurs. Le cosmopolitisme de l’écrivain ne lui permet pas seulement de s’affranchir des contraintes expressives de la littérature politique ; il constitue une introduction poétique à l’émergence de nouveaux objets politiques au sein de la fiction. McKay mourut dans la pauvreté en 1948, en partie par ce qu’il écrivait était inassimilable par son cercle de lecteurs, qui ignoraient que la renaissance de Harlem pût aussi passer par Marseille.
Banjo est publié la même année que la représentation du Marius de Marcel Pagnol en 1929 et il écrit Romance in Marseille au moment où le public fait un triomphe à La Femme du boulanger (1938). Il n’est pas besoin de dire que c’est d’un tout autre Marseille qu’il s’agit. Un des plaisirs de la découverte de Banjo tient à la mise au jour d’un envers du décor d’autant plus précieux que le cadre urbain qui l’abritait a été en grande partie détruit au cours de la Deuxième Guerre mondiale. La première page du roman montre pourtant bien l’ancrage des multiples intrigues dans la réalité sociale provençale, à travers le détail des espadrilles :
« D’un pas mal assuré, tel un matelot chaloupant sur le pont d’un navire qui roule, Lincoln Agrippa Daily – Banjo pour les intimes – arpentait sur toute sa longueur la magnifique jetée du port de Marseille, un banjo à la main. “Ça, c’est un merveilleux boulot, se dit-il, la plus géniale digue dans la mer que j’aie jamais vue.” C’était l’après-midi. Banjo avait marché jusqu’au bout de la jetée et s’en retournait vers la Joliette. Il portait une paire d’espadrilles bon marché, bien faites pour le Midi, comme en portent les petites gens en Provence. Elles étaient d’une vilaine couleur marron-pisseux, que relevaient pourtant ses chaussettes cramoisies. Noué autour du cou, son foulard jaune orné d’un motif noir et rouge à chaque extrémité pendait sur le devant de sa chemise en gros bleu ».
C’est alors que le personnage principal découvre plusieurs « corps noirs » (black bodies) sortant d’un wagon. L’image du stowaway (le passager clandestin), qu’il prenne le bateau ou le train, est dessinée d’entrée : comme ses amies et ses amis, Lincoln Agrippa Daily est un corps noir en mouvement, souvent en fuite ou en transit, ce qui ne l’empêche pas d’avoir une approche hédoniste de la vie, que la pauvreté et le danger rendent d’autant plus intense. Le premier attrait du roman pour le lecteur français est de présenter la description serrée d’une partie de la ville entièrement invisible qu’on ne peut retrouver que si l’on enlève la chape d’images folklorisées qui collent à Marseille.
Si Banjo est une ode au corps noir et à sa vigueur, que n’entame jamais vraiment la pauvreté et l’oppression qui s’abattent sur lui, Romance in Marseille pourrait être qualifié de roman de l’invalidité. La musique de jazz telle que la conçoit McKay est une musique pour les pieds : elle invite à la danse et à l’étreinte. Le héros est un passager clandestin qui a été découvert par l’équipage lors de son voyage vers l’Amérique et que l’on a enfermé dans des toilettes glaciales : ses pieds ont gelé et ont été amputés après le débarquement. L’originalité de McKay consiste à refuser de faire entrer le personnage handicapé dans la galerie misérabiliste ou dans celle de la spectacularité tératologique dans laquelle il est habituellement confiné. Lafala va tirer profit de sa mutilation en obtenant de substantielles réparations de la compagnie maritime qui l’a maltraité.
Il est difficile de ne pas voir dans la négociation faite par le truchement d’un avocat juif de New York la métaphore des « réparations » que requièrent l’esclavage et l’oppression coloniale. Lafala se meut dans une société du contentieux et du traitement du litige. Le New York de l’entre-deux-guerres est déjà un monde réglé par la pesée des dommages et l’évaluation monétaire des souffrances. La compagnie lui offre un billet de retour en première classe, au plus loin de la clandestinité. Cependant, la mutilation dont Lafala est l’objet est par définition irréparable : les prothèses ne remplacent pas les pieds ailés du danseur avant son accident.
La réparation est d’un autre ordre, qui transforme le travailleur pauvre en une sorte de petit rentier pressé de retourner à Marseille où il a connu un amour intense et puissamment physique avec Aslima, une prostituée affublée d’un proxénète corse, Titin, comme il se doit à Marseille dans l’entre-deux-guerres. Il l’a rencontrée au Maroc : c’était une fille de Marrakech, née esclave car fille d’une « robuste soudanaise » enlevée et vendue par des Maures (Moors). Après avoir été hétaïre à Fez, elle était devenue la maîtresse d’un sous-officier antillais de l’Armée française. Le départ de ce dernier pour une opération militaire la conduit à accepter la protection de ce Corse mi-marin, mi-maquereau qui, dans le roman, incarne par excellence le petit personnel de la colonisation française, enfant de paysans misérables qui parvient à se grandir dans l’espace interlope algéro-marseillais. Noire parmi les Blanches dans l’espace du bordel, elle acquiert rapidement une réputation de sauvagerie et d’insoumission qui lui valent sur le port le surnom de « Tigresse ».
McKay exacerbe la masculinité noire et il sera suivi dans cette direction par les poètes de la négritude.
Malgré la force de l’amour qui unit les protagonistes dans une sorte de fusion entre le Nord et l’Ouest de l’Afrique, entre l’islam et le christianisme, Aslima ne peut pas échapper aux contraintes de sa situation et aux griffes de son proxénète. À ce titre, le livre est incontestablement une romance, même si les amoureux contreviennent à la plupart des stéréotypes et vivent dans un monde où l’insécurité et la violence règnent. Situé pour une part dans des bordels, le roman est constamment hyper-sexualisé, la ligne séparant l’amour fou du commerce du sexe étant toujours indécise. McKay porte une attention aux personnages féminins : Aslima et sa rivale La Fleur, une beauté noire ostensiblement lesbienne, ne sont pas des jouets entre les mains de leurs maquereaux, même si leur vie est sous contrainte. Leur énergie sexuelle et sociale, qui arrête le regard des hommes dans des situations le plus souvent agonistiques, donne toute son intensité au roman. La femme noire devient l’incarnation d’une forme d’agentivité (agency) que la situation de domination ne parvient pas à annihiler.
La sauvagerie est l’autre nom de la résistance. Les personnages féminins sont au plus loin de la caricature, ou même de la stylisation, car ils retournent, par la complexité et les contradictions de leur action et de leurs désirs, la figure de la prostituée. Bien que rien ne soit explicite, McKay fait de leur énergie la condition de possibilité de l’émancipation, qu’incarne avec force la préférence lesbienne de La Fleur pour les femmes quand les amours ne sont pas tarifées. Le triangle amoureux qui s’instaure entre Lafala, Aslima et La Fleur n’a rien de classique, car la rivalité exacerbée qui s’instaure entre les deux femmes dessine en creux la perspective d’une profonde affinité, l’homme restant en partie étranger à un jeu dont il devrait en toute logique être le centre, mais dont il tend à devenir le spectateur. On le voit bien dans la scène de la fin lors de laquelle La Fleur tente de sauver Aslima de la vengeance de son protecteur corse, en lui présentant en larmes ses excuses pour sa cruauté. Les deux femmes sont des reines, mais elles ne sont jamais que des putes. Dans le port de Marseille, comme dans celui d’Amsterdam, elles ne sont là que pour le plaisir des hommes, qui ne se limite pas au sexe, mais se satisfait en outre de leur humiliation.
Un des mérites du livre est de rendre palpable la position ambivalente de la femme dans le contexte de l’oppression raciale. Une des questions qu’il pose sans la constituer comme telle est indubitablement celle de la vigueur du corps de l’homme noir en tant qu’elle manifeste la force d’une identité réprimée. McKay exacerbe la masculinité noire et il sera suivi dans cette direction par les poètes de la négritude. Le corps dénié est humilié doit refaire surface : la masculinité est la condition de la dignité retrouvée. Simultanément, McKay ampute le mâle (ce qui ne diminue en rien, bien au contraire, sa vigueur sexuelle : « Je suis Pied-Coupé, mais je suis un homme », s’écrie-t-il) et offre aux personnages féminins une agentivité qui met en question de manière détournée la masculinité. Les relations amoureuses sont associées à des jeux langagiers qui rééquilibrent les rapports entre les sexes. En témoigne le dialogue entre Lafala et Aslima à propos d’un possible retour en Afrique :
« Aslima lui balança un mot d’amour qu’ils avaient en commun : “Gros cochon ! Maintenant c’est ton tour de te venger de moi. Me voir quitter Quayside (i.e. le port de Marseille) pour aller dans le Bush et vivre de vin de palme, de jus de canne à sucre, de bananes et de noix.” Oui, tout ça, dit Lafala en riant. Nous serons d’heureux cochons sauvages là-bas ».
La référence au cochon revient très souvent dans leurs dialogues. « Pig-piggy-pig, nous sommes tous des cochons », chante Aslima, comme si l’amour permettait de transgresser les interdits religieux et de revenir au cœur d’une Afrique pré-monothéiste, joyeuse et ludique.
L’esquisse du roman eut deux autres titres, qui sont peut-être plus proches de l’atmosphère du roman : Savage Loving et Jungle and the Bottoms (« La jungle et les bas-quartiers »). C’est en effet d’un amour non civilisable qu’il s’agit, lequel entretient la double fiction d’un retour possible en Afrique et de relations sexuelles libérées des normes sociales. Fiction, parce qu’Aslima, loin de connaître la plénitude ensauvagée de l’amour africain, meurt sous les balles de son souteneur, mais aussi parce que le passager clandestin ne peut imaginer que le salut individuel.
C’est la raison pour laquelle le volet politique du roman est important, quoique non central. Deux personnages se détachent ici : le militant antillais Saint-Dominique, qui conduit Lafala au Club des marins, lieu de rencontre politique internationaliste, et l’Américain Big Blonde (allusion explicite à la nouvelle du même nom de Dorothy Parker), un costaud merveilleusement bâti (splendidly built) qui incarne le stéréotype du mâle prolétaire, mais avec un nom qui le féminise et qui enfonce un coin dans l’hagiographie de la lutte de classes. McKay est encore loin de l’anticommunisme ardent qui constituera le moteur de son roman Amiable with Big Teeth.
Il serait vain de céder à l’illusion rétrospective et de voir dans le roman de McKay une sorte de préfiguration de la littérature africaine-américaine ou même de la littérature homosexuelle à venir. Il faut voir dans Romance in Marseille l’ébauche d’une double émancipation : celle d’un peuple noir qui reconnait ce qui le constitue à travers la navigation maritime au long cours, qui maltraite les corps des opprimés aussi bien qu’elle unit les continents ; celle d’une littérature en devenir qui ne se satisfait jamais de la condition ancillaire dans laquelle l’idéologie communiste la maintient et programme son autonomie.
Et puis il y a Marseille et sa misérable splendeur.
Romance in Marseille, traduit de l’anglais par Françoise Bordarier et Geneviève Knibiehler, Héliotropismes, 2021, 200 pages.