Cinéma

Comment le Festival de Cannes 2021 a su – ou pas – accueillir des monstres

Journaliste

Palme d’or du Festival de Cannes, Titane de Julia Ducourneau ne lésine pas sur les effets et la surenchère au risque de faire oublier sa complexité de film de l’ère queer. Mais il y eut aussi d’autres manières, antithétiques et symétriques, au cours de ce Festival, de montrer le monstrueux et, surtout, de mettre en œuvre l’acte d’hospitalité pour ces êtres différents et effrayants.

«Merci au jury d’avoir laissé entrer les monstres», a dit Julia Ducourneau en acceptant la Palme d’or remise par Spike Lee, président dudit jury du 74e Festival, lors de la cérémonie de clôture le 17 juillet. La formule est belle, en ce qu’elle fait d’un film, et en ce cas du fait de le récompenser, des actes d’hospitalité, et d’hospitalité pour des êtres différents, et qui le plus souvent suscitent l’hostilité et la peur.

Le film, Titane, est bien en effet le lieu d’une telle opération ; le film non seulement met en scène des personnages monstrueux mais prend ouvertement leur parti. Il le fait d’une façon particulière, qui mérite d’être réfléchie. Et, en le faisant, il s’inscrit dans ce qui s’est révélé une tendance plus générale repérable dans la sélection cannoise, et notamment en compétition officielle. Mais, selon les films, la mise en œuvre de ces opérations d’accueil d’être différents et potentiellement menaçants ou effrayants s’active de manières très différentes et parfois antagonistes.

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Un des poncifs qui a accompagné la présentation de Titane puis son couronnement concerne l’événement nouveau que serait la rencontre entre cinéma d’auteur et cinéma de genre, avec en arrière-plan la guerre rance menée depuis des lustres contre l’esprit de la Nouvelle Vague (esprit qui n’a en soi rien de français) et tout ce qu’elle représente comme liberté dans les infinies manières de filmer. Cette opposition film d’auteur/film de genre est simplement stupide et fausse.

Il suffit de songer aux rapports d’À bout de souffle (et tant d’autres) au film noir, de Lola (et tant d’autres) à la comédie musicale, il suffit de se rappeler l’influence d’Hitchcock sur Truffaut, la présence de science-fiction chez Resnais, etc., pour disqualifier cette approche. Ce que les promoteurs du soi-disant retour au « film de genre » revendiquent est beaucoup plus limité, et concerne un genre particulier, très en vogue notamment dans le public adolescent, le film d’horreur.

Là aussi on assiste à une amnésie intéressée. Sans remonter au Golem (1920), à Nosferatu, à Tod Browning, à Maurice ou à Jacques Tourneur ni même à Georges Franju, outre David Cronenberg (abondamment cité par Titane), un grand film comme Trouble Every Day de Claire Denis suffit à rappeler que, y compris en France (mais il faudrait citer l’Italie, le Japon, la Corée, Hong Kong, les États-Unis de Corman, Carpenter, Romero…), avec un film d’horreur et d’auteur on ne se trouve pas précisément en terra incognita.

Mais ces objections concernent le battage médiatique autour du film, pas le film lui-même, qui appartient bien au genre film d’horreur, et plus exactement à un de ses sous-genres, le film de monstre. Une des principales originalités, à la fois la richesse et la limite du deuxième long métrage de Julia Decournau, vient d’être construit non pas autour d’un monstre mais de deux, deux monstres très différents, possiblement antagonistes, dont le film va au contraire conter l’alliance.

Chacun des deux monstres résulte d’une trajectoire singulière. Alexia est une enfant déjà perturbée et agressive, fascinée par les moteurs, qui, à la suite d’un accident qu’elle a provoqué, subi une greffe d’une pièce de métal dans le crâne. On la retrouve jeune femme (l’impressionnante Agathe Rousselle) faisant spectacle de scènes dansées sur fond de heavy metal où elle copule avec une grosse berline en manifestant tous les signes d’un orgasme. Les meurtres qu’elle commettra ensuite suggèrent que sa libido associe machine et mort à l’exclusion de tout autre type de contact.

Enceinte de la voiture américaine, et traquée par la police, elle se transforme violemment pour prendre l’apparence d’un jeune homme, celui que recherche désespérément le capitaine de pompiers joué par Vincent Lindon. Lui aussi est un monstre, à la fois pour les modifications délirantes infligées à son corps par une pratique compulsive du bodybuilding et l’injection massive de stéroïdes, et par sa décision irrévocable, contre toute vraisemblance, qu’Alexia défigurée et mutique est bien l’Adrien qu’il attend depuis plus de dix ans.

Les démons n’ont nul besoin d’apparence terrifiante, de formes déformées, d’actes transgressifs pour faire partie de ce qui hante et transforme chacune et chacun.

Homme/femme et humain/machine sont les deux binômes dont la mise en trouble nourrit les péripéties plus ou moins horrifiques qui scandent Titane : le film est clairement de l’époque où la pensée queer, dans toutes ses nuances qui ne se limitent pas, loin s’en faut, au travestissement ni à la transsexualité comme pratiques concrètes, est devenu un horizon de réflexion très active, et où les hybridations hommes-machines sont déjà bien réelles.

À cet égard, le film de Julia Decournau ne ressortirait que d’une approche illustrative habile mais assez plate si ne s’y mêlait une dimension portée par le personnage masculin, et qui, elle, croise un phénomène autrement complexe, et évoqué de multiples façons par nombre des plus beaux films montrés à Cannes cette année. Cette dimension est celle de la croyance, en l’occurrence telle que l’incarne le personnage de Lindon, accroché mordicus à l’idée que celle dont il finit par découvrir le corps féminin et la mutation cyborg est quand même son fils.

Cette profession de foi, vitale pour le personnage, résonne avec tous les fanatismes, toutes les adhésions identitaires qui en viennent à prétendre définir entièrement un être, y compris dans le déni d’évidences matérielles, tout autant qu’elle radicalise à la folie des processus d’adhésion et de reconnaissance qui sont notamment ceux de tout spectateur de cinéma envers ce qui lui est montré.

La scène la plus décisive du film est peut-être la moins spectaculaire de toute – dans un film qui ne lésine pas sur les effets et la surenchère : celle où la femme du capitaine, séparée de lui, convainc Alexia-Adrien de maintenir la situation de déni dont le père souffrant a besoin. Là, et il faut bien dire là seulement, Titane accueille véritablement les monstres – l’un et l’autre. Là seulement il donne à éprouver qu’ils ont leur place dans le monde. Alors que tout le reste les a maintenus dans la définition d’un monstrueux qui exclue, ou du moins sépare, quitte à produire de la fascination sur les spectateurs.

Le film primé se révèle ainsi l’antithèse d’un autre film en compétition à Cannes, lui aussi réalisé par une jeune femme, Bergman Island de Mia Hansen-Løve. En accompagnant les découvertes et les angoisses d’une jeune réalisatrice, Chris (Vicky Krieps), en train d’écrire son nouveau film dans l’île où vécut et filma Ingmar Bergman, puis en organisant la mise en écho de la situation de Chris et de celle d’Amy (Mia Wasikowska), le personnage de la fiction qu’elle écrit, le film rend sensible la continuité de différents niveaux ou états de réalité et d’imaginaire comme composant d’un monde unique, où la question ne se pose pas d’accueillir les monstres : ils sont déjà là. Là non pas sous la forme carnavalesque du cinéma d’horreur, pas non plus sous celle, stylisée, métaphorique mais surhumaine sous laquelle ils habitaient magnifiquement le cinéma de Bergman, mais dans états quotidiens, banals, à échelle humaine. Les démons n’ont nul besoin d’apparence terrifiante, de formes déformées, d’actes transgressifs pour faire partie de ce qui hante et transforme chacune et chacun.

La douceur avec laquelle Mia Hansen-Løve compose son récit de vertige et d’émotions troubles n’est évidemment pas le seul régime possible. On peut en trouver non plus cette fois l’antithèse mais le symétrique avec un autre grand film en compétition à Cannes cette année, Benedetta de Paul Verhoeven. Sa puissance et sa singularité ne tiennent pas à la multiplication des scènes sous le signe de l’excès – de violence physique, de pratique blasphématoire, d’érotisme explicite, d’onirisme flamboyant, d’affirmation mystique –, elles tiennent à la capacité d’incarner, en une seule figure, le personnage de Benedetta admirablement jouée par Virginie Efira, la multiplicité de ces comportements et de ces affects sans les opposer.

Manipulatrice et sincère, mystique, stratège politique, femme amoureuse et désirante, l’héroïne mise en scène par Verhoeven donne chair et vie à une possibilité d’exister au-delà des clivages, dans un monde ultra-clivé où tout dépend de hiérarchies et se définit par des interdits et des obligations. Où chacun(e), les riches, les pauvres, les femmes, les prêtres, les soldats, etc., est un monstre pour tous les autres. Benedetta est un film de monstre qui prend acte qu’il y a « du monstrueux » partout plutôt que de coller sur un ou deux protagonistes toute la charge de monstruosité.

Il s’agit de rappeler que le cinéma recèle des ressources pour élargir les horizons infiniment plus puissants, plus troublants et, mais oui, plus démocratiques que les procédés de l’emprise, de la fascination et des effets chocs.

Monstrueux, le personnage interprété par Adam Driver dans Annette de Leos Carax ne le devient pas tant, sous l’effet d’une évolution narrative, qu’il se met peu à peu à l’exprimer. Car le monstre, c’est moins lui que ce qu’il fait : le spectacle. Non pas toute forme spectaculaire – la femme qu’il aime, jouée par Marion Cotillard, pratique aussi une forme de spectacle, le chant lyrique – mais le spectacle comme combat conquérant, comme rapport de force, comme vertige de fascination et de perversion.

Ce que Titane revendique comme vertu dominatrice et efficacité (sur les spectateurs, et sur le marché), Annette le conte comme une malédiction et comme une souffrance. C’est évidemment moins confortable, et bien plus fécond, que les soi-disant « moments insoutenables » que la promo s’évertue à attribuer au film de Julia Ducournau, en minimisant d’autant ce que le film a, aussi, de complexe.

Il n’est guère surprenant que ce soit d’Asie que sont venus les deux films les mieux ajustés pour offrir une toute autre logique de l’accueil par les moyens du cinéma, deux films au demeurant fort différents. Avec Drive My Car, le cinéaste japonais Ryusuke Hamaguchi ouvre des espaces de respiration où les fantômes en souffrance et les parts d’ombre de chacun peuvent se reconfigurer pour échapper aux fatalités qui en font les formes du malheur des humains, de leur solitude, de leur violence. Par les vertus de la parole et du silence, du temps partagé et de l’écoute des infimes nuances, la mise en scène de Hamaguchi trouve comment respirer à l’unisson de ce qui étouffait, exister malgré mais pas sans ce qui empêchait de vivre.

Et puis, alors que ce festival trop riche en films et rendu compliqué par les mesures sanitaires approchait de la fin, Apichatpong Weerasethakul apparut. Avec Memoria, ce rêveur très concret, porteur d’un monde depuis toujours hospitalier aux monstres, à toute la diversité des créatures, réelles et imaginaires, sans solution de continuité, paysans, soldats, spectres, animaux, tigres, chamans, artistes, buffles fantômes, moines, démons et princesses, suscite une nouvelle proposition de cinéma comme un vaisseau spirituel et sensoriel.

Les horreurs des guerres et de la terreur, en Thaïlande d’où vient le cinéaste comme en Colombie où il filme, et dans tant d’autres lieux, résonnent dans ces explosions mystérieuses qu’entend la femme jouée par Tilda Swinton. Monstrueux, peut-être extraterrestre, l’homme qui ne dort jamais mais se souvient de tout n’agite aucun oripeau du grand guignol horrifique, l’abime qu’il entrebâille n’en est que plus sombre et plus profond.

Il ne s’agit pas ici d’utiliser Titane comme un repoussoir, on peut bien aussi jouer avec les codes, les travailler par l’outrance, la dérision ou le métissage. Il s’agit de rappeler que le cinéma recèle des ressources pour élargir les horizons infiniment plus puissants, plus troublants et, mais oui, plus démocratiques que les procédés de l’emprise, de la fascination et des effets chocs.

Nota Bene : à partir de certains des films présentés en sélection officielle, ce texte a tenté de rendre sensible un enjeu très actuel, celui de l’hospitalité au divers, telle qu’elle s’invente et se questionne aujourd’hui. Mais le 74e Festival de Cannes, toutes sections confondues, a aussi permis de découvrir nombre d’autres films mémorables, qu’il convient au moins de nommer ici : A Night of Knowing Nothing de Payal Kapadia (Inde, Quinzaine des réalisateurs), Feathers d’Omar El Zohairy (Égypte, Semaine de la critique), In Front of Your Face de Hong Sang-soo (Corée du Sud, Cannes Première), Journal de tûoa de Maureen Fazendeiro et Miguel Gomes (Portugal, Quinzaine des réalisateurs), Little Palestine, Diary of a Siege d’Abdallah Al-Khatib (Palestine/Syrie, ACID), Serre-moi fort de Mathieu Amalric (France, Cannes Première), Venus sur la rive de Lin Wang (Chine, ACID).

Liste subjective, bien sûr, non exhaustive évidemment (l’auteur de ses lignes n’a vu « que » 53 des 135 longs métrages présentés dans les différentes sélections), liste qui cherche néanmoins à matérialiser la complexe irisation des enjeux, des choix artistiques, des tonalités dont le cinéma reste porteur, telle qu’en témoigne cette coupe à un instant T qu’est un grand festival.

 

Titane, Julia Ducourneau (réal.), France-Belgique, 2021, 108 minutes, Palme d’or.

Bergman Island, Mia Hansen-Løve (real.), Suède-Allemagne-Belgique-France, 2021, 112 minutes.

Benedetta, Paul Verhoeven (réal.), France-Pays-Bas, 2021, 127 minutes.

Annette, Leos Carax (réal.), France-Allemagne-Belgique, 2021, 140 minutes.

Drive My Car, Ryusuke Hamaguchi (réal.), Japon, 2021, Prix du scénario.

Memoria, Apichatpong Weerasethakul (réal.), 2021, 136 minutes, Prix du jury ex aequo avec Le Genou d’Ahed de Nadav Lapid.

 


Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po

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