Rediffusion

La peau des adolescents – à propos d’Euphoria

Critique

La jeunesse des années 80 a eu Less Than Zero et Joy Division. Celle des années 90 s’est reconnue dans Kids et les rave. Les années 2000 Elephant et Facebook. Les années 2010, King Kong Theory et Instagram. Mais la jeunesse des années 2020, confinée, tenue en isolement par un virus qui déploie ses forces entre le vivant et l’inerte ? Elle est d’ores et déjà marquée par une série : l’hallucinante Euphoria. Rediffusion du 20 janvier 2021

Elle s’appelle Rue, et elle a dix-sept ans. Elle est assez singulière et exemplaire, stupéfiante et banale pour qu’une série prenne une saison, bientôt deux, pour raconter un peu de sa vie de lycéenne américaine.

Et quiconque se sera frotté aux neuf dangereux épisodes d’Euphoria (la série HBO emmenée depuis l’été 2019 par Sam Levinson et co-produite par la star de la trap Drake) sait que Rue est un abîme en lequel notre époque n’a pas fini de plonger.

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Rue, dix sept ans à peine, est afro-américaine, issue d’une famille décomposée. Sa tristesse, ses traumatismes, ses expériences, ses blessures, sa force et sa fierté n’ont déjà plus rien à voir avec celles des ados des séries tels que nous les connaissions, hier encore. Elle est jouée par Zendaya (la plus grande star des cinq prochaines années ?), une ancienne Disney Girl. Pourtant, Rue n’est pas une marionnette souriante. Elle a perdu depuis belle lurette sa licence Disney, ce certificat d’innocence dans le monde acidulé de la culture jeune et déjà marchande. Rue ne sera jamais une Martine américaine.

Ce que nous savons de Rue, nous l’avons appris trop vite, en entrant en collusion avec les premières minutes de la série : sous une lumière bleue, liquide et asphyxiante, semblable à celle d’un club dans lequel on pénètrerait sous kétamine, Rue raconte à son seul ami (accessoirement son dealer) l’overdose qui l’a terrassée durant l’été : « Après chaque inspiration, on expulse tout son oxygène. Tout se fige. Le cœur, les poumons, et enfin le cerveau. Les sensations, les désirs, tout ce qu’on veut oublier… tout est englouti…»

Rue, revenue de cet engloutissement, contemple le monde de l’adolescence, un monde dans lequel toutes les formes de la violence contemporaine ont leurs entrées, avec la distance et la froideur d’un William S. Burroughs, période Festin nu, tenant l’humanité du bout de sa fourchette.

Tout va bien. Rue va reprendre le lycée. Elle va sans doute sniffer d’autres drogues. Rue va même tomber amoure


Philippe Azoury

Critique, enseignant à l'ECAL (Lausanne)