Même l’ouvert se referme – sur la disparition de Jean-Luc Nancy
«Qui écrit répond. » « Qui écrit résonne et, en résonnant, répond. » Ces deux formulations de Jean-Luc Nancy, si nettes, si représentatives de son ton, je ne peux les lire ou les entendre sans me dire que celui qui les a écrites, cette fois, après tant d’alertes, ne répondra plus. Et par-delà la dévastation du deuil, le sens premier est d’abord celui de ce silence ou de cette extinction.
Parmi les nombreuses expressions par lesquelles, comme en un geste lent et forcément maladroit, on s’efforce de conjurer le fait brut de la mort, il y a celle qui dit d’un être qu’il s’est éteint. Or elle convient à Jean-Luc Nancy dont on peut dire qu’en effet il vient de s’éteindre, tout d’abord au sens le plus strict, comme une force de vie – un cœur, un souffle – qui peu à peu a cessé de fonctionner, mais aussi parce que même à distance, même de façon intermittente et discrète, sa présence agissait comme une veille continue.
Parfois hyper active, parfois limitée à quelques filaments peut-être, fragiles mais non pas clignotants, et surtout étrangement fidèles. Et cela suffisait pour nous dire que le monde que nous voyons glisser sous nos yeux ou nos pas, s’en aller dans des directions que nous n’avons ni souhaitées ni prévues était regardé, écouté, sondé et qu’une conscience, auprès de lui, maintenait qu’il restait quand même en lui quelque chose d’un espace traversable et digne d’être considéré.
Si loin qu’ait pu aller en lui la conscience d’un affaissement des raisons d’espérer, jamais Jean-Luc Nancy n’a cédé à la nostalgie ou embrayé un discours catastrophiste. Jamais non plus, à l’inverse, il ne s’est réfugié dans l’échappée d’une visée utopique oublieuse de la réalité du moment historique traversé. Ce qu’il cherchait continûment à faire venir n’avait que peu à voir avec les lueurs d’un passé consumé ou avec celles d’une aube distendue par une promesse exubérante, on peut dire que c’est avant tout au plus près du présent, dans la lumière rasante de ce que lui livraient les jours, qu’il intervenait.
La quantité très impressionnante de ses interventions dans la presse ou sous forme de petits livres est le signe le plus évident de cette attention et de cette curiosité constamment maintenues, mais ce rapport au présent, par lequel il assumait donc pleinement sa responsabilité de philosophe dans la cité, venait de loin, soutenue par un travail de pensée dont l’étendue, considérable, reste encore à explorer.
Certes, comme le montre l’abondance des réactions provenant de tous les coins de la planète à l’annonce de sa mort, la pensée de Jean-Luc Nancy, souvent traduite, a beaucoup circulé, infusant dans quantité d’esprits sur plusieurs générations, et au point que la communauté seconde que l’on pourrait réunir autour de son nom, qui ressemble à tout sauf à un cénacle d’initiés, serait immense.
Mais immense est surtout le travail de pensée qui la soutient et qui, en deçà de l’exposition médiatique, fonctionne comme une réserve qu’il y a une vraie joie à explorer et à sonder, et d’abord parce qu’elle est, justement, l’espace d’une résonance infinie : une pensée qui répond au monde et qui répond du monde, et pour laquelle l’immanence du sens à lui-même est sans fin reconduite – rien, pour elle, ne devant ou ne pouvant aboutir à l’installation dans une forme instituée.
L’ontologie de Nancy, délibérément émancipée de ses tutelles, rejoint l’attention qui est celle du poème.
Mais tandis que pour Philippe Lacoue-Labarthe, avec qui il forma pendant des années un tandem assez exceptionnel dans l’histoire de la pensée, il y avait toujours une certaine réticence à accepter d’être appelé philosophe, Jean-Luc Nancy, lui, se revendiquait pleinement de cette appellation, et c’est cette pleine adhérence à ce qui n’est ni un métier ni une vocation mais avant tout une façon de se tenir dans le monde qu’il s’efforça continûment d’illustrer, à la limite, il faut le dire, d’une forme d’héroïsme, face aux nombreuses interventions qu’il eut à subir, à compter de sa greffe du cœur en 1991 – moment particulièrement dramatique qu’il éluda par la réflexion, en revenant plus tard sur cet événement dont son corps avait été le théâtre, et par l’humour.
Sur quel fond de bonheur, malgré tout, cela se détache, il faudrait le dire en évoquant d’abord des souvenirs. Celui, premièrement, de sa bonne humeur non feinte, alors qu’encore sous perfusion, juste après la greffe, nous discutâmes dans les couloirs de l’hôpital de la mise au point de La Comparution, qui était sur le point de paraître. Ou celui, lointain désormais, de cette période de formation de sa pensée, où l’émulation et l’amitié avaient pris la forme d’une maison partagée avec Philippe Lacoue-Labarthe, dans cette rue de Strasbourg où il continua de vivre ensuite, cette fois en couple, avec sa femme Hélène – maison où l’expérimentation d’une forme de vie communautaire, dénuée de toute exhibition, surprenait par sa clarté tous les visiteurs.
C’est à tous ceux qui vivaient là, animaux compris, qu’est d’ailleurs dédiée La communauté désœuvrée, livre fondateur ou les raisons d’être, les formes et les chances d’un en commun sont passées au crible d’une intelligence exceptionnelle des enjeux, à l’opposé de tout ce qui transforme aujourd’hui l’être ensemble en un slogan ramolli. Ce qui s’envisage avec le schème plusieurs fois repris de la communauté (y compris dans des titres où elle est successivement désœuvrée, affrontée, désavouée, non sans avoir été au passage inavouable pour Blanchot, dont le livre répondait à Nancy), c’est bien sûr l’avec, mais en tant qu’il ne relève pas d’un projet.
L’avec est là comme le « il y a » qui le fonde et c’est avec lui, en lui, que nous naissons. Cette commune exposition au commun est la condition, et c’est ce que nous avions justement tenté de décrire dans La Comparution, livre qui s’efforçait d’opposer à la chute du communisme réel la possibilité d’une politique à venir, celle-là même que Jean-Luc, plus tard, appellerait « la politique du lien infini ».
Comparaître, dans cette acception, ce n’était pas passer devant un tribunal mais simplement apparaître au sein de l’exposition généralisée. Il y avait là le rappel de cette tension fondatrice que Jean-Luc formalisa ensuite en insistant sur le caractère non séparé ou inséparable (de lui-même comme des autres) du sujet, défini comme étant avant tout « une puissance de rapport ».
Cette puissance est une ouverture et elle est, comme telle, productrice de réseaux, mais ceux-ci sont à leur tour menacés par la clôture, or c’est la qualité de l’individuation qui joue ici comme une garantie : « chaque Un en tant que tel subvertit la clôture du réseau » est-il dit explicitement, ce qui veut dire que c’est grâce à la singularité, non seulement de tout sujet, mais de tout point d’existence, que la déclosion, qui est comme une nouvelle éclosion, peut avoir lieu. La déclosion n’est donc rien d’autre que ce qui libère l’existence en y laissant éclore, en un jeu sans fin, « l’éclat in-fini du fini ».
L’autre nom de cet éclat, c’est le sens, qui est, en deçà même de termes aussi récurrents que la venue ou le frayage, le mot le plus actif du lexique philosophique de Jean-Luc Nancy, qui osa donc intituler l’un de ses livres les plus rassemblés Le sens du monde, prenant de la sorte à contrepied les amateurs de vérités assénées (qui courent toujours les rues et les couloirs des universités) pour leur rappeler que le sens n’est rien d’autre que le récit que le monde fait de lui-même, que la déclinaison d’un « il y a » inachevable que ne soutient aucune idéologie de la présence. Récit qu’il s’agit justement d’écouter, et à ce prix est la résonance.
La question qu’il pose est celle du tout venant, celle d’une libre venue toujours à venir.
On voit facilement comment l’ontologie de Nancy, délibérément émancipée de ses tutelles, rejoint l’attention qui est celle du poème, et comment aussi elle fonde et autorise cette « politique du lien infini » qu’il s’attacha à définir et dans laquelle la venue devient aussi une forme d’habitation du temps, le temps auquel il a consacré une réflexion étrangement apaisée dans l’un de ses derniers livres, intitulé, et c’est tout un programme, La peau fragile du monde. Mais à aucun moment il ne s’est agi pour lui de penser ces rapports comme les linéaments d’un système, ou d’accompagner l’apparition du sens d’un cortège de limites en l’associant à des aires de surgissement privilégiées.
La question qu’il pose est au contraire celle du tout venant, celle d’une libre venue toujours à venir : « Pouvons-nous, écrivait-il dans Le sens du monde, penser une trivialité du sens – une quotidienneté, une banalité, non pas comme l’opposé terne de l’éclat, mais comme la grandeur de la simplicité en quoi le sens s’excède. » Et ce qui est à proprement parler extraordinaire, c’est le calme avec lequel Jean-Luc Nancy faisait droit à cet excès, allant le recueillir dans les domaines les plus divers en une quête à peu près inlassable.
Je suis conscient, en tout état de cause, de ce qu’un tel montage rapide de certains des éléments de sa pensée peut avoir de dérisoire et, davantage encore, de partiel, d’insuffisant. On voudrait prendre le temps, par exemple, de suivre la réflexion ultra sensible qu’il fit sur la façon dont, en avançant, la ligne du dessin touche toujours à l’inconnu – ce fut dans le cadre d’une exposition organisée par le Musée des Beaux-Arts de Lyon, le livre qui en résulta s’intitule Le plaisir au dessin – comme on aimerait aussi revenir sur ce moment de définition qu’il partagea avec Philippe Lacoue-Labarthe, lorsque ensemble ils traduisirent les textes de l’Athenaeum, la revue des romantiques d’Iéna, et l’interroger à nouveau sur ce qu’ils entendirent l’un et l’autre par la notion d’« Absolu littéraire » et sur son devenir dans leurs propres parcours.
Et ainsi de suite. Mais il se trouve justement que ce travail que nous pouvons faire avec celui, considérable, de Jean-Luc Nancy doit désormais se priver de son concours, et ce qu’il faut dire ici c’est à quel point il était disponible, à quel point c’était formidable de l’entendre, d’entendre agir dans sa voix le plaisir de la mise en exercice du rapport, y compris avec des enfants, comme ce fut le cas avec les « petites conférences » qu’il assuma plusieurs fois joyeusement au Centre dramatique national de Montreuil.
Dans l’une d’entre elles, intitulée Partir – Le départ, il dialogue longtemps avec les enfants sur la mort, dans une autre, intitulée quant à elle Vous désirez ?, il leur parle du désir et voici ce qu’il en dit : « Désirer c’est tout simplement quelque chose qui ne renvoie pas à avoir quelque chose. Désirer c’est un état, je n’aime pas beaucoup ce mot, c’est une disposition qui est toujours en mouvement, un élan, une tension, non pas pour avoir quelque chose mais pour être simplement quelqu’un. C’est pour cela qu’on ne vit que du désir de vivre. »
Cette simplicité du discours, il semblait l’atteindre sans effort et pas plus qu’il n’y avait de démagogie dans son mouvement envers les enfants il n’y avait de crânerie lorsque dans les colloques et les séminaires il discriminait les moindres écarts, les moindres tremblés du concept. Dans son acception populaire peut-être un peu négligée aujourd’hui, le mot philosophe désigne avant tout une manière d’être, une forme de sagesse, voire une aptitude à ne pas s’emballer.
Il y avait bien de cela dans l’attitude de Jean-Luc Nancy caractérisée par un refus constant du pathos, mais ce dont je me souviens peut-être en premier, au moment où il nous quitte, c’est de l’extraordinaire malice étonnée de son regard, ce même regard qu’on voit dans So lebte er hin, un petit film où, face à un personnage incarné par Rodolphe Burger (qui est à l’origine du film) il joue le rôle d’un Lenz vieilli, qui aurait survécu à son naufrage vosgien.
À plusieurs reprises Jean-Luc Nancy avait côtoyé la caméra et il était également monté sur scène, acceptant par amitié et curiosité de tenir de petits rôles dans des spectacles de la grande époque du Théâtre National de Strasbourg, l’Antigone de Sophocle dans la version traduite-réinventée par Hölderlin et Les Phéniciennes d’Euripide mises en scène l’une et l’autre par Philippe Lacoue-Labarthe et Michel Deutsch.
Mais dans ce film costumé où il porte perruque, c’est véritablement qu’il entre avec son visage épuisé dans le personnage qu’il est censé jouer et qu’il joue avec une force et une précision sidérantes. De telle sorte que par-delà ce Lenz à la fois grincheux et souriant, c’est lui que nous voyons. À la fin de ce petit film, il s’en va soudainement en fermant la porte derrière lui, et c’est hélas ce qui vient de nous arriver. « On ne vit que du désir de vivre ». Ce désir fut, par Jean-Luc, tenu jusqu’à l’extrémité du possible, là où l’ouvert, contre toute attente, se referme. Désormais un long, très long travail de deuil commence.