Théâtre

Du magma émergera-t-il un diamant ? – sur L’Étang de Gisèle Vienne

Sociologue du théâtre

Adapté d’une œuvre de Robert Walser, le nouveau spectacle de Gisèle Vienne, avec la force d’Adèle Haenel en enfant englouti, plonge le spectateur en eaux troubles – celles de l’inceste, sujet brûlant. L’Étang brouille les frontières entre les temps, passé traumatique et présent traumatisé, et implique pleinement le spectateur sur le mode du cauchemar hypnotique, pour en faire ressentir, collectivement, les effets. Alors quand le rideau tombe, plus question de détourner le regard.

L’étang, quel étang ? La scène est d’un blanc immaculé. C’est une chambre d’enfant – à moins que ce ne soit… une chambre stérile ? une pièce capitonnée ? une camisole de contention en version projection sur le dehors, dans le décor ? Difficile de trancher. En tout cas, entre le lit-linceul et l’éclairage artificiel vert pastel ou rose bonbon, on est loin du clair-obscur glauque, du brouillard et de l’eau profonde. Or, un étang c’est cela : une surface d’eau stagnante, naturelle ou artificielle.

Au contraire ici, un excès de lumière sèche et de visibilité surexposée. Et pourtant, L’Étang immerge dans un bain glacé et brûlant. On peut même dire que ce cauchemar hypnotique plonge les spectateurs, certains en tout cas, dans un état de conscience modifiée. Pour comprendre pourquoi, il ne suffit pas de dire que le spectacle de Gisèle Vienne est un spectacle sur le trauma. Ni qu’il affronte l’inceste, cette question esthétique majeure qui commence enfin d’être formulée, en littérature et au théâtre en particulier.

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Bien sûr, il est question des deux puisque inceste et trauma ont partie liée, et pas seulement parce que l’un produit l’autre. C’est aussi que le problème esthétique autant que psychique est le même : comment donner forme à l’informe, à ce qui est sans limite dans l’espace et dans le temps, de façon à créer un espace-temps pour s’en dégager ? Les questions sont aussi en partie distinctes cependant. Si on peut dire le trauma en zoomant sur l’intérieur d’une seule psyché, penser l’inceste implique forcément de considérer les relations intersubjectives, de la cellule souche familiale à l’ensemble du corps social.

Plusieurs œuvres récentes ont entrepris de donner à comprendre ce berceau des dominations[1], cette racine de l’ordre social de nos sociétés obstinément patriarcales. Étendre le périmètre d’investigation aux complicités et aux responsabilités collectives, c’est ce que fait à l’arrière-plan de la trame familiale Chienne, le puissant roman de Marie-Pier Lafontaine (Le Nouvel Attila, 2020)[2] ; c’est ce que tente d’étirer Familia Grande de Camille Kouchner (Seuil, 2021), qui atteste tout autant du poids redoutable des loyautés enfantines, à la mère en particulier ; c’est ce qu’entreprend Christine Angot dans son récit Le Voyage dans l’Est (Flammarion, 2021), à coups de cercles concentriques au tracé clair, la pointe du compas affutée par ses livres précédents. L’inceste, ce n’est pas un fait divers ni un fait isolé, on commence à le comprendre grâce à ces œuvres, à chacune et à l’ensemble qu’elles esquissent, qui nous informe et donne une forme dont on ne peut plus détourner les yeux.

La mémoire traumatique brouille toujours les frontières entre les temps, engloutie par un passé qui ne passe pas.

L’Étang ne travaille pas exactement au même endroit. Ici, on reste dans le huis clos des psychés, ou plutôt le vase clos. Il est là l’étang. Dans l’absence d’enveloppe à soi, le bain qui brouille tous les contours et fait qu’on ne voit et ne ressent plus rien ou plus bien, parce qu’il n’y a pas de limite tracée entre soi et non-soi, entre dehors et dedans. Le spectacle immerge les spectateurs dans le trauma redoublé de l’inceste. La mémoire traumatique brouille toujours les frontières entre les temps, engloutie par un passé qui ne passe pas et qui, tapis dans l’ombre, peut toujours surgir au détour d’un détail qui vient attaquer le présent et le trouer.

Dans l’inceste, il n’y a plus ni temps, ni espace. Tout est dans tout et réciproquement. Et il n’est pas question pour Gisèle Vienne de décrire les faits de loin, il s’agit de faire éprouver leurs effets. L’Étang se rapproche plutôt d’un texte antérieur de Christine Angot, L’Inceste (Stock, 1999), texte monstrueux parce qu’écrit du dedans de la chose. Mais le spectacle va un cran plus loin, parce qu’il travaille toutes les zones non-délimitées à la fois. L’Étang est un son et lumière traumatique et qui peut s’avérer re-traumatisant, par la façon dont il met au travail les perceptions du spectateur. Entre hallucinations visuelles et ventriloquie, on ne sait jamais si on a bien vu ce qu’on croit avoir perçu, si l’horreur ressentie est ou non le fruit de notre projection, si on a rêvé ou pas.

Quand la pièce commence, sur scène, il n’y a pas d’êtres humains. Que des poupées, adolescentes en jean-baskets, de ces « belles enfants blondes » que les familiers de l’œuvre de Gisèle Vienne ont appris à reconnaitre comme de tristes fantômes désincarnés, otages de désirs morbides qui ne leur appartiennent pas. Puis la boîte blanche s’entrouvre un peu, laisse pénétrer non le dehors, mais le noir. Un homme vient. Il emporte une à une les poupées. Ses gestes sont délicats et précis. Entre alors une « vraie » fille, enfin une fille en chair et en os. En jean-baskets elle aussi, et casquette, le tout d’un blanc étincelant. Mais elle, sa panoplie amène ailleurs, parce qu’elle se complète d’un sweat noir, un bombers kaki et un collier de rappeur.

Et puis, c’est Adèle Haenel qui la porte. On la connait, alors on ne se fait pas trop de souci pour elle a priori, ce grand corps solide n’a pas l’air fragile pour un sou. C’est enfin au tour de la mère d’entrer en piste. L’affrontement à venir entre la mère et l’enfant est d’abord une question de garde-robe et par là, de façon d’habiller et d’habiter telle ou telle forme de féminité. Jean bleu, pull rose et bottines à talons caramel, la Maman aux très longs cheveux noirs est tout en douceur féminine affichée. Qui songerait à lui en vouloir ? Rapidement, on percute que dans la fiction, la fille est un garçon. Il s’appelle Fritz. Par le refus d’être assorti, et de se conformer, l’enfant cherche à dire quelque chose déjà, avec les moyens du bord. Mais on comprend bien vite qu’il ne peut pas grand-chose contre les coups en douce, et que le collier autour de son cou l’attache en laisse.

Les choses ne sont décidément pas ce qu’elles semblent être, et les vêtements eux-mêmes semblent possédés. À un moment, alors que l’enfant tend le bras, le slow motion récurrent qui déréalise le moindre geste banal, cumulé à l’éclairage aveuglant, en vient à faire douter. Ne dirait-on pas que la manche du bombers s’entrouvre et laisse ramper une coulée vert foncé hors du tissu ? On est persuadée de l’avoir vu, mais l’instant d’après, on voit bien que la manche est intacte. On a dû rêver.

À d’autres moments, le doute porte non sur la réalité de ce qu’on a vu, mais sur la façon dont on doit l’interpréter. On est au bord du passage à l’acte incestueux. La mère enlève son pull, l’enfant son bombers puis son sweat. Il s’allonge en position fœtale sur le lit. Elle se rapproche mais ne le touche pas, ne commet aucun geste répréhensible. C’est à l’enfant qu’incombe la charge de l’inconvenance, de l’indécence, c’est lui qui se masturbe sans aucun sens de l’intimité. Et si c’était juste ça le problème, le fait qu’il est dingo ?

La question n’est pas celle du refus de voir de l’entourage mais celle de l’impossibilité de ressentir clairement et donc de dire ce qu’il en est.

Parce que la focale est ici resserrée au plus près sur le couple au moins incestuel, sans doute incestueux, la question n’est pas celle du refus de voir de l’entourage mais celle de l’impossibilité de ressentir clairement et donc de dire ce qu’il en est – de part et d’autre puisque justement, il n’y a pas de séparation. Mèrenfant et pèremère engloutissent l’enfant qui n’existe pas, ne parvient pas à se constituer comme un sujet distinct, séparé. C’est l’énonciation qui produit cet effet saisissant, bien plus que l’énoncé. De fait, sur le plan des faits racontés, Chienne ou les livres de Angot sont bien plus crus, c’est-à-dire plus explicites et plus clairement violents.

D’où vient alors que L’Étang produit un effet autrement plus insoutenable ? Ce n’est pas seulement parce que les mots produiraient un effet moindre à celui des images. Ça ne tient pas non plus au cadre collectif de la réception d’un spectacle qui rend impossible de s’interrompre un instant, le temps de reprendre son souffle ou ses esprits. On le mesure, si on se souvient d’un des spectacles pionniers sur l’inceste, Purgatorio de Castellucci.

Ce spectacle magistral de 2008 nous faisait déjà comprendre l’horreur de l’inceste, et comment ! Le crime était commis sous nos yeux aveugles en même temps que toutes ses cachettes nous étaient révélées. Les viols et les coups du Père dit la « Troisième étoile », le détournement de regard honteux de la Mère, étoile secondaire en orbite qui préférait laisser faire l’homme qu’elle aime au lieu de protéger son petit et livrait au Minotaure son tribut de chair fraiche. Le silence qui permet que ça continue était dit lui aussi : on l’entendait, on le voyait. De même, on prenait en pleine face la loyauté tragique du petit garçon, étoile première et dernière de cette sinistre galaxie familiale. Rien n’était laissé de côté. Ni la monstruosité des actes ni celle de l’imaginaire qu’ils produisent.

Le spectacle était structuré en plusieurs mouvements. Après les faits, leurs effets. Au réalisme de l’intérieur bourgeois, décor indispensable pour assurer le confort d’un inceste commis en toute impunité, succédait la destruction de la psyché à ciel ouvert. L’enfant contemplait désormais le monde à travers un disque de verre géant, paroi transparente mais indestructible. Si loin, si proche. On aurait dit l’œil d’un microscope agrandi un million de fois. Tout dans ce second acte disait ces limbes pires que la mort, cet à-côté de la vie réduite à une nature morte observée de loin. On regardait l’enfant fasciné par des fleurs qui auraient pu être belles, n’eussent-elles été énormes, avec leur pistil-dard d’insecte effrayant. Les herbes étaient immenses, lui était tout petit. Puis le milieu se faisait aquatique, les plantes terrestres devenaient lacustres, le disque la vitre d’un scaphandre.

On y était déjà avec cette scène, au fond de l’étang. Le monstre des eaux troubles finissait d’ailleurs par sortir des hautes algues : le Père avec son chapeau de cowboy, celui qu’on l’avait vu réclamer à sa femme avant de « proposer » à son fils de monter « jouer » dans sa chambre, au cours de l’acte inaugural. Discordance du moi, concordance absolue du temps de la reviviscence. L’enfant semblait parti pour revivre indéfiniment la scène dans la petite boite à musique de son cerveau bien cadenassé. Survenait alors le dernier acte de la tragédie, avec un retour aux corps grandeur nature, dans un face-à-face en apparence inversé.

Au sol, le père vieilli et difforme agitait en vain ses membres. C’était lui désormais l’insecte, fiché au sol. Un instant, on se demandait si ce n’était pas un coup du fils devenu grand, dont le grand corps surplombait soudain la forme désarticulée. Mais non. La fin de Purgatorio, c’est sacri-fils à la père-version. Prêt à tout pour sauver celui qui lui a donné la vie avant de tout lui prendre, l’enfant s’allongeait de tout son long sur le corps en convulsion. Stoïque, il absorbait en lui le Mal dont souffrait son agresseur. Jamais peut-être on n’a si bien fait comprendre la loyauté absolue des enfants abusés. Grâce au don du fils, son Père parvenait à se remettre debout. Il quittait la scène clopinant, laissant l’enfant mener seul le combat final. Attaqué par une nuée d’invisibles guêpes, c’était à son tour de se démantibuler cependant que dans le disque un anneau de ténèbres tentaculaires commençait de se former. Trou noir et danse avec le démon. Qui pourrait gagner un combat pareil ? Bien sûr que l’enfant échouait. Le rideau se baissait sur son agonie tandis que le noir remplissait tout l’espace du disque hormis le centre, à jamais manquant. En plein dans le mille d’une psyché traumatisée. C’est peu dire que cette fin n’était guère optimiste. D’où vient alors que Purgatorio était moins insupportable que L’Étang ?

À cela, deux raisons sans doute. La question des limites, d’abord. Le spectacle de Castellucci se composait de différents mouvements bien distincts, l’effet de structure étant accentué par la scénographie. Autrement dit, le temps de la fiction et l’espace du plateau de Purgatorio construisaient des parois permettant de délimiter des contours. De même, s’il travaillait le montré-caché, le double-fond du discours de l’incesteur et de ses complices de fait était toujours mis en lumière, jusqu’à être montré comme caché. Par exemple, ce qui rendait la scène du viol supportable malgré tout, c’était que le dispositif d’énonciation exposait le mensonge comme violence redoublée. Alors que le père forçait son enfant à monter et qu’on l’entendait le frapper et le violer dans la chambre dissimulée à nos regards, une voix narratrice disqualifiait les faits et validait la version du père. Mais, par un jeu de décalage entre les mots donnés à lire, ceux donnés à entendre et les faits donnés à percevoir par l’ouïe et par la vue, le spectacle démentait les mots menteurs. Le point de vue, toujours clair et clairement situé du côté de l’enfant, demeurait loyal à sa dignité.

Regarder la toute-puissance du mal est un spectacle difficile à soutenir.

Dans L’Étang, ce qui est insoutenable c’est l’absence de parois qui délimitent et la diffusion corollaire du point de vue. Le contraire d’un style indirect libre : un style indéfini imposé. Mais il y a une autre raison pour laquelle le spectacle de Castellucci et celui de Vienne font un effet tout différent. À la fin de Purgatorio, l’enfant se sacrifiait, certes. Il faisait don de sa personne pour sauver son père. Mais il conservait sa pureté, son innocence, jusque dans ce geste d’amour insensé.

L’Étang montre un autre combat, une autre issue probable en tout cas. L’enfant tente de résister mais il est aussi séduit par le Mal, il le laisse pénétrer en lui et le gouverner : par moments, il est perverti. Il n’y a pas que ça bien sûr, une rage de vivre aussi, une colère et un acharnement à résister, quelquefois. Mais Vienne nous confronte aussi au triomphe de l’abjection. Son regard n’est pas complaisant, c’est bien pour cela qu’il est si éprouvant. Regarder la toute-puissance du mal est un spectacle difficile à soutenir. Il l’est ici d’autant plus que le spectacle ne travaille pas sur le plan du discours rationnel. On pourrait dire qu’il dissèque une psyché colonisée, recréant du même coup le trouble dans la perception propre aux états dissociatifs, notamment par le jeu sur la ventriloquie.

Ce n’est pas la première fois que Gisèle Vienne la marionnettiste explore cet art de la dissociation du corps et de la voix. Mais la technique se colore ici d’un sens tout particulier. D’autant que ce n’est pas exactement de ventriloquie qu’il s’agit : Adèle Haenel n’est pas vraiment la ventriloque, elle ouvre bien la bouche pour parler. Elle est par ailleurs tout autant le pantin ventriloqué. Mille voix parlent à travers l’enfant, rarement la sienne. Frères et sœurs, amis et surtout parents. On lui met les mots dans la bouche à Fritz, il est sa propre marionnette. Sauf que le corps est le sien mais ce n’est pas son cerveau qui parle. Logique, puisqu’il est complètement parasité par un hôte, qui se trouve être lui-même colonisé : enfant pantin de la mère qui du père est la poupée. Ventriloquie décalée, ventriloquie au carré.

S’il est si difficile pour Fritz de s’arracher au magma familial, c’est qu’il n’a nul sujet séparé face à qui se constituer, une simple vitre sans tain. La mère n’est pas une entité stable. Tantôt voix de petite fille prête à cafter – « ce que je comprends surtout, c’est que je vais le dire à votre père », tantôt figure d’autorité abusive – « Il faut savoir se taire aussi (…) tais-toi, laisse-moi tranquille avec tes jérémiades ». Tiens, elle a changé de perruque. Elle fait sa belle, une fois ou deux. Un instant, on éprouverait presque une forme d’empathie pour la détresse qu’on croit percevoir dans ses gestes apprêtés et son regard vide. Cette femme-là non plus ne peut pas grandir, elle aussi elle semble figée dans un espace-temps dont on ne réchappe jamais vraiment. À moins que ce ne soit une ruse qu’on la plaigne, elle au lieu de le croire, lui ? Elle aussi dit à l’occasion des mots qui ne sont clairement pas à elle, tels ceux-ci : « pourquoi ne m’as-tu jamais dit “père tu me fais du mal” ? ».

Le continuum sonore ne séparant pas le dehors et le dedans du corps n’est pas pour rien dans l’effet traumatisant de L’Étang.

Dans un éclair de lucidité, l’enfant ou plutôt Haenel, parce que pour un coup c’est sa voix à elle qu’on reconnait, se fait le relais de notre hallucination : « je ne comprends pas… C’est le père qui parle ? ». Quelques éclats clairvoyants parviennent ainsi à se faire entendre au milieu des barbotements. Comme ces mots simples, le dire d’un enfant abusé et désabusé qui nomme l’absence de limite et de loi si ce n’est celle du silence : « j’ai encore jamais senti que j’avais des parents. Enfin si, quand ils m’abandonnent », ou « Il faut surtout pas qu’on parle… qu’on parle pour de vrai je veux dire… ».

Mais impossible que ces mots sortent du cerveau qui ose les former. Parce qu’ils tomberaient dans le vide, mais aussi parce qu’ils sont lestés d’un poids qui entrave tout mouvement, celui de la culpabilité : « c’est vrai que je suis agressive. Mais c’est parce que je suis triste… C’est ma mère ». Ces saillies tiennent du miracle, le diamant d’un « je » qui parvient un instant à se tailler sur le magma en fusion. La solitude, c’est autant la catastrophe répétée de l’esseulement que le graal inaccessible de goûter le mystère de sa propre présence à soi. Il a beau se raconter « ça me va d’être seul, j’aime bien », l’enfant sent que c’est surtout qu’il n’a aucun allié, même pas lui-même. Il n’est pas avec lui, il n’est pas à lui. Tout son être est pris par d’autres. Et très vite, le dialogue de fous reprend. L’enfant dit à sa mère les mots plutôt faits pour le rassurer lui : « T’inquiète, ta mère elle t’aime, une mère ça aime toujours son enfant. Ça s’appelle l’instinct maternel. » Et la mère ? Elle pleure, petit tas prostré au sol. On comprend qu’elle soit effondrée. Mais est-ce la mère en elle qui pleure ou l’enfant qu’elle a été ? En tout cas, ici et maintenant, les rôles sont salement inversés. Ça fait peur. Haenel, debout, surplombant sa petite mère, la regarde, l’air implacable. On dirait presque qu’elle pourrait la tuer. Est-ce dit ? Est-ce montré ? Impossible de se souvenir, mais c’était là.

La plupart du temps, ni le monologue ni le dialogue ne sont possibles, ne sont pensables. On dirait que l’enfant parle dans sa tête, on peine à comprendre ce que dit la voix de Haenel, chuchotement amplifié. Défilé des voix, défilé des sons. Le continuum sonore ne séparant pas le dehors et le dedans du corps n’est pas pour rien dans l’effet traumatisant de L’Étang : murmures, gémissements, petits rires salaces, bruits de vagues et de canalisation, comme un goutte-à-goutte suintant : c’est presque rien, mais c’est dégueulasse.

Soudain, Fritz prend une voix plus aigüe. Glaçante. L’enfant se relève, regarde la mère qui s’est éloignée, elle est par terre. De nouveaux, trois ou quatre voix sortent de la bouche d’Haenel : une voix glaçante d’adulte, une autre infantile, minuscule. Et puis la voix de l’enfant perverti, presque saoul, il dégueule un « salut, toi ! » langoureux. Il se fait croire qu’il assume son destin quand il jette un crâne « faut pas croire, j’adore faire ça ! » Son rire se veut complice (comme on dit complice d’un crime) mais, tombant dans le vide, il sonne creux, bégayant. Un peu plus après – ou avant, peu importe – c’est le corps qui lâche. Accroupi, ratatiné dans un coin, Fritz lance un regard éperdu à sa mère qui s’éloigne. Il se met à ramper vers elle, à quatre pattes. Sans colonne vertébrale forcément, comment pousser autrement que tordu ? Et dans l’œil, l’espoir fou d’amour. Ça n’a pas de dignité, un enfant qui veut être aimé. C’est prêt à tout. Décidément, de Castellucci à Vienne, le constat est le même : terrible et fatale est la loyauté des enfants.

Mais dans cette fable-ci, du magma de l’informe, nul diamant ne réussit à émerger. Il y en a un, pourtant, qui scintille au fond de L’Étang et nous permet de remonter à la surface, de respirer enfin. C’est que contrairement au plateau, la fiction n’est pas fermée sur elle-même. On le sent dans le tout dernier regard, suspendu, que s’échangent la mère et l’enfant.

À l’intérieur de Fritz et à l’extérieur aussi, il y a Adèle Haenel. Dont le travail d’actrice est ici d’une précision et d’un tranchant infinis. Il est là, le diamant pur, c’est là qu’elle remporte la victoire, la résistance contre le Mal. Au salut, son sourire lumineux parait de prime abord incongru, tant on a du mal, nous, à revenir à la surface, à s’extirper de la sensation d’étouffement. Mais après coup, on la comprend et même on la partage, cette joie éclatante. Elle peut avoir le sentiment du travail accompli, Haenel, et Vienne aussi : les spectateurs de L’Étang repartent le regard et l’écoute exercés à s’accommoder pour percevoir enfin clairement dans les eaux troubles.

NDLR : L’Étang est joué au Théâtre de la Villette jusqu’au 18 septembre dans le cadre du Festival d’Automne. Prochaines représentations : Marseille (29 et 30 septembre), Genève (10 au 13 novembre), Bruxelles (18 au 20 novembre), Strasbourg (24 au 27 novembre), Clermont-Ferrand (19 au 22 janvier 2022), Caen (25 au 29 janvier 2022), Mulhouse (24 et 25 février 2022), Valence (2 et 3 mars), Rennes (du 8 au 26 mars), Nantes (20 et 21 avril), Nanterre (10 au 15 mai), Cergy-Pontoise (1er et 2 juin). Toutes les informations ici.


[1] Dorothée Dussy, Le Berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste, Paris, La Discussion, 2013.

[2] Voir Bérénice Hamidi, « Faire taire le silence. Sur Chienne de Marie-Pier Lafontaine », AOC, 10 novembre 2020.

Bérénice Hamidi

Sociologue du théâtre, professeure en études théâtrales à l'Université Lyon 2 et membre de l'Institut Universitaire de France

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Notes

[1] Dorothée Dussy, Le Berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste, Paris, La Discussion, 2013.

[2] Voir Bérénice Hamidi, « Faire taire le silence. Sur Chienne de Marie-Pier Lafontaine », AOC, 10 novembre 2020.