Littérature

Errer jusqu’à la faim – sur L’agneau des neiges de Dimitri Bortnikov

Écrivain

« Au début était la mère. / Ça a commencé par une naissance sans un cri. Une naissance silencieuse. » Dans le Grand Nord, Maria n’aura eu aucune existence digne de ce nom, mais elle aura et bien vécu. Petite infirme devenue grande, mais toujours boiteuse, Maria ère de trains arrêtés en trains bondés jusqu’à Leningrad assiégée. Sur L’agneau des neiges, roman de rupture dans l’œuvre du plus russe des écrivains français.

«Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais», écrivit Blaise Pascal : pris en tenaille entre le désordre du passé et la projection dans l’avenir nous ne parvenons au mieux qu’à exister, et c’est bien pourquoi les existences les plus misérables, au fin fond de la Russie ou ailleurs, celles qui peinent à concrétiser ce mot d’existence, ne sont pas nécessairement celles qui auront été le moins vécues.

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Si le présent nous échappe, notre présence au monde aussi, au fil des jours et trop souvent dans les livres, que dire dès lors de l’exercice médiatique de la critique ? Puisqu’au pays des rentrées littéraires, cette avalanche de titres dont quelques-uns seulement sont susceptibles de nous rendre au présent de l’échange, c’est-à-dire, de nous parler, à nous, personnellement, d’autre chose que des réalités communément admises, il semble qu’il faille encore présenter Dimitri Bortnikov. L’œuvre du plus russe des écrivains français est pourtant déjà forte de cinq livres dont les trois derniers sont écrits en français, sa langue d’adoption. Parmi ceux-là le monumental et très autobiographique Face au Styx (2017) dont le narrateur, Dimitrius, enchaînant les petits boulots et les « dimitreries » verbales pour conjurer un amour impossible, mangeait les pierres pour mieux soulever le couvercle de tombes russes égarées sur le trottoir parisien dans une langue affamée, une langue de braises et de bois vert hallucinant les époques, les lieux, les vivants et les morts.

Rappelons donc en mode supersonique mais aussi bien à la façon d’un résumé express de la plupart des titres précédents, tous ancrés dans une autobiographie littéralement déracinée, ou plutôt déjantée, que Bortnikov est né en 1968 aux confins des steppes, dans la ville industrielle de Samara que la neige recouvre 145 jours par an en moyenne. On pourrait considérer qu’il est un pur produit de l’URSS : sa mère,


Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

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