Littérature

Hackers et sangliers – sur Farouches de Fanny Taillandier

Critique

Dans le quatrième roman de Fanny Taillandier, à mi-chemin entre le genre fantastique et celui du thriller, il est beaucoup question d’animaux sauvages. En représentant des « non-humains » qui font irruption dans le monde d’un couple rangé de héros petits-bourgeois, Farouches se donne à lire comme une méditation sensible, mais non dénuée d’humour, autour des questions de frontières.

Il y a un détail qu’on peut n’apercevoir qu’à la relecture, au tout début du quatrième roman de Fanny Taillandier : c’est l’apparition – et l’éclipse à la fois – de l’instance narrative. Un petit « je », coincé au deuxième paragraphe, après une description « réaliste ». Celle d’une silhouette sinueuse de femme face à la mer étale, « un corps quasi noir, avec seulement parfois l’éclat de son collier dans un mouvement de tête. Elle semblait scruter quelque chose ».

À la suite de ce tableau impressionniste, apparemment sans regardeur et à « contre-jour », une autre phrase : « Mais peut-être que non, peut-être que je l’imaginais seulement ». On ne remarque pas d’abord ce changement de focale, sans doute, ou bien on l’oublie parce que ce « je » ne revient plus ensuite. Et puis, aussi, ce qu’il dit est volontairement brouillé : sans doute préfère-t-on penser que le doute plane sur les intentions de la femme (« scruter ») plutôt que sur son existence même.

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On continue donc de relire Farouches pour retrouver ce «  je » disparu. Il revient dans l’avant-dernier chapitre, avec la même femme, mais à la fin du jour cette fois, et presque sous la même forme : « On ne distinguait sur la nuit électrique que la ligne de sa nuque et de son dos, elle semblait scruter quelque chose. Ou peut-être que non, peut-être que je l’imaginais seulement ».

Seconde confusion : je suis persuadé pendant plusieurs semaines que le livre s’intitule Féroces et non Farouches. En effet, il y est beaucoup question d’animaux sauvages (de sangliers, entre autres) et on y lit à la fois l’expression « bête farouche » et « bête féroce ». En outre, dans mon esprit les deux adjectifs sont des doublons, alors qu’en réalité, pas du tout. « Féroce » serait certes opératoire. Il est composé d’un élément qu’on trouve dans « fier », qui veut dire « sauvage », et probablement d’un autre qui renverrait à l’œil, –ox, si bien que cela m’arrange pour cette histoire d’instance narrative : « regard sauvage ». Qui ou quoi regarde ce qui nous est décrit ? Évidemment, « farouche » est encore mieux : apparenté à « dehors » (et à door en anglais, la porte), il signifie « étranger », « hors de l’enclos ». Ce qui tombe bien, puisque le roman de Taillandier est tout entier une méditation sensible autour des questions de frontières et de clôture des représentations. Cela s’incarne dans son texte par la menace perpétuelle que représente pour les personnages principaux, Jean et Baya, la présence de sangliers en bordure de leur propriété, qui viennent nuitamment piétiner leurs plates-bandes.

Baya est juriste et kabyle. Jean, qui a vaguement connu la prison dans sa jeunesse, dirige quant à lui une entreprise de climatisation. Avec le changement climatique, les abricots mûrissent en juin et les batteries des smartphones ne tiennent plus le choc : il faut donc bien profiter un peu de la fin du monde. Car Farouches est à peine une dystopie, située dans un futur proche et en Ligurie. Non pas dans la partie de l’Italie que l’on connaît sous ce nom, mais dans une nouvelle région de l’Union, laquelle « dans le cadre du Plan quinquennal de lutte contre les invasions barbares (PQ-LIB), (…) a suspendu les anciennes frontières nationales ». La Ligurie de Farouches occupe l’antique territoire des Ligures avant l’invasion romaine : Marseille et Gênes en sont les «  métropoles portuaires ». Fanny Taillandier s’est amusée à placer en tête du roman une fausse notice Wikipédia à ce sujet, surmontée du célèbre avertissement « Cet article ne cite pas suffisamment ses sources ». Elle produit également une carte qui situe la nouvelle capitale, Liguria, au niveau approximatif de Fréjus.

Quoi qu’il en soit, dans la ZAC du coin, sous les verrières du centre commercial Sud Soleil, on cuit et Jean doit tenter d’y remédier, entre intérêts commerciaux, politiques, et habitudes des habitants qui n’ont rien demandé. Avec ses « normes (…) pensées pour les incendies mais pas pour les canicules » façon « gares TGV des années 2000 », Farouches fournit ici une savoureuse satire de l’architecture policière, dans la lignée des États et empires du lotissement Grand-Siècle (PUF, 2016). L’autre comique du roman s’ente sur l’ellipse de l’instance narrative, qui permet à Taillandier de parsemer son récit de verrues et pépites comme si, prise d’ennui, cette instance baissait parfois la garde et décrochait de registre, se permettant un « Baya (…) se prenait à présent le soleil en pleine tronche » ou un « Jean faisait attention à ne pas se casser la margoulette », voire un « à l’insu de son plein gré »… Il y a aussi d’étonnantes remarques sociolinguistiques (« le silence qui suivit était un peu plus long que le silence moyen constaté dans ce genre de contexte ») et des clausules rigolardes façon émoji : « Ils s’ébaubirent parmi les pélites ».

Difficile de savoir si, quand elle ponctue une scène de sexe de « Il rugit. Elle rugit. », l’écrivaine rend compte des clichés de Jean et Baya ou de ceux de la littérature érotique de gare – tout en envoyant le lecteur sur une piste interprétative « bestiale ».

Comprenons-nous bien : sans ce « je » initial et final, on pourrait penser à un banal style indirect libre, à l’infusion des sentiments et pensées des personnages dans la voix narrative. Mais Taillandier préfère brouiller les pistes et, de fait, il est difficile de cerner son couple rangé de héros petits-bourgeois, difficile de savoir si, quand elle ponctue une scène de sexe de « Il rugit. Elle rugit. », l’écrivaine rend compte des clichés de Jean et Baya ou de ceux de la littérature érotique de gare – tout en envoyant le lecteur sur une piste interprétative « bestiale ».

Par moments, Farouches fait l’effet de certains films de Yorgos Lanthimos (Canine, 2009, The Lobster, 2017), les enfants en moins : un huis-clos à la fois proche et abstrait, théâtre de marionnettes en proie à une conscience malheureuse du « dehors », asservies à des règles relationnelles incompréhensibles ou inconnaissables et soumises à des épreuves imprévisibles. Tout au long du roman – qui fonctionne à la fois dans le genre fantastique et dans celui du thriller – on se demande ce que sont Jean et Baya (on a une idée plus précise concernant la femme du début et son pendant masculin, un « jardinier anglais » qui s’occupe de la propriété du couple et se révèle expert en mythologie galloise) ou s’ils vont finalement se métamorphoser en suidés. On vous rassure : quoique vous supputiez, ce ne sera pas (exactement) ça.

On pourrait sur cette fable rabattre nombre de questions examinées par Philippe Descola dans son célèbre Par-delà nature et culture (Gallimard, 2005) : celle des « espaces nomades », du « savoir du familier », les « avatars de la métamorphose » ou « l’entre-soi du partage »… Jean et Baya sont d’ailleurs désignés au début comme « le couple humain », ouvrant par là à l’évidence qu’il peut y en avoir de « non-humains ». Mais Taillandier a également inscrit sous son texte la mention « Empires II », ajoutant au passage « Empire I » sous Par les écrans du monde (Seuil, 2018). Dans ce livre, l’empire (l’emprise) en question était celle du média comme machine de mort globalisée.

Dans Farouches, Jean et Baya écoutent beaucoup de musiques « amplifiées », dont un album imaginaire, Frontière Empire, par le duo de variété – bien réel, lui – PNL. Un concept-album qui convoque « le ban et l’arrière-ban du rap francophone ». On n’en connaîtra pas la teneur politique exacte, à ceci près qu’il est deux fois qualifié de «  féroce », mais on peut peut-être se rapporter à la chanson Frontière (2019) des deux frères pour avoir un indice : « J’rentre tard à la maison, dehors, je cherche réponses / J’aime pas ton monde, donc parfois, j’me ‘fonce ». On y trouverait peut-être aussi une des dernières pensées de Jean (« allez tous bien niquer votre race »), mais sous une forme nettement plus policée dans la chanson de PNL : « J’vous déteste tous ». L’empire, c’est entre autres l’invention de frontières, et les problèmes découlant du « dehors » qu’elles créent.

Les Ligures ont piraté, hacké, tels les sangliers du roman, « la mise au pas du territoire » par les Romains et leurs successeurs.

Le livre met aussi en équivalence les sangliers et les anciens Ligures sous le concept de « barbares ». Une des explications les plus directes de la disparition du territoire ligure se trouve dans un article d’une revue fantaisiste appelée Civilisation Mag : « La piraterie et les razzias sont devenues leurs principales sources de revenus, au fur et à mesure que l’Empire romain les repoussait dans les montagnes et privatisait les terres, ce qui les empêchait de vivre de chasse, de cueillette et d’élevage extensif, comme les semi-nomades qu’ils étaient ».

Pourtant, les Ligures sont ici encore vivants et, d’une certaine façon, « parmi nous ». Simplement, ils ont piraté, hacké, tels les sangliers du roman, « la mise au pas du territoire » par les Romains et leurs successeurs, ils ont rompu la ligne entre « sauvage » et « domestique », ont rendu la vie à son originelle improductivité, c’est-à-dire à sa capacité de mettre au monde des formes nouvelles.

Fanny Taillandier l’annonçait dès l’ouverture du livre avec son pastiche de Wikipédia, dont le titre d’une des sections reprenait le joli néologisme de « mythodémographie » : la Ligurie, y écrit-elle, « tisse de manière sous-jacente de multiples récits, plus ou moins connus, plus ou moins oubliés. Entre ces récits différents se trouvent un nombre infini de points communs formant autant de passerelles, de portes, de bifurcations dans les vies des Ligures et dans leur conscience d’eux-mêmes ».

Une description qui, du point de vue poétique, fait écho à celle de McKenzie Wark dans la seconde proposition de son Hacker Manifesto (2004)[1] : « Nous sommes les hackers de l’abstraction. […] Quelque code que nous pirations – langage de programmation ou poétique, mathématiques ou musique, lignes ou couleurs – nous abstrayons de nouveaux mondes. Que nous nous présentions comme chercheur ou écrivain, artiste ou biologiste, chimiste ou musicien, philosophe ou programmeur, chacune de ces subjectivités n’est autre qu’un fragment d’une classe qui devient, peu à peu, consciente d’elle-même. » Mais peut-être que non, peut-être qu’on l’imagine seulement.

Fanny Taillandier, Farouches, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2021, 288 pages.


[1] Publié en France aux éditions Criticalsecret, dans une traduction de l’anglais par le collectif « Club post-1984 Mary Shelley et Cie Hacker Band », 2006, 496 pages

Éric Loret

Critique, Journaliste

Notes

[1] Publié en France aux éditions Criticalsecret, dans une traduction de l’anglais par le collectif « Club post-1984 Mary Shelley et Cie Hacker Band », 2006, 496 pages