« Faudrait pas qu’on rate notre fin » – sur Les Filles de Monroe d’Antoine Volodine
Les Filles de Monroe, que sa couverture présente comme un roman, est le 45e livre post-exotique, dont 21 signés Antoine Volodine, depuis 1985. Un livre par an en moyenne donc, et une matière qui n’aura cessé de se densifier et d’affirmer sa cohérence et capacité d’expansion. Le post-exotisme construit un univers apocalyptique à la fois systématique et délirant, sérieux et loufoque, désespéré et utopiste, totalitaire et réflexif.
Volume après volume, toutes ces caractéristiques s’accusent, comme si ce monde fictif se solidifiait pour se poser en rival de la réalité, comme une réalité alternative croissant dans les marges de la littérature et dans celles du monde pour entretenir la flamme d’une révolution prolétarienne morte, ressuscitée et morte à nouveau. Les Filles de Monroe poursuit l’élaboration de ce monde d’après et de nulle part, en le déployant côté mystique et en le chargeant d’autodérision.
L’édifice post-exotique approche de sa fin. Antoine Volodine l’a annoncé à plusieurs reprises : il s’arrêtera après son 49e livre[1]. « Faudrait pas qu’on rate notre fin » : la phrase prononcée par un des personnages des Filles de Monroe dans les dernières lignes du livre reflète sans aucun doute une préoccupation des auteurs post-exotiques et de leur auto-proclamé porte-parole. Comment finir est une question qui ne peut que se poser de plus en plus cruellement : finir sans se trahir ni se répéter. D’autant plus que la fin n’existe pas dans le système post-exotique, puisque tout a été joué avant le début de la fiction, que l’histoire n’a ni début ni fin, mais balbutie perpétuellement, se retournant sur elle-même, formant une boucle impossible, offrant des variations plus que des développements, des instantanés plus qu’une intrigue.
La variation que représente Les Filles de Monroe ne manque pas d’élégance. Elle pare la déroute révolutionnaire qu’on connaît depuis les origines du post-exotisme avec un vocabulaire chrétien rare chez Volodine. La fin du monde s’y réfère autant à l’apocalypse de Jean qu’à l’échec du Parti et de la révolution : l’enquêtrice qui supervise les opérations destinées à liquider Monroe s’appelle Dame Patmos. Les fractions du Parti portent des noms de sectes religieuses : « l’Église léniniste du premier jour », « les Marxistes de la grande compassion », « les sœurs de la voie rouge » et même « les vierges-à-l’enfant ».
Pas d’imagerie biblique pour autant : le décor emprunte aux fictions précédentes. Nous sommes dans un « combinat psychiatrique » immense qui fait songer à Nuit blanche en Balkhyrie, il fait nuit, il pleut comme dans les Songes de Mevlido, les morts côtoient les vivants et le chamanisme fait partie de la culture commune comme dans Dondog : un membre du Parti peut le pratiquer sans risque d’exclusion. Toute l’action se déroule dans l’asile où a été enfermé le narrateur, un schizophrène qui ne cesse de se dédoubler et qui, entre deux interrogatoires, observe par magie une fenêtre éloignée d’où sortent des guerrières venues d’entre les morts punir les traîtres et relancer une dynamique révolutionnaire, comme dans Des Anges mineurs.
Le romanesque de Volodine tient à ce qu’il est toujours trop tard.
Une telle machine narrative – ou anti-narrative, ici cela revient au même – repose entièrement sur ses propres tensions internes : elle joue de l’auto-citation et du retour des mêmes formes. Le livre se divise en 49 chapitres (sept fois sept) comme Des Anges mineurs encore et se termine sur la liste des 343 (sept fois quarante-neuf) fractions du Parti, comme Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze se terminait sur l’énumération des 343 ouvrages publiés par les auteurs post-exotiques. Plus anecdotique, mais aussi plus drôle : au nombre des couples célèbres, le livre accole à Bonnie & Clyde les héros de Lisbonne dernière marge, Kurt & Ingrid. La réflexivité a le tact de s’allier à l’auto-dérision.
Il y a beaucoup d’humour dans Les Filles de Monroe. Les couloirs du camp psychiatrique sont éclairés par des « lampes écologiques » qui ne dissipent pas la pénombre. Les morts insultent les vivants qui ne se formalisent plus de leurs écarts de langage ni de leur méchanceté. Les morts n’éprouvent pas le besoin d’être polis ni de rester dignes ou simplement pudiques. Par contre, les vivants qui ont besoin d’eux, par exemple pour les interroger, savent par expérience que, « pour se faire accepter par des morts, pour ne pas les indisposer, il vaut mieux les imiter, rester immobile pendant un moment. Jusqu’à ce qu’une relation puisse s’établir. » (page 95)
Il est plus simple de s’adresser aux platanes du camp, comme le fait le schizophrène, qui les étreint sans façons pour renforcer ses « défenses naturelles contre l’adversité, contre l’exténuation et contre la peur » (page 181). Les arbres ne trahissent jamais. On peut leur chuchoter des confidences et leur adresser des prières en toute confiance, ce qu’on ne dirait pas des humains. Volodine manie en virtuose le comique de répétition : noms fantaisistes des fractions du Parti, liste des arbres du camp, interrogatoires et confrontations dont seuls changent les noms des protagonistes.
L’humour accompagne le désespoir. Le romanesque de Volodine tient à ce qu’il est toujours trop tard. Le livre s’ouvre sur la vision fugitive d’une « fille » (une fille de Monroe) que le narrateur a follement aimée trente ans plus tôt, qui est morte, et qui revient dans notre monde. Quand il l’approche, transi d’amour, elle semble ne pas le reconnaître et le traite avec la rudesse coutumière des morts envers les vivants. Plus loin, Kaytel reçoit la visite de Dame Patmos, avec qui il a eu une aventure quinze ans plus tôt. Elle aimerait renouer, mais il décline sa proposition : là aussi, il est trop tard. Plutôt que de se laisser aimer, Kaytel choisit d’aller chez les morts, d’où il n’est pas sûr de revenir. L’amour est toujours hanté : la mort le menace et l’obscurcit. Comme dans Lisbonne dernière marge où Kurt aimait follement Ingrid, mais pensait être déjà trop vieux pour ne pas se laisser gagner par la mélancolie. C’est l’inverse de la rédemption : non pas l’éternel retour nietzschéen, mais un éternel retard, un ratage toujours recommencé, un désastre permanent.
L’apocalypse a eu lieu, il y a peut-être si longtemps qu’on a oublié quand exactement, et l’on vit dans l’après. C’est un monde bardique, noir, sans orientation, sans destination. Ses figurations les plus radicales se trouvent dans Bardo or not bardo et dans Black village. Mais le pessimisme n’est pas moins absolu ici. La révolution est toujours plus éloignée dans le passé fantomatique qui a précédé la catastrophe. Dans Des Anges mineurs déjà, le héros envoyé dans le monde relancer la dynamique révolutionnaire savait sa mission impossible. Mais le livre n’en citait pas moins les harangues militantes incendiaires des vieilles militantes qui, depuis leur camp d’internement, y croyaient encore. La colère grondait, elle rivalisait avec la mélancolie. La fiction possédait un souffle épique qu’on ne trouve pas dans Les Filles de Monroe. Les filles surgissent d’une fenêtre, armées pour terrasser les traîtres, mais elles tombent du troisième étage et s’écrasent sur le trottoir. Quant à Monroe, on ne le voit jamais, on ne l’entend pas, sa parole, s’il en a une, n’est relayée par personne. De lui, on ne sait que ce que disent les cadres du Parti qui veulent le faire disparaître. Relancer la révolution est plus que jamais une mission impossible, suicidaire, qu’il reste à assumer avec élégance.
On peut se risquer, pour finir, à une conclusion non volodinienne : il y a un devenir dandy du révolutionnaire en période de réaction. La beauté de la prose de Volodine oppose la littérature au désastre, mais, pour redevenir volodinien, on ajoutera immédiatement que la construction post-exotique la sauve de n’être que de la littérature. C’est un bloc, un monde, un univers entier qui se clôt sur lui-même pour hanter interminablement notre fin. Kaytel se faisant passer pour un chaman, un flic sur le point de mourir lui demande un exorcisme, Kaytel s’y essaie, mais il n’y croit pas assez pour aller au bout de la cérémonie. De même, le romancier n’est pas un exorciste.
Antoine Volodine, Les Filles de Monroe, Paris, Seuil, 2021, 288 pages