Cancan français – sur Guermantes de Christophe Honoré
«So may we start/alors on peut commencer ? » disait Leos Carax et chantaient les Sparks dans le prologue d’Annette. « So should we stop or may we restart/alors devons-nous arrêter ou pouvons-nous redémarrer ? » pourraient rétorquer Christophe Honoré et ses comédiennes et comédiens à l’orée de Guermantes (soit au générique Laurent Lafitte, Dominique Blanc, Loïc Corbery, Elsa Lepoivre, Florence Viala, Sébastien Pouderoux, Anne Kessler, Stéphane Varupenne, Julie Sicard, Éric Génovèse, Claude Mathieu, Gilles David, Serge Bagdassarian, Yoann Gasiorowski, Mickaël Pélissier, Léolo Victor-Pujebet, Romain Gonzalez, Olivier Giel, Matthieu Mahévas – désolé pour cette liste un peu rébarbative à lire mais ils méritent toutes et tous d’être cités pour leurs mérites respectifs et parce que Guermantes est dans son essence un film d’acteurs, une œuvre de troupe).
Paris, été 2020. Nous sommes dans un théâtre, une équipe répète un spectacle d’après Proust lorsque tombe la nouvelle : prolongation de la fermeture des salles dans le contexte pandémique, arrêt des répétitions. Le film pourrait alors s’arrêter là, or pas du tout : c’est avec cette annonce d’arrêt que tout commence. Une partie de la troupe veut continuer le travail, l’autre non. Et mille questions fusent. Qui a décidé l’arrêt ? La direction de la Comédie-Française ? Les acteurs ont-ils été informés, consultés, mis dans la boucle ? Quelle est l’utilité de répéter un spectacle qui n’aura pas lieu ? Et s’il ne s’agissait pas d’utilité mais de travail pour soi, de plaisir de continuer à faire ce pour quoi on est au monde, de bonheur d’être ensemble dans un contexte où la distanciation est le nouveau mot-clé ?
Ça discute, ça palabre, ça s’engueule, ça plaisante, ça négocie, comme dans une AG politique ou une réunion syndicale, la troupe est en émoi, sur les charbons ardents, entre vraie discussion prise sur le vif ou improvisation ordonnée sur le thème du spectacle sans spectacle, de la pure beauté du geste artistique (quoique, la troupe sait bien que des caméras tournent et la filment, peut-être sait-elle déjà à ce moment qu’il y aura un film, qu’elle ne travaille pas à perte…) En somme, public ou pas, spectacle ou pas, film ou pas, the show must go on (ou pas). En cancanant ainsi entre pensionnaires du Français, les comédiennes et comédiens de Guermantes donnent un sens nouveau à « french cancan » : une danse des mots, des idées et des affects plutôt que l’habituelle performance de gambettes.
Avec profondeur, élégance, légèreté, Honoré ordonne et observe cet organisme vivant et complexe qu’est une troupe de théâtre en plein travail.
« French cancan », ce n’est pas seulement le célèbre clou du Moulin Rouge, c’est aussi un film merveilleux de Jean Renoir sur l’amour des métiers du spectacle. Un film dont Christophe Honoré aurait conseillé le visionnage à son équipe. Cela raccorde parfaitement avec notre vision de Guermantes, film au moins autant renoirien que proustien. Car si l’on pense évidemment à l’écrivain en regardant ce film puisque des scènes entières de La Recherche y sont répétées, puisque la troupe finit par s’habiller en XIXe et boire du champagne au Ritz faisant ainsi un petit tour du côté de chez Proust, on pense tout autant à French Cancan (l’idéal d’un spectacle qui enchante et transcende les classes sociales) et au Carrosse d’or (les mille fils qui tressent le théâtre et la vie).
Comme chez Renoir, on ne sait plus si l’on assiste à la vie des acteurs ou au théâtre de la vie, on s’aime ou on se quitte sur la scène ou dans les coulisses, on mêle drame et fantaisie comme dans ce quiproquo où la troupe, surprenant par hasard une conversation téléphonique, croit qu’une des comédiennes la quitte alors… qu’elle prenait congé de son psychanalyste ! La cruauté des échecs amoureux côtoie les moments d’humour (ah, Laurent Lafitte brandissant son portable à chacun de ses camarades pour montrer le trailer de son prochain film ! Comique de répétition…), les harassantes séances de travail se mêlent à la gaité de la vie collective inventée sur le tas.
Avec profondeur, élégance, légèreté, Honoré ordonne et observe cet organisme vivant et complexe qu’est une troupe de théâtre en plein travail, en pleine cohabitation improvisée, en pleines restrictions sanitaires. Comme chez Renoir, la caméra n’impose pas sa loi, elle se met au service des actrices et acteurs, elle saisit leur vitalité, leurs corps, leurs gestes, leurs visages, leurs voix, leurs interactions, leurs affects, leur vibration, leurs allers-retours entre jeu naturaliste, jeu théâtral, ou improvisation, qu’ils soient seuls, deux ou tous ensemble dans le plan.
À la fin, un des comédiens un peu enivré dans la suite du Ritz dit apercevoir le « petit pan de mur jaune ». Qu’est-ce que ce petit pan de mur jaune proustien ? L’insert de beauté, la grâce qui sublime une œuvre, le détail qui tue (dans La Recherche, l’écrivain Bergotte meurt en regardant pour la dernière fois le petit pan de mur jaune dans La Vue de Delft de Vermeer). Dans le film, est-ce Bergotte qui parle, où le comédien ? Tout l’art maïeutique d’Honoré est là, dans ces échos, ce mélange, cette fusion et cette confusion entre Proust, Renoir et la vie d’une troupe d’acteurs en 2020. Le film s’arrête sur le petit pan de mur jaune, comme la vie de Bergotte dans le livre. Face à la pandémie et à la mort possible des salles de théâtre et de cinéma, Christophe Honoré et sa troupe ont décidé de clamer : « le spectacle Guermantes est mort, vive Guermantes le film ! ». On leur rend grâce pour cette opération artistique vitale.