Essai

Le critique littéraire dans tous ses états – sur Cantique de la critique d’Arnaud Viviant

Critique littéraire

Ni chant de louange, ni oraison funèbre, Cantique de la critique d’Arnaud Viviant évoque l’histoire de la critique littéraire et la manière dont elle se noue à celle de la littérature, dont elle a accompagné les changements structurels en se renouvelant en permanence, même si elle a toujours été hantée par l’ombre de sa disparition, a fortiori aujourd’hui dans la « nouvelle contrée communicationnelle » instaurée par Internet.

Généralement, les critiques littéraires n’aiment pas perdre leur temps à se regarder travailler. Réfléchir sur leurs manières de faire et de penser, prendre du recul, porter un regard critique, éventuellement ironique, sur leur pratique… Très peu pour eux. C’est du temps perdu, marmonnent-ils, il y a mieux à faire.

L’actualité littéraire, par définition, commande d’être rapide, réactif, parfois expéditif. Elle définit les urgences du temps, établit des hiérarchies : celle des livres qui paraissent, et, plus insidieusement, celle des critiques qui les encensent, les assassinent, ou pire les passent sous silence. Ce mot d’« actualité » permet également de fixer l’espace – le site, si j’ose le dire ici – où je me trouve, où nous nous trouvons. Une évidence qu’il est difficile d’oublier : la critique ne forme pas un tout, une corporation, un territoire harmonieux, homogène. Même si l’on peut toujours rêver de lui assigner une vocation unique, noblement universelle.

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D’une manière efficace et pertinente, un peu contraignante également, Albert Thibaudet, il y a juste un siècle, avait dessiné cette géographie des trois territoires, des trois modalités de la critique moderne : celle des professeurs, pratiquée « par des hommes qui lisent, qui savent et qui ordonnent » ; celle, « spontanée », des journalistes qui participent à une « espèce de bourse des valeurs littéraires » ; celle enfin des artistes, des écrivains eux-mêmes, née à l’ère romantique, animée par un « désir et [un] idéal de création ». 

Cette division des tâches pose évidemment de multiples questions, notamment celle, je me répète, d’une hypothétique harmonie des modes de la critique. Entretenant un rapport quotidien à la littérature, le journaliste n’aspire-t-il pas à devenir lui-même écrivain, à se hisser jusqu’à cette supposée dignité ou identité ? L’universitaire n’a-t-il pas, quant à lui, le secret désir d’obtenir une audience égale à celle du journaliste ? L’écrivain de son côté est plus serein, convaincu de s’exprimer du cœur même de la littérature, jugeant en toute connaissance de cause et d’effet. Et d’ailleurs, c’est à ce titre qu’il est invité parfois, dans les journaux, à occuper une chaire comme en surplomb dans les colonnes des suppléments littéraires, au-dessus du rédacteur de base.

Thibaudet soulevait un autre lièvre, sociologique celui-là : placé dans « l’optique propre à une œuvre d’action instantanée », le journaliste « en recueille le bénéfice et en subit la diminution ». De plus, il « n’est jamais seul. Il est légion, il est incorporé dans une légion, il existe en elle, il apparaît en elle, marche avec elle ». Qu’il le veuille ou non, il participe à l’agitation et au potin médiatique, aux foucades ou aux rancœurs du moment. En même temps, à son crédit, il faut souligner qu’il est le mieux placé dans ce qu’on nomme la chaîne du livre. Livre qui est, il faut pas l’oublier, le produit d’une industrie, la matière première d’un commerce. En somme, il est le mieux placé pour constater (déplorer) que la vie littéraire n’est pas faite que de littérature…

La voix du critique se fait ici entendre, non pas en sa propre faveur, mais pour tenter de répondre d’elle-même, de ce qu’elle est, de ce qu’elle devient dans un monde en mutation rapide.

Jean Starobinski, l’une des plus belles et hautes voix en cette matière, définissant (dans La Relation critique[1], ouvrage fondateur), son travail de critique, affirmait que l’œuvre « est une conscience étrangère, radicalement autre, qui me cherche et me fixe, et qui me somme de répondre. Je me sens exposé à cette question qui vient à ma rencontre. L’œuvre m’interroge. » Avec ce « je », avec cette « conscience », nous sommes loin des « légions » de Thibaudet, et du brouhaha des salles de rédaction… Mais le dialogue, le rapprochement ne sont pas interdits. À sa manière, Arnaud Viviant, qui pratique cet art (mais en est-ce un ?) de la critique depuis longtemps, sous forme écrite et parlée, en témoigne, tout en préférant (mais pourquoi ?) le terme de chroniqueur littéraire à celui de critique, « qui semble un manteau trop grand pour moi ». Et par ce témoignage, il met à son tour les pieds dans le plat. Ce n’est pas le premier, ni le dernier.

Ce cantique, puisque c’est le beau mot choisi par Viviant, résonne dans un monument vaste, à l’architecture baroque, mal défini, avec ses zones de lumière et d’obscurité. Je ne dis pas dans une église, convaincu, à l’inverse de Pierre Lepape[2], que la littérature n’est pas ni n’aspire à être une religion. La voix du critique se fait ici entendre, non pas en sa propre faveur, encore moins pour défendre une corporation, mais pour tenter de répondre d’elle-même, de ce qu’elle est, de ce qu’elle devient dans un monde en mutation rapide (Internet, les blogueurs, etc.). Oui, clairement pour justifier son existence, sa légitimité, grandement mise à mal. D’ailleurs, ce n’est pas précisément un chant de louange qu’entonne l’auteur. À l’image de la salle dans laquelle il résonne, il est plein de nuances et d’interrogations – un peu désordonnées – plus que d’affirmations péremptoires.

Enfin… parfois, la pensée se coince dans ses propres certitudes, grince au lieu de chanter, se coule dans des aphorismes contestables, des généralités discutables… Page 51, par exemple : « La critique est la langue de la démocratie libérale tandis que la propagande est celle des dictatures. » Certes, un peu plus loin, Viviant cite Walter Benjamin qui soulignait avec raison que « la critique doit parler la langue des artistes » et donc se méfier des « slogans » publicitaires qui « bradent l’idée au profit de la mode ». Ou bien, page 62, dans la même veine militante, cette question fort abstraite : « La littérature est-elle une question de style comme le pense toujours la presse de droite ou une question de forme et de langue comme le pense encore un peu la presse de gauche ? » 

D’autres fois, il vise plus juste, avec un peu trop d’optimisme cependant, par exemple lorsqu’il rappelle que « la critique ne s’est jamais définie par rapport au marché contrairement à ce que tant d’esprits affirment aujourd’hui ». « Postscripteur » plutôt que « prescripteur » ! Certes, aucun critique ne reconnaîtrait qu’il cède aux lois du marché. Mais les protestations de vertu n’interdisent pas toujours le vice…

Bien qu’il ne reprenne pas sa distinction des trois catégories, Viviant cite Thibaudet. Et surtout Paulhan, qui, quoi qu’il en dise, ne « piétina » pas du tout Thibaudet, auquel il ne « succédera » d’ailleurs pas à La NRF… Mais peu importe, l’histoire littéraire est parfois vacillante, incertaine. Et puis il y a Barthes, Benjamin ou encore Blanchot, qui plaça très haut la figure du critique tout en décrivant, avec une rigueur crépusculaire, l’effacement de ses traits, sa disparition. Cette réflexion, cette mélancolie existentielle du critique viennent compenser ce qui est nommé dans le livre de Viviant, « le folklore des relations entre critiques et créateurs », avec tous les « sarcasmes », le mépris et les ricanements qui l’accompagnent.

Souvenons-nous que Philippe Sollers avait décrété, d’une manière plus symptomatique que choquante, que l’événement littéraire le plus insignifiant du XXe siècle était… « toute la critique littéraire[3] ». Cette affirmation est révélatrice d’une certaine idée de la supériorité absolue, indiscutable, de l’écrivain par rapport au critique – ce petit homme forcément jaloux que décrivirent nombre d’écrivains du XIXe siècle – et de la gloire qui lui est forcément due. Révélation d’autant plus significative si l’on rappelle que Sollers a lui-même intensément fréquenté (à sa manière) l’espace critique, comme le prouve une bonne part de son œuvre publiée…

Au « tout polyphonique » de la Critique, il faut préférer « la somme démembrée de ses parties ».

Quelques versets du cantique d’Arnaud Viviant méritent citations : « Lire pour le critique, c’est toujours regarder quelqu’un écrire. » « La critique est l’écriture d’une lecture », et même « l’aventure d’une lecture ». Écrire est donc bien un acte commun, unique, partagé. Plus incisif, plus lucide sans doute : « Une histoire de la critique est souvent pour commencer une histoire culturelle, elle-même stratifiée, un récit de sa compromission, de sa subordination, de sa perte d’autonomie par rapport au monde de l’édition et, plus généralement, au pouvoir. »

Une affirmation contestable : « Toute critique doit être signée d’un nom renvoyant à une personne concrète, réelle, physique, laquelle contrairement à l’artiste n’a pas le souci de sa postérité. » Sur le premier point, celui de l’anonymat, je rappelle que Jean Paulhan, dès qu’il prit les rênes de La NRF, dissimula une part de son identité (et pas que la sienne) derrière un nom de fiction, Jean Guérin, pour signer dans la revue, et ce jusqu’en 1964, un grand nombre de chroniques et de notes de lectures (reprises en deux volumes, aux Éditions des Cendres, en 1991). L’opinion collective, la politique de la revue prenaient alors consistance et cohérence, au-delà de l’identification du critique. D’ailleurs, Viviant lui-même rappelle cette pensée de Paulhan : « Le véritable critique n’a pas à soi de doctrine ni de traits, ou mieux (c’est la même chose), les a tous. » L’ombre de Maurice Blanchot, lecteur admiratif de Jean Paulhan, n’est pas loin, qui s’étend, contestant la personne même du critique, brouillant son visage.

Il serait à mon sens trop rapide de conclure qu’à la place du critique en personne se profile la figure floue d’un idéal « intellectuel collectif ». Au « tout polyphonique » de la Critique, il faut hélas préférer, comme le souligne Viviant, « la somme démembrée de ses parties ». Il s’agirait même carrément, en cet espace, d’un « certain effondrement ». Il n’empêche. Finalement, tout est affaire de goût, un « goût », rappelle Thibaudet cité ici, « [qui] ne se définit pas plus en critique que la ligne droite en géométrie. Et pourtant il est au principe de la critique comme de la ligne droite est à la base de la géométrie. » 

À la fin, l’auteur livre quelques réflexions, inquiétudes et interrogations sur cette « nouvelle contrée communicationnelle » instaurée par Internet. Si « le champ médiatique contemporain » a ouvert largement les portes de « la foire aux opinions vaniteuses », certaines constantes demeurent, avec une obstination qui protège du désespoir. Cette « duègne duplice » de la littérature qu’est la critique, n’aura en fin de compte jamais « cessé de rédiger le faire-part de sa disparition ». 

Mais le paradoxe n’est qu’apparent. Baudelaire affirmait qu’« il est impossible qu’un poète ne contienne pas un critique »… Réflexion brève, mais d’une profondeur que l’on ne peut ni ne doit ignorer. Et comme nous n’en sommes qu’aux prémices de notre réflexion, rappelons-nous le conseil, à la fois souriant et tragique, de Jean Paulhan : « Je ne saurais trop recommander la vieillesse à tous les critiques littéraires. » Nous y sommes. Nous y arrivons.

Arnaud Viviant, Cantique de la critique, La Fabrique, 2021, 136 pages.


[1] Jean Starobinski, La Relation critique, Gallimard, 1970 (réédition en 2001).

[2] Pierre Lepape, Ruines, Verdier, 2020.

[3] Dans le magazine Lire, été 1997.

Patrick Kéchichian

Critique littéraire, Écrivain

Rayonnages

LivresEssais

Notes

[1] Jean Starobinski, La Relation critique, Gallimard, 1970 (réédition en 2001).

[2] Pierre Lepape, Ruines, Verdier, 2020.

[3] Dans le magazine Lire, été 1997.