Littérature

De père en fils, la violence immuable – sur Le fils de l’homme de Jean-Baptiste Del Amo

Critique Littéraire

Sans condamner ad vitam æternam la figure paternelle, ni s’en faire le fervent défenseur, Le Fils de l’homme s’attache à dépeindre une violence qui se transmet d’homme à homme. Un père, une mère, un fils, sans prénom comme pour résonner en chacun d’entre nous, et de ce trio pris au piège de la violence, Jean-Baptiste Del Amo dresse un thriller dont le lecteur aperçoit bien vite l’issue tragique.

Parmi tous les pères dont cette rentrée littéraire brosse le portrait, en voici un qui est particulièrement brutal et par bien des aspects, universel. Malgré tous ses défauts, le lecteur reconnaît chez cet homme quelques invariants des pères : une façon de se mouvoir, d’exercer son autorité, d’entraîner chez l’enfant un désir de protection et l’espoir de regarder le monde juché sur ses épaules.

Jean-Baptiste Del Amo sait faire naître ces envies grâce à son art de la description des attitudes et des gestes furtifs : un saut par-dessus une rambarde, un bras nonchalamment posé sur une barre en acier suffisent à rendre l’enfant béat devant le père.

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Cinquième roman de cet écrivain de 39 ans, Le Fils de l’homme désigne à la fois un père, et un enfant. C’est l’histoire d’une violence transmise, répétée, qui se reproduira peut-être sur plusieurs générations. Aussi âpre que Règne animal (Gallimard, 2016), le précédent roman de Jean-Baptiste Del Amo qui dessinait déjà une généalogie, Le Fils de l’homme s’inscrit à la fois dans le genre du récit mythologique et dans le présent. Jean-Baptiste Del Amo présente un milieu, une misère, mais il le fait en passant. L’écrivain dont le style est austère ne s’attarde sur rien.

Le Fils de l’homme est une tragédie, un thriller, à la manière de Faulkner. Un homme revient de force dans la vie d’une femme avec laquelle il a eu un fils âgé désormais de neuf ans. Le revenant exige que le duo mère-enfant quitte la ville (jamais nommée) et le suive aux « Roches », une maison abandonnée située dans la montagne.

Les « Roches » : ce nom annonce une chute et des blessures, des fractures ouvertes. Le père lui-même a vécu aux Roches avec son père. On apprend que, dévasté par la mort de son épouse, ce père, le père de l’homme, donc, est devenu fou et dangereux pour son fils qui a fui les lieux à quinze ans. En filant il a sauvé sa peau. Il s’est installé dans la ville où il a rencontré « la mère ». Ils se sont amusés avec une « bande » d’amis, ils passaient le temps en faisant des « courses clandestines » en voiture. Quand ils discutaient, ils posaient les packs de bière sur le capot des bagnoles. Maintenant, la mère « travaille dans une cantine d’entreprise de la zone industrielle à l’autre bout de la ville et fait des ménages dans une école maternelle en fin de la journée. »

Le départ aux Roches met fin à cette routine qui pourtant convenait bien à la mère et au fils. Ancien enfant malheureux, le père met ses pas dans ceux de son père, tyrannique, colérique. La « haine » et le « ressentiment » l’habitent, il se venge du mal que « la providence » lui a fait. Comme Règne animal, Le Fils de l’homme n’invente pas une nature qui serait un paradis perdu. Les descriptions sont superbes mais le paysage, inquiétant : « La nuit porte maintenant en elle l’attente de l’aube, cette infime variation qui détache les contours du monde sans qu’ils soient encore intelligibles, laissant seulement paraître des degrés d’obscurité. Un voile jusqu’alors invisible se déchire ; tout ce qui se tenait retranché dans la coulisse de la nuit est soudain baigné par une lueur bleuâtre qui ne semblait pas provenir de l’extérieur des choses mais plutôt émaner d’elles. »

Et la mère ? Elle cède au père tout en sachant qu’elle devrait lui résister et s’enclenche alors une ronde de soumissions : la mère obéissante exige de l’enfant qu’il se soumette comme elle à cet homme : «T’embrasse pas ton père ? ». Non. C’est d’ailleurs sur la nuque de l’enfant, comme s’il voulait la rabaisser, que le père « place une de ses mains » la première fois qu’il le serre contre lui.

Le Fils de l’homme est un livre silencieux, la fureur n’y fait pas de bruit.

Aucun des trois protagonistes du Fils de l’homme – le père, la mère, le fils – n’est désigné par un prénom, si bien que ces personnages peuvent représenter n’importe qui ; nous tous par exemple. D’ailleurs en exergue du roman, Jean-Baptiste Del Amo a placé une brève nouvelle qui figure en italique. C’est le récit de la façon dont hommes et femmes survivent depuis la nuit des temps. Ce n’est pas la partie la plus réussie du livre tant elle est solennelle et explicite, mais elle annonce la morale de l’histoire, qui n’est pas gaie, mais qui est assez vraie : la violence coule dans les veines de certaines lignées et s’exerce contre les enfants, petits animaux terrorisés maîtrisant mal le langage.

Le Fils de l’homme est un livre silencieux, la fureur n’y fait pas de bruit. Les mots qui blessent fusent, sans commentaire. Et si la mère, aussi protectrice soit-elle, échoue à sauver la peau de sa progéniture, c’est qu’elle manque de force physique, mais c’est pour une autre raison encore : elle a la concession facile, elle est poreuse aux propos qui la rabaissent car elle a baigné dans ce climat dépréciateur. « Personne d’autre que moi ne serait prêt à t’offrir quoi que ce soit, t’entends ? », lance par exemple le père à la mère. Elle sait que c’est faux mais elle se tait puis finit par le croire.

Jean-Baptiste Del Amo ne caractérise jamais frontalement la psychologie de ses personnages ; elle se dégage d’elle-même. Il réserve la précision de ses mots à d’autres champs, à d’autres choses. Néanmoins en quelques phrases, le caractère de chaque membre du trio apparait. Le lecteur s’en fait ensuite une idée, selon son histoire personnelle. Enfants de parents terribles, unissez-vous.

Pères et mères sont co-responsables de la répétition des malheurs : l’écrivain évoque d’ailleurs au milieu du roman la mère de l’héroïne, « l’aïeule », donc, qui, quand elle lui rendait visite, se tenait dans le salon de sa fille « avec son sac à main tenu sur ses genoux ostensiblement serrés », telle une duègne, et l’on comprend qu’humilier sa fille fut l’oxygène de cette femme. L’héroïne adopte cette position basse avec le père de son fils en partie à cause de sa propre mère qui l’a habituée à courber l’échine. « La vieille génitrice » issue de la petite bourgeoisie, fermée sur elle-même, s’est essuyée les pieds sur sa fille comme sur un paillasson. Voilà le résultat, merci.

La langue de Jean-Baptiste Del Amo est belle, élégante, à la fois épurée et riche de descriptions précises de postures. Ces passages sont éblouissants tellement ils sonnent justes. L’auteur enregistre très bien les mouvements furtifs : une cigarette qu’on allume, deux mains qui se calent sur la nuque pour que la tête y repose, ou le « bond agile sur la rampe d’acier » d’une piste d’autos-tamponneuses.

Il est attentif à ce que les corps reflètent de la personnalité de leur propriétaire. On a le corps qu’on veut et il reflète notre profondeur : le père est maigre et se faufile partout ; ainsi sans doute a-t-il pu échapper à son propre père. Inversement, « Tout, dans le corps de la mère, est entré en résistance contre celui de l’aïeule : ses formes pleines, sa peau souple, ses cheveux teints au henné qu’elle ne coiffe pas et laisse sécher à l’air libre. » Contrairement à la duègne, la mère est généreuse ; la lenteur de ses mouvements, quand elle est heureuse, le confirme. Jean-Baptiste Del Amo consacre une belle page à la façon dont la mère bouge devant son fils, sans « fausse pudeur ».

Le roman de Jean-Baptiste Del Amo ne plaide pas pour une déconstruction des hommes. Il ne plaide pour rien.

Le Fils de l’homme n’est pas une descente en flammes des pères, et bien que la tragédie soit en route, des moments de tendresse ponctuent le roman. Avant de n’être plus qu’une boule de malveillance et un incendiaire, le père apprivoise son fils. Une relation se crée entre eux que le lecteur découvre du point de vue de l’enfant et que Jean-Baptiste Del Amo dessine merveilleusement, en quelques scènes, quelques mots. À la fête foraine l’enfant avance à tâtons à la recherche de l’affection. La longueur et la complexité de la phrase traduisent le brouillard à travers lequel il se fraie un chemin : « Il voudrait partager un peu de sa joie et emprunte à la tendresse qu’il témoigne d’ordinaire à la mère, la transpose à l’égard du père, avec la prescience de cet empêchement, de cette gêne qui président de tout temps aux manifestations des sentiments entre les hommes, entre les pères et leurs fils. Et lorsque l’homme passe son bras au-dessus des épaules du garçon, derrière le repose-tête, ne dirigeant plus l’auto que d’une main souple et experte, il semble au fils être parvenu à conquérir un peu de sa considération, que le père, qui quelques instants plus tôt, représentait encore pour lui un bloc ésotérique, hostile, s’ouvre à lui, ou lui signifie par ce geste enveloppant qu’il le reconnait et lui laisse entrevoir l’accès à cette part secrète qu’est son cœur solidement muré, inatteignable, mais aussi qu’il le protège désormais. »

Le Fils de l’homme n’est pas un livre à thèse. Il ne plaide pas pour une déconstruction des hommes. Il ne plaide pour rien. Il peint des relations régies par la peur, un schéma conjugal et parental ancestral, que certains savent ne pas reproduire. Jean-Baptiste Del Amo ne jette pas tout avec l’eau du bain : il existe entre les pères et les fils comme entre les mères et les fils des comportements précieux qui ne sont pas interchangeables entre les sexes. Emmanuelle Lambert dans Le Garçon de mon père (Stock) ou Marc Dugain dans La Volonté (Gallimard) semblent le penser aussi.

Jean-Baptiste Del Amo, Le Fils de l’homme, 240 pages, 19 euros.


Virginie Bloch-Lainé

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