Cinéma

La conquête de l’hospitalité – sur First Cow de Kelly Reichardt

Critique

First Cow, le nouveau film de Kelly Reichardt (dont l’œuvre fait également l’objet d’une rétrospective au Centre Pompidou) est un magnifique « anti-western ». Situé dans l’Oregon d’il y a deux siècles, le film ne se contente pas de revisiter les codes du genre. S’appuyant sur un socle fort documenté, cette épopée imagine un autre rapport au monde sauvage et à l’économie. Ce faisant, bien davantage qu’une énième conquête de l’Ouest, elle raconte une (plus utopique) conquête de l’hospitalité.

Les affres de la distribution cinématographique post-pandémie ont retardé l’arrivée de cette vache sacrée. First Cow, le dernier long-métrage de Kelly Reichardt (terminé fin 2019, présenté à la Berlinale en février 2020 et resté inexplicablement absent du palmarès), arrive enfin sur nos écrans. Même si le fantôme numérique du film traîne depuis un moment sur le net (suite à sa sortie VOD américaine), il faut le voir sur grand écran, ne serait-ce que pour apprécier les nuances de ses ambiances forestières, entre clair-obscurs et bercement des bruissements.

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La vache arrive escortée de son glorieux cortège d’évènements : la ressortie de Old Joy (dont la sortie française en 2007 révéla la cinéaste chez nous), une rétrospective intégrale au Centre Pompidou (du 14 au 24 octobre) et la parution de sa première monographie française (L’Amérique retraversée de Judith Revault d’Allonnes[1]), riche de nombreux et inédits documents de travail. Ces photos de repérage, peintures, story-boards témoignent déjà de l’assurance plastique de la cinéaste.

Car il y a un écueil à réduire First Cow – et plus largement le cinéma de Kelly Reichardt – à ses seules thématiques. Certes, le film s’inscrit aussi dans une féconde tradition de « l’anti-western » (entre autres exemples glorieux, The Shooting de Monte Hellman, McCabe & Mrs Miller de Robert Altman, Dead Man de Jim Jarmusch…), mais son approche ne se limite pas à une simple relecture des codes du genre. Elle s’ancre sur un regard précisément situé et documenté.

En remontant cette chaîne alimentaire et économique, ne pourrait-on pas trouver une nouvelle manière de raconter la naissance d’une nation ?

Que se passait-il en Oregon en 1820, au moment où la conquête de l’Ouest était encore loin d’être achevée ? L’État est encore sauvage, à tous les sens du terme. Il est parcouru par des aventuriers au petit pied qui dorment dans la forêt. Les villes sont à peine construites. Les marchés ressemblent à ceux des biffins, où les marchandises sont étalées à même le sol (boueux). La seule résidence en pierre est celle du « Chief Factor », administrateur en charge du développement commercial local.

Présenter le film en plantant le décor est déjà une façon de situer son ambition. Les deux héros, Cookie Figowitz – un cuisinier accompagnant un convoi de trappeurs – et King Lu – un immigrant chinois traqué – sont les plus agiles à se mouvoir d’un lieu à l’autre. Ils se rencontrent dans des sous-bois, s’installent dans une cabane domestique, construisent leur petite utopie en vendant des beignets sur les marchés, recette qui doit sa saveur au lait (sous)trait clandestinement la nuit auprès de la vache du « Chief Factor ». L’animal étant donc la « première vache » introduite dans l’État, et ce pour que le notable puisse ajouter un nuage de lait dans son thé.

C’est le génie du film que de redessiner toute une histoire politique et sensible à partir de cette interrogation : mais qu’y avait-il donc dans la tasse du gouverneur et dans les assiettes des pionniers ? En remontant cette chaîne alimentaire et économique, ne pourrait-on pas trouver une nouvelle manière de raconter la naissance d’une nation ? Un siècle de westerns et la question avait juste parue effleurée (même si évidemment, les T-bone steaks de L’homme qui tua Liberty Valance restent en mémoire).

Costumes, gestes, postures, accents (et incidemment saveurs culinaires). L’impression qu’« on n’avait jamais vu ça » et que « cela ne doit pas être très loin de la réalité ». Le regard de Kelly Reichardt, qu’on imagine fortement documenté, crée évidemment ces premières impressions, mais il va bien plus loin qu’une simple crédibilité de reconstitution. Il rejoue sur le mode mineur plusieurs mythes fondateurs : l’Arcadie, le melting-pot, la cabane de Thoreau.

C’est là où Reichardt pousse l’utopie encore plus loin. Déjà, en se débarrassant du mythe de la virilité conquérante. Certes, il y a bien un début de bagarre dans un saloon, mais l’établissement tient plus de la gargote rudimentaire où l’on vient se réchauffer à coups de thé et de grog que du repère de cow-boys en mal de duels. Quant au seul duel du film, il se résumera en la présentation… d’un clafoutis, pour, selon les mots même du Chief Factor, « humilier » un militaire anglais en visite.

Sur l’étal des marchés ou dans le salon du Chief Factor, l’ébahissement pâtissier (et les souvenirs d’enfance qu’ils stimulent) est finalement la seule régression autorisée dans ce monde d’hommes. First Cow joue le picaresque buissonnier contre la cavalcade, les cueilleurs contre les chasseurs (on rentre dans l’histoire par une quête des champignons), et donc la vache contre le cheval.

Car l’utopie passe aussi par un autre rapport au vivant. Les animaux ont toujours une place primordiale dans le cinéma de Kelly Reichardt, ne serait-ce que parce que sa propre chienne Lucy partage l’affiche avec Michelle Williams dans Wendy & Lucy (2009). Le bestiaire n’a pas une visée anthropomorphe, mais montre les communications parfois secrètes entre l’humain et la nature.

La vache-titre de First Cow n’est pas si centrale dans le récit (à l’inverse de l’âne d’Au hasard Balthazar de Robert Bresson, même si Reichardt a la même sagesse que Bresson pour filmer le regard animal), mais elle a un fort pouvoir d’aimantation. Elle est une masse de placidité, et même de sagesse, marquant avec malice sa reconnaissance auprès de Cookie dans une scène presque comique. Plus globalement, l’habileté de Cookie et King Lu tient, certes, dans l’exploitation du lait de vache, denrée alors rare et carburant de leur petite entreprise, mais encore davantage dans leur écoute plus vaste et attentionnée aux vibrations de leur biotope.

L’affect qui lie les deux héros est assez inédit, irréductible à un seul terme. Il n’appartient qu’à eux, à leur périple et à leur perception du monde.

Le carton introductif avait donné la note : « À l’araignée, la toile ; à l’oiseau, le nid ; à l’homme, l’amitié. » Cette maxime de William Blake ouvre des horizons infinis. La noblesse du cinéma de Kelly Reichardt est d’accorder approche anthropologique et topographique au diapason du si précieux affect amical. Mais s’agit-il d’une « simple » amitié ?

Les deux héros de First Cow sont à la fois compagnons d’infortune, déserteurs de la virilité, associés professionnels, aspirants voyageurs et co-bâtisseurs de leur nid amical. L’affect qui les lie est assez inédit, irréductible à un seul terme. Il n’appartient qu’à eux, à leur périple et à leur perception du monde. Il est semblable à la situation de leur cabane : à la croisée de la nature et de la civilisation, de l’inconnu et du familier, du sauvage et de l’accueillant. Et pour le mettre à jour, Kelly Reichardt a besoin de creuser le territoire.

Le prologue contemporain est même explicite sur ce point. Au bord d’une rivière paisible, dont le cours est à peine perturbé par le passage alangui d’un cargo, une femme promène son chien sur le rivage. L’animal creuse soudainement la terre sous le tapis de feuilles mortes, et découvre deux squelettes humains, allongés cote-à-cote. Ces nouveaux amants de Pompéi, mais pas enlacés, juste endormis à proximité pour l’éternité, ce sont Cookie et King Lu. Ce prélude archéologique renvoie à un autre début majestueux, celui de La Dernière Piste (2011), l’autre western de Kelly Reichardt situé lui aussi en Oregon, mais quelques années plus tard (1845).

Prenant le contre-pied des grands espaces ouverts à l’infini, Kelly Reichardt filme l’espace, perpendiculairement aux lignes de fuite. Les premiers plans figurent plusieurs vues de la traversée d’une rivière par une caravane de pionniers. La caméra est tenue à distance, mais l’espace est volontairement bouché. Le cadre est au format carré, très resserré, sans ciel. Le paysage apparaît alors comprimé, rendu presque abstrait. Une succession de lignes ou de surfaces horizontales : une ligne d’herbe au premier plan, une ligne plus épaisse et chatoyante de la rivière au second plan, et à l’arrière-plan, la masse de la colline. Image qui ressemble aussi bien à une carotte géologique qu’à une composition « à la Mark Rothko », condensant l’image du territoire américain en une superposition mouvante de matières minérales et végétales.

Chez Reichardt, le territoire américain est appréhendé comme un bloc qui se décompose progressivement en strates visibles et sensibles. Son cinéma (et exemplairement quand elle aborde le western) explore ces strates aussi bien géologiques que mémorielles. Pour y trouver quoi ?

Avec First Cow, cette intuition qu’une autre Histoire aurait pu commencer dans cet Oregon d’il y a deux siècles. Une Histoire de l’hospitalité, plutôt que de l’exploitation. L’agilité de Cookie et King Lu les fait élire le moelleux des sous-bois comme nouveau foyer. Les matières (mousses, feuilles, champignons, fougères) créent une ambiance tamisée, autrement plus accueillante que la boue de la ville.

Cette douceur d’accueil se retrouve aussi dans la gestuelle et les attitudes. Les mains de Cookie qui caressent les baies et champignons, pour les choisir avant de les cueillir. Le regard de King Lu, tapi derrière des fougères. Donnant de sa voix hululante, perché sur son arbre, pour surveiller la traite de la vache. La cabane des deux hommes ne tient d’ailleurs pas tant de la retraite que du lieu d’écoute, de la chambre poreuse aux murmures du vivant. En témoignent les multiples plans qui laissent voir simultanément l’intérieur et l’extérieur de ce logis.

C’est la gloire des va-nu-pieds (et les personnages de Reichardt, qu’ils soient du passé ou d’aujourd’hui, marchent beaucoup, par philosophie ou par nécessité) que de savoir se tenir aux aguets, à l’écoute de la précarité du monde. Celui de First Cow n’aura été finalement qu’une esquisse d’utopie, balayée par d’autres contingences. Vers la fin du film, Cookie fait rimer « baker » (boulanger) et « beggar » (mendiant), deux êtres qui ne peuvent se passer de pain. Simple jeu de mot ? Ou parabole délivrée à l’improviste ? Sans doute un mélange des deux. À l’image d’un film fier d’arborer l’héritage des vagabonds, venant opportunément nous rappeler que l’hospitalité est un projet perpétuellement inachevé.

First Cow de Kelly Reichardt, sortie le 20 octobre.

NDLR : La rétrospective des films de Kelly Reichardt a lieu au Centre Pompidou du 14 au 24 octobre 2021, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.


[1] Coédité par De L’Incidence Éditeur et le Centre Pompidou.

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Notes

[1] Coédité par De L’Incidence Éditeur et le Centre Pompidou.