La vie est un roman – sur Les Vies de Jacob de Christophe Boltanski
« We can be heroes, just for one day/On peut être des héros, seulement pour une journée » chantait David Bowie. « À l’avenir, chacun aura droit à 15 minutes de célébrité mondiale » prophétisait (à juste titre) Andy Warhol. Pas sûr que la célébrité de Jacob B’chiri devienne mondiale, ni qu’elle ne dure qu’un petit quart d’heure ou une journée. Ce qui est sûr, c’est que cet individu perdu, dissous, noyé dans la foule des humains, mort et oublié de tous (si ce n’est de ses deux enfants) est le héros étonnant du superbe « romanquête » de Christophe Boltanski, Les Vies de Jacob.

Tout est parti d’un album poussiéreux déniché aux puces : dedans, 369 photomatons alignés page après page, pris entre 1970 et 1974, représentant le même visage de jeune homme dans mille configurations diverses (sérieux, rieur, anxieux, pitre, de face, de profil, de ¾, droit, penché, levé, parfois accompagné d’une autre personne ou d’une autre photo…). 369 selfies dirait-on aujourd’hui. À côté des photos (ou derrière), des annotations brèves : lieux, adresses, dates, et souvent ce nom signé, Jacob B’chiri.
Le livre de Boltanski prend ainsi d’abord la forme d’une interrogation face à des images muettes, d’un déchiffrage de hiéroglyphes, d’un commentaire d’art contemporain. Quel est cet objet étrange, cette création d’art brut, cet artefact d’Arte povera, qui évoque de loin les œuvres de l’oncle de l’auteur (Christian Boltanski, qui vient de nous quitter), et rappelle aussi des créations de Breton, Warhol, Avedon, Vaccari… Que cherchait-il à nous dire ? Que signifie-t-il aujourd’hui ? Qu’est-ce qui a pu inciter un trentenaire à passer ainsi méthodiquement et quasi-quotidiennement dans la cabine d’un photomaton ? Et qu’est-ce qu’un photomaton ? Un espace privé-public ? Une chambre noire ? Une machine anthropométrique ? Un auxiliaire administratif ? Un outil qui tire éventuellement le mécanique et l’anonyme vers l’art ? Un miroir ? Photo, maton, prison ? Photo, matons, domptons ou regardons