Le réel et son double – sur Et pourtant ils existent de Thierry Froger
«Y en a pas un sur cent et pourtant ils existent ». C’est ainsi que s’ouvre la chanson de Léo Ferré, Les Anarchistes. Et c’est de ce premier vers que Thierry Froger a tiré le titre de son troisième roman. La chanson est citée quelque part dans le texte, alors que des personnages sont en train de l’écouter. S’il affectionne cette manière de placer des indices comme on le fait dans un jeu de piste, Thierry Froger aime plus encore créer du frottement entre la fiction et la réalité, ou entre l’imagination et le mensonge (deux notions différentes, sinon opposées). C’est son moteur romanesque, qui a toujours partie liée avec le passé.
Déjà dans Sauve qui peut (la révolution) (Actes Sud, 2016), son audacieux et jubilatoire premier roman, il mettait en scène Jean-Luc Godard en prise avec un projet autour de 1789, avec Danton pour héros, que le cinéaste imaginait non pas décapité en 1793, mais traversant la Révolution puis le Premier Empire, et enfin vieillissant (tout comme Robespierre). Dans le roman suivant, Les nuits d’Ava (Actes Sud, 2018), son narrateur menait une enquête qui l’entraînait d’Ava Gardner à… Gustave Courbet.
Nous sommes loin des pesants biopics et des biographies officielles. Thierry Froger procède avec ingéniosité et humour. Il s’insinue dans les zones d’ombre, éclaire des chemins méconnus, recoupe des parallèles. Il peut tordre les faits mais ne se targue pas de délivrer une quelconque vérité à leur propos. Au contraire, s’il réinvente l’histoire, petite ou grande, c’est davantage pour poser des questions que pour donner des réponses. Il tisse enfin des récurrences : on retrouve dans ses trois romans des personnages communs.
Revenons aux anarchistes. Ils sont au cœur de Et pourtant ils existent, du moins ceux qui ont participé à la guerre d’Espagne. On fait d’emblée la connaissance de Florentin Bordes, ouvrier mécanicien ayant commencé à fréquenter dans les années 1920 les milieux anarcho-syndicalistes à Toulouse, puis milité intensément à Paris avec les libertaires en 1933-1934, et enfin rejoint Barcelone en 1936 au moment de la victoire du Frente Popular.
Le roman commence alors que Florentin Bordes se trouve sur l’île d’Ibiza, en septembre 1936, au début de la guerre civile. Il tape à la porte d’une sorte de doux-dingue, un Français comme lui, qu’il entraîne à l’écart pour le tuer. Cet homme, qui a dans le regard « une sorte de douceur et d’égarement », c’est Raoul Villain, l’assassin de Jaurès, installé ici depuis quelques années. Villain est le second protagoniste autour duquel Et pourtant ils existent est construit. Pourquoi cette scène initiale ? Quel rapport entretiennent Villain et Bordes ? Voilà le roman lancé…
Mais non point à l’instar d’un classique roman historique. Thierry Froger croise les points de vue en multipliant les narratrices et les narrateurs. Notons que le seul à ne pas prendre la parole est Raoul Villain lui-même. Mais ils sont plusieurs à décrire qui il était : son geôlier pendant ses années de prison, entre 1914 et 1919, qui le mèneront au procès où il sera acquitté ; Paul René Gauguin, le petit-fils du peintre, qui a fréquenté Villain sur l’île ; ou une femme qui a servi un temps de mère de substitution à celui-ci, la sienne ayant disparu très jeune.
On imagine Thierry Froger traquant volontiers les coïncidences, les hasards et les ironies de l’histoire, produisant de troublants effets de miroir.
Du côté de Florentin Bordes, hormis lui-même, ils sont encore plus nombreux : sa petite-fille Ariane, fascinée par l’épopée de son grand-père dans la guerre civile espagnole, la fille d’Ariane, Rose Pierre, qui a davantage de distance, ou encore ses compagnons de combats, dont l’identité est tout à fait représentative de la « méthode » Froger.
On compte parmi eux Buenaventura Durruti, l’un des chefs anarchistes les plus fameux, Robert Jordan, personnage doublement de fiction puisqu’il s’agit du protagoniste de Pour qui sonne le glas, ou encore Enric Marco, un homme qui existe bel et bien (il est aujourd’hui centenaire), faussaire de sa propre vie, qui s’est inventé un passé d’antifranquiste puis de résistant en France et de déporté en Allemagne, et dont Javier Cercas a fait le héros d’un de ses romans, L’Imposteur (Actes Sud, 2015).
Mais on croise aussi parmi ces narrateurs Léon Blum ou Walter Benjamin (qui a vécu un temps sur l’île d’Ibiza) Est-il nécessaire de souligner le vertige que crée ces passages incessants sur la frontière qui sépare la réalité et son envers ? L’auteur ne cesse de jouer sur le pacte de croyance (de la part du lecteur), que renforce la présence de figures célèbres, tout en instillant du doute sur ce qui est faux ou vrai.
On imagine aussi Thierry Froger traquant volontiers les coïncidences, les hasards et les ironies de l’histoire, produisant de troublants effets de miroir. C’est ainsi qu’il introduit dans son roman un personnage dont on peut croire – mais là encore sans garantie – qu’il assure le lien, au moins symbolique, entre Raoul Villain et Florentin Bordes : il s’agit d’Émile Cottin, un ouvrier anarchiste qui a tenté d’assassiner Clémenceau en 1919. Condamné à mort alors qu’au même moment Villain était acquitté, la sentence fut commuée en peine de prison. Plus tard, il s’engagea en 1936 en Espagne, où il fut tué.
Thierry Froger, qui lui donne le surnom de Milou, met en scène les circonstances non élucidées de sa mort. Et précisément parce que celles-ci restent inconnues, il peut, sans déroger à son éthique de romancier, y impliquer son personnage de fiction, Florentin Bordes, par la voix d’un autre compagnon de combat, Javier Palacio : « Nous entamions un mouvement désordonné de repli. Milou se trouvait une trentaine de mètres devant moi, de dos. Quelques balles sifflaient. Milou est tombé, les bras en l’air et les jambes s’effondrant doucement avec une mollesse de flanelle. Je me suis retourné et j’ai vu Florentin qui tenait à la main son pistolet Astra. Le canon fumait. Il m’a regardé bizarrement. Il avait l’air à la fois d’un enfant surpris en train de voler des caramels et d’un adolescent rebelle pour qui rien n’a plus d’importance. Il savait que j’avais compris. »
La structure chorale du roman participe également au brouillage des certitudes. Elle produit un récit friable quant à l’authenticité des faits rapportés, comme il en est de tous témoignages. Qui détient la vérité dans Et pourtant ils existent ? Évidemment personne. D’autant que les uns et les autres en viennent à se contredire, leurs versions ne concordant pas nécessairement. À ce prisme, l’aventure espagnole de Florentin Bordes est exemplaire tant elle soulève de questions. Geste romantique d’un idéaliste convaincu ou mission d’infiltration dans les rangs anarchistes au service des staliniens ? Les deux sont possibles.
Plus frappant encore : le temps passant, le personnage lui-même finit par s’interroger sur ses actes véritables, voire, poussé par sa petite fille Ariane âprement décidée à l’admirer, les remanier : « Florentin n’a jamais trahi sa légende à mesure qu’il l’inventait », lâche la fille d’Ariane, Rose Pierre, la tête froide. Thierry Froger aurait pu mettre la phrase suivante en exergue de son roman tant elle semble en être l’inspiratrice, prononcée par Florentin Bordes à sa petite fille quand il lui parle de Malraux : « Je ne suis pas bien sûr que l’homme soit un misérable petit tas de secrets, si ce n’est sans doute à ses propres yeux. La condition humaine, c’est de mener une vie secrète, obscure, incompréhensible et porteuse de toutes les vérités. »
Et pourtant ils existent atteste des pouvoirs de la littérature à questionner le rôle des individus dans le tourbillon de l’Histoire.
Pour autant, si l’auteur suggère qu’au plan des existences individuelles on ne gagne pas forcément à chercher la transparence, il ne pèche pas par relativisme historique – ce qui est important, là aussi, du point de vue de l’éthique romanesque. Les enjeux de la guerre civile espagnole sont justement exposés dans leurs implications tragiques. De même que l’assassinat de Jaurès, Froger ne s’aventurant pas à imaginer si, resté vivant, l’élu natif de Castres aurait pu renverser le cours des choses. Ce qui est certain, c’est le gouffre qui sépare ce géant de l’Histoire à un Raoul Villain aux piètres idées nationalistes, personnage falot en mal d’affection, psychologiquement fragile. L’homme n’est en rien héroïsé mais il n’est pas non plus méprisé.
Ce roman choral, étendu sur plusieurs générations, traverse le vingtième siècle jusqu’à nos jours. Via les différents narrateurs, plusieurs histoires secondes se développent, qui ont aussi trait à l’évolution des sociétés. On assiste ainsi à la transformation de l’île d’Ibiza, de l’univers catholique archaïque initial, où deux sœurs lesbiennes, voisines de Villain, cachaient leurs inclinations, au tourisme de masse qui désormais l’envahit.
Le récit de l’enterrement d’Ariane donne aussi lieu à une situation cocasse où une manifestation de Gilets jaunes vient perturber le bon ordonnancement des choses et déclencher des discussions politiques. Celles-ci ne sont pas sans lien avec l’héritage – avant tout spirituel – légué par Florentin Bordes à sa famille. Une telle trajectoire, avec la légende qui l’accompagne, laisse des empreintes. Comme ce fut le cas pour Ariane, engagée dans la lutte armée en France dans les années 1970, qui lui ont valu des années de prison.
Un autre thème transparaît sans être particulièrement mis en avant : il tient à la représentation de la figure masculine. Dans un roman qui aurait pu être à la gloire des hommes, voire sombrer dans une imagerie viriliste, puisqu’une guerre en est l’axe central, c’est plutôt leur faiblesse ou leur absence, celle des pères en particulier, qui est remarquable. C’est le cas de Florentin Bordes, qui n’a presque pas vu grandir ses filles (après l’Espagne il s’est engagé dans des maquis en France), de l’immature affectif Raoul Villain, ou pour Ariane et sa fille toutes deux en manque de père, ou d’autres personnages encore.
Trop peu présent dans cette rentrée littéraire, Et pourtant ils existent atteste des pouvoirs de la littérature à questionner le rôle des individus, « anonymes » ou non, dans le tourbillon de l’Histoire, entre ombres et lumières, omission et fantasmes, fatum et soif de liberté. Thierry Froger est un écrivain à suivre dans les volutes de son imaginaire.
Thierry Froger, Et pourtant ils existent, Actes Sud, août 2021, 331 pages.