Cinéma

La place du mort – sur Drive my Car de Ryusuke Hamaguchi

Écrivain

S’il est un film à ne pas manquer au cinéma actuellement, et nous l’avions jusque-là, hélas, manqué dans nos colonnes, c’est Drive my Car. Adapté d’une nouvelle de Haruki Murakami, le nouveau long métrage de Ryusuke Hamaguchi, qui a remporté le prix du scénario au Festival de Cannes 2021, esquisse une conversation entre les morts et les vivants et explore la manière dont chacun doit continuer à vivre malgré tout, avec ses morts, ses blessures, son lot d’événements irréparables.

Que le cinéma soit encore capable de produire des émotions aussi vives, que ces émotions soient à la fois intelligibles et sensibles et qu’elles n’aient rien à voir avec un pathos complaisant a tout d’une bonne nouvelle par ces temps difficiles où les passions maussades occupent le terrain. Drive my car apparaît comme une œuvre bienvenue qui relève d’un monde qui n’est ni ancien ni nouveau mais, tout simplement, le monde.

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Hamaguchi est jeune. Il a quarante-deux ans – comme à tout jamais Gogol et Murnau. Il est doué et il tient déjà une place majeure dans un paysage japonais qui nous est aussi essentiel qu’il reste singulier, dépaysant. Après la trilogie autour du tsunami de 2011 dont les titres mettaient déjà en évidence le son et les voix, un documentaire resté confidentiel hors des frontières, Hamaguchi a tourné les suites Senses I, II, III, IV et V et Asako I et II, dont les femmes et les histoires de femmes ont ébloui les festivals internationaux et les spectateurs. Les femmes, on les retrouve au cœur de Drive my car, elles en sont le vrai moteur et les hommes le savent ou devraient le savoir.

La conversation entre les morts et les vivants se prolonge par des dialogues entre les vivants.

À propos de ce film, j’ai lu je ne sais plus où que « ceux qui survivent continuent de penser aux morts ». Même si la phrase est banale, il est toujours bon de le rappeler. Davantage qu’une pensée, il s’agit d’une conversation entre les morts et les vivants, qui n’a rien de funèbre, au contraire, qui peut être joyeuse à l’occasion, et dont les témoignages en tous genres ne manquent pas. Pour lui donner tout son sens et de l’air, cette conversation a le pouvoir de se prolonger par des dialogues entre les vivants. Ici l’habitacle d’une voiture en est le lieu privilégié et donne au cinéaste le moyen d’explorer en virtuose les lois du cadrage, du champ et du contre-champ.

Drive my car – un titre au premier abord surprenant – est une adaptation de Murakami, l’auteur de best-sellers dont le fameux Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, voilà pour le titre français, en japonais Hashiru koto ni tsuite kataru toki ni boku no kataru koto, qui signifie à la lettre Ce dont je parle quand je parle de courir. Murakami sait de quoi il parle et, quand il affirme que son travail de romancier provient pour une bonne part de ce qu’il a appris chaque matin en courant, on peut deviner l’énergie et l’endurance. Déjà adapté pour Burning du coréen Lee Chang Dong, c’est ici une nouvelle qui donne un long film éponyme, tout au moins son motif ; deux autres, dont Shéhérazade, étayent le scénario.

Dans la nouvelle, la voiture était une Saab 400 de couleur jaune, décapotable et un personnage secondaire. Dans le film, la voiture est rouge, c’est une 900 turbo, dotée d’un toit coulissant et elle est devenue un personnage principal. La nouvelle commence avec la voiture et la question est de savoir qui tient le volant : l’homme de théâtre, ou la jeune femme pressentie pour la conduire ? Le film, lui, commence autrement. Dans la nouvelle et dans le film, on apprend sans emphase la mort d’une enfant qui remonte à vingt ans ; dans la nouvelle, elle est morte à l’âge de trois jours, ses parents n’ont pas eu le temps de lui donner un prénom et sa disparition les avait suspendus « dans un vide sombre et pesant » ; dans le film, la petite fille a quatre ans et l’âge ne change fondamentalement rien à l’affaire. Ce qui me semble sûr, ce que j’ai vu encore une fois dans Drive my car, c’est qu’on ne fait pas son deuil de la mort d’un enfant. Ce film est tout sauf l’histoire d’une thérapie, dieu merci. On peut très bien l’admirer sans verser dans des considérations psychologiques réductrices.

Ne nous y trompons pas, il y a au moins deux écrivains dans ce film. L’autre, c’est Tchekhov, c’est Oncle Vania, c’est toute la tendresse timide et forcenée qu’il dispense. Dès la première apparition d’Astrov et de Sonia, je n’ai pas pu ne pas penser à la sobre magie du Vanya 42eme rue de Louis Malle, qui filme une répétition intégrale de la pièce dans un théâtre de New York. Ni au non moins fascinant Looking for Richard de Pacino qui s’en distingue par ses réflexions sur Shakespeare et par son montage.

Ici, bien sûr, la pièce n’est qu’un prétexte. Le film est une fiction et cette part du film s’attache au travail rudimentaire de lecture et de déchiffrement, à la volonté de servir le texte, de le dire dans un premier temps plutôt que de le jouer, et la répétition des scènes de répétition a lieu dans une salle de réunion lambda, une fois en plein air. Mais on n’aura pas les mille détails qui font des pièces de Tchekhov des prodiges de vitalité malgré la nappe du désabusement qui les recouvre, pas de vieux peuplier ni de balançoire, pas de tasse de thé, pas de polka.

Rien de l’âme russe dans Drive my car, mais peu importe, ce n’était pas l’objet, et Humagachi met en avant la puissance universelle de Tchekhov. Cette universalité devient même le coup de génie de son scénario : Oncle Vania est monté et répété avec des acteurs qui parlent des langues différentes, japonais, coréen, mandarin, anglais, sorte de Babel harmonieuse où tout le monde s’entend.

Mieux encore, c’est le coup de génie du film magnifié par la présence d’une actrice muette dans le rôle de Sonia. À la fin, nous serons bouleversés par sa dernière tirade. Non pas le diapason de la pièce, « Que faire ? il faut vivre. Nous vivrons une longue série de jours, de longues soirées », encore moins les mots aux quels Tchekhov lui-même ne croyait pas, « nous nous reposerons. Nous entendrons les anges. Nous verrons tout le ciel en diamants », mais par la beauté sidérante et – comment dire ? – l’éloquence de Yoon-a.

« Vous aurez beau penser que vous avez compris quelqu’un, que vous l’avez aimé, il n’en reste pas moins impossible de voir au plus profond de son cœur. »

On ne peut pas ne pas raconter l’intrigue un minimum. Cela dit, l’intrigue est à la fois mince, même si elle englobe plusieurs récits adjacents qui l’éclairent sur ses marges et visent à la cohérence de la narration. Il y a d’abord un prologue, ou préambule, étrange : une scène d’amour et d’onirisme où la fiction se noue et se dédouble. Et puis, parce qu’il n’a pu prendre comme prévu un avion pour Vladivostock et rentre chez lui impromptu, l’homme voit sa femme faire l’amour avec un jeune comédien qu’elle lui a présenté la veille au théâtre. Il s’en va discrètement ; quand il rentre, il ne lui pose pas la question qu’il n’ose pas formuler, à laquelle elle est prête pourtant à répondre, car la lucidité est en général du côté des femmes.

Malgré leur complicité, le couple reste prisonnier du non-dit. Il est à la fois uni et brisé par la mort de leur petite fille et par la vie. Tout ça est esquissé avec une retenue et une pudeur infinies. Hamaguchi a de qui tenir ; qu’on se souvienne du Voyage à Tokyo d’Ozu. Le film bascule alors avec la mort de la femme d’une méningite subite et la découverte du glaucome du mari (le principe de précaution qui l’empêchera de conduire et l’obligera à recourir à un expédient). Fin du préambule, générique, au bout de près de quarante-cinq minutes. La méthode est insolite, formelle peut-être mais frappante.

On se retrouve aussitôt, deux ans plus tard, devant la Saab turbo rouge. On est à Hiroshima où l’homme est invité à monter Oncle Vania et à céder, contre son gré, le volant à une jeune femme qui le conduira. Elle est taciturne, elle a une force d’âme évidente et ils ne se départissent pas de cette exquise politesse japonaise. Leur relation s’établit dans un équilibre précaire de silences et de paroles sans relief où chacun semble dans son monde comme les monades de Leibnitz.

Elle écoute les cassettes qu’il passe en boucle dans la voiture entre la résidence et le théâtre, autant pour s’habituer à ces « scènes de la vie à la campagne en quatre actes » que pour entendre la voix de sa femme qui en avait enregistré tous les rôles. Les prémices d’un dialogue se profilent. Il lui fera enfin compliment de sa conduite lors d’un dîner chez l’assistant du théâtre. Elle lui parlera (un peu) de son enfance, des circonstances où elle a appris à conduire. Elle le pilotera dans Hiroshima où on ne voit toujours rien de ce que fut la catastrophe, bien sûr, sauf si on va au musée du mémorial, mais où on peut sentir le climat de paix qui procède à la renaissance de la ville et admirer l’usine de traitement de déchets où elle a travaillé. Cela dit, sans la Covid, le film eût été tourné en Corée.

Hamaguchi impressionne par la qualité des images et du montage qui favorise la fluidité de la narration, par le déroulement de l’histoire malgré le poids des secrets et la légèreté des ellipses. Une surprise nous attend encore : le metteur en scène invite à s’asseoir à son côté sur la banquette arrière le jeune comédien qui avait été l’amant fugace de sa femme, qu’il avait engagé pour le rôle d’oncle Vania et qui énonce l’aporie essentielle, où nous venons tous buter : « Vous aurez beau penser que vous avez compris quelqu’un, que vous l’avez aimé, il n’en reste pas moins impossible de voir au plus profond de son cœur. »

Tout s’emballe et m’emballe dans cette accélération où vitesse et lenteur se conjuguent autrement.

Alors commence le road movie au sens propre, où la voiture ne se contente plus des mouvements pendulaires entre la résidence du metteur en scène et le lieu des répétitions mais trace une droite. Le road movie assume ici le patronage de Kiarostami. La droite représente une traversée. Ce sera Hiroshima-Hokkaido. En deux jours, les deux protagonistes gagnent la grande île du nord, le temps pour le metteur en scène de décider s’il consent à jouer le rôle de Vania, sachant que la seule alternative serait l’annulation de la pièce (en raison d’un récit adjacent).

Près de deux mille kilomètres, la route, les bords de route, plus seulement la balade des aller-retours avec les pièces de forêt vert acide, les plages étroites de cailloux, les mêmes que dans les films de Kitano, avec les échangeurs routiers nocturnes. Le film prend alors toute sa dimension, sous le sceau de la liberté.

Le metteur en scène s’assied enfin à l’avant, à côté de la jeune femme, à la place du mort. Par le toit coulissant, ils laissent fumer leur cigarette. Tout s’emballe et m’emballe dans cette accélération où vitesse et lenteur se conjuguent autrement. C’est ce que je préfère, on ne se refait pas. En prime, on sait qu’on est en décembre, on devine qu’il y aura de la neige là-haut, on sait qu’elle est légère et que les montagnes y sont douces, on garde le souvenir récent d’une scène splendide et splendidement filmée dans le film de Kore-eda, The Third Murder, on fait la route, on éprouve le bonheur de la voir défiler, le jour, la nuit, l’asphalte, les cataphotes, les galeries, les tunnels, les arrêts, le passage sur le ferry, la sensation d’un temps frisquet, les premiers flocons qui tiennent sur le sol, le ciel gris. Hamaguchi a le don des couleurs.

La route est propice à la musique. Ici ce sont les rythmes d’une jeune musicienne, Eiko Ishibashi, une musique répétitive aussi, aux frontières du jazz. Well live through the long, long days, and through the long nights relance l’envoi de Tchekov. L’art du peu inspire la séquence à Hokkaido où la jeune fille jette des fleurs sur les vestiges de la maison emportée par l’avalanche le jour où elle n’a pas secouru sa mère qui lui avait en quelque sorte appris à conduire (c’est un autre récit adjacent).

L’épilogue rend un dernier hommage à la Saab 900 turbo et semble dire – c’est heureux – que la vie continue. En vrai, on aimerait reprendre la route par-ci ou par-là. Les trois longues heures sont trop courtes. On en ressort enrichi, captivé par une mise en scène assez envoûtante, par une certaine monotonie, mais empreinte de la vertu de la monotonie. Est-ce qu’on ferait grief à Monet de la monotonie de ses paysages de neige ou de ses nymphéas ? Est-ce qu’on en ferait grief aux récits de Thomas Bernhard ?

Si oui, passez votre chemin. Vous rateriez un moment de grâce. Mais rendez-vous quand même au cinéma, en salle, avec ou sans pop-corn, plutôt sans. Nous avons pu y voir beaucoup de beaux films depuis dix-huit mois malgré tout et, franchement, on vit mieux quand on a la chance d’y aller.

Drive My Car de Ryusuke Hamaguchi, en salles depuis le 18 août 2021.


Bernard Chambaz

Écrivain, Poète

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