Littérature

Poétique de la terre brûlée – sur Feu de Maria Pourchet

Critique

Avec Feu, Maria Pourchet réinvente le récit de l’amour fou en instillant au sein de la narration à la première personne une ironie perpétuelle, qui fait grincer les rouages de l’illusion sans pour autant entraver sa marche.

Ça commencerait presque comme une romance : elle, universitaire et mariée, s’ennuie sans trop se l’avouer. Lui vit seul avec son chien et déteste son métier de banquier. Sur la vague recommandation d’une connaissance commune, elle lui propose de participer à un colloque, afin d’apporter un regard extérieur sur la notion d’époque qui sera au cœur des débats. Ils se rencontrent : coup de foudre. Et, bientôt, le brasier. Sur ce scénario plus qu’éprouvé, Maria Pourchet élabore une chronique de la passion aussi éloignée de toute fadeur qu’un citron acide.

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Ce qui saisit d’abord Laure lorsqu’elle rencontre Clément, ce sont ses mains, « incapables de l’étrangler », et une certaine forme de tourment qui lui évoque la peinture florentine où « les visages martyres se livrent en dedans le combat de l’ange et de la chair ». En guise d’émotion inaugurale, guère de joie ni d’émerveillement sans mélange : c’est d’emblée le corps qui parle, et la « peur » qui pousse les protagonistes l’un vers l’autre. La passion amoureuse se donne à lire comme une émanation viscérale, archaïque et primaire. Le soir même, à l’orée de l’embrasement, l’urgence fait écrire Laure à Clément : « J’ai envie de vous. »

Ce texto nocturne envoyé fébrilement du bord de la baignoire tandis qu’Anton, le mari, enjoint Laure de venir enfin se coucher, plante le cadre de l’histoire extraconjugale que Feu va développer, déployer et ausculter de ses origines jusqu’à son extinction, en passant par ses épisodes les plus ardents. Laure a rencontré Anton lorsque sa fille Vera, « née sans trace », avait 6 ans. En s’unissant à lui, elle a remplacé le duo fusionnel mère-fille par le rassurant cadre familial, les dîners de corn-flakes par des légumes bio, un studio à Parmentier par une maison à Ville-d’Avray, les angoisses de fin de mois par des projets de vacances. Puis Anna est née, l’enfant tranquille, aussi docile que Vera est depuis toujours indomptable. Laure, finalement, a trouvé « le repos qui appelle le tumulte. D’abord de manière sourde, puis à cor et à cri. »

On comprend dans ce tableau de l’ennui bourgeois contemporain qu’elle refuse de prêter l’oreille au signal d’alarme retentissant en elle dès sa rencontre avec Clément, et qu’elle se jette à corps perdu dans une relation dont elle précipite les débuts – comme s’il fallait que les choses adviennent pour pouvoir revenir ensuite au calme initial, et que les remous s’apaisent dans le grand flot de la vie de couple, celle qui veut fermer les yeux sur les accidents de parcours et croire qu’elle coule tout droit pour l’éternité. Sauf qu’il s’agit aussi d’être changée, et qu’un amour qui n’impose pas à jamais sa marque sur les êtres n’en mérite pas le nom.

Clément, de son côté, oppose à Laure une brève résistance passive, qui ne tarde pas à céder : « C’est un plan incliné cette fille, je vais basculer ». Malgré son célibat, il n’est pas plus disponible qu’elle ; son quotidien bien réglé – entre jogging matinal, journées à la « Banquise » à la Défense, soirées avec son chien et nuits numériques, de sites pornos aux cours de la Bourse – ne laisse rien au hasard et il est, de toute évidence, le fruit d’un choix plus que d’un manque d’opportunités. Clément « bascule » néanmoins, et s’engouffre dans cette relation par nature incomplète et douloureuse. Ballotté entre la prescience de l’impossibilité de l’accomplissement amoureux et la jalousie native envers le « chasseur-cueilleur » (le surnom qu’il donne à Anton), il se rétracte et succombe alternativement aux sollicitations de Laure. Il espère un temps que leur antagonisme social suffira à décourager ses ardeurs : « moi les bouquins, j’ai pas le temps et si elle n’a pas vu marqué gloire au pognon sur mes godasses et mes dents de New York… »

Ce qui peut d’abord sembler n’être chez lui qu’un cynisme de façade dicté par sa profession, son intelligence et le monde d’aujourd’hui se révèle bientôt être le signe de failles anciennes et profondes. Celui qui se désigne comme « un connard même pas de droite, de nulle part » dissimule mal le renoncement radical qui le constitue : « Ce n’est pas criant que je suis quasi mort. »

Quelque chose d’invisible

Mais l’obstination amoureuse n’a pas de bornes : en amour, tant que la guerre continue, il n’y a pas de bataille perdue. Ce qui compte n’est pas l’accession à un état de félicité durable (qui signerait la mort de l’amour) mais la persistance du désir – donc la répétition sans fin de l’insatisfaction, du manque et de la déception. Plus on perd, plus on gagne, tant que le lien n’est pas rompu. Et Laure s’accroche, s’épuise, enjoint, convoque, se raconte une histoire qui n’aurait pas de fin. « Tu veux juste y retourner, à l’autre con comme à la guerre, encore et encore. Je t’entends psalmodier ton texte mal écrit, égoïste et crétin – ça va marcher, on sera heureux, ça ira – jusqu’à épuisement des batteries. (…) Plus tu perds, plus tu restes, sûre de gagner à la fin, à l’usure. »

Cette guerre de tranchées des amants l’un avec l’autre, mais aussi l’un contre l’autre, Maria Pourchet la met en scène en donnant successivement accès à chacun des deux « camps » : la narration est assumée en alternance par Laure et par Clément. Cette polyphonie amoureuse matérialise l’obsession, caractéristique de la passion, d’avoir accès aux pensées de l’être aimé : le lecteur accède ainsi à ce qui est interdit aux personnages. Et plonge à son tour dans la tragédie de l’amoureux qui croit deviner ce qu’il invente, et prend pour de l’intuition ce qui n’est, la plupart du temps, qu’un dramatique malentendu.

Laure et Clément ont chacun leur langue, leur humour, leurs interlocuteurs privilégiés (l’amie Gabrielle pour Laure, son chien pour Clément), leurs contraintes ; ils ont en partage la culpabilité, le mauvais esprit, le dégoût de l’après-coït et le mépris des conventions. On n’est pas très sûrs, en définitive, que ces deux-là soient faits l’un pour l’autre. Reste que l’alternance des points de vue (pour laquelle Maria Pourchet dit s’être adonnée à un vrai travail d’enquête du côté des hommes, plongeant dans la psyché masculine avec autant d’empathie que possible) sonne juste, et donne une extraordinaire vivacité à cette histoire qui feint, pour le lecteur, de renoncer à ses zones d’ombre.

Par ce dispositif, Maria Pourchet donne à lire le grand ballet des amours illégitimes : culpabilité, remords, extases, insomnies, plaisirs arrachés à un quotidien qui n’est plus que poids et contraintes… Elle restitue à merveille la schizophrénie de la femme infidèle, et la soudaine présence-absence de celle qui a jusque-là assumé le rôle d’épouse dévouée, de mère nourricière, de cheftaine scoute, de logisticienne en chef – de mère de famille, en somme. Laure à sa façon aussi est radicale, dans sa manière de déserter spectaculairement le quotidien – délaissant enfants autant que mari, multipliant oublis et impairs, ne dissimulant plus son désintérêt profond. Le poison de l’obsession sexuelle et mentale et le dérèglement émotionnel ont remplacé le calme ordonnancement de la vie familiale, et jeté à bas sa vie faite de « compromis, répétitions, oublis ou guérisons ». La rencontre de Clément l’a arrachée à cette lénifiante litanie.

Électrisée, elle quitte pourtant bien vite la joie du réveil de l’âme et des sens pour plonger dans une nouvelle aliénation : celle du corps, et de la suspension volontaire de toute réflexion qu’opère l’état amoureux sur le sujet consentant et ravi. La destruction est bien au bout de ce chemin de croix qu’on appelle l’amour. Laure, qui sera allée très loin dans le risque et aura compromis son corps, son couple et ses enfants, saura en tirer la leçon : « Tu as appris ce qu’est la souffrance d’attendre un amour, jusqu’à savoir le dire en une phrase, en une fois. C’est regarder jusqu’à la brûlure quelque chose d’invisible ne jamais prendre forme. »

Malédictions maternelles

De Proust à Aragon en passant par Albert Cohen, les prédécesseurs de Maria Pourchet ont été nombreux à déjouer la mystification de l’amour fou, et les mensonges crédules que l’amoureux ébahi se fait à lui-même pour faire durer un peu plus cet état délicieusement mortifère. Feu réinvente ce récit en instillant au sein de la narration à la première personne une ironie perpétuelle, qui fait grincer les rouages de l’illusion sans pour autant entraver sa marche. Laure, souffrante, confond ainsi « la cystite et la juste tourmente du Feu éternel », tandis que la voix intérieure de Clément se complaît dans le dénigrement de soi, d’elle et du monde, n’épargnant que « Papa » – son chien.

Le dédoublement intime des personnages est pour partie assumé par les mères de chacun – porteuse d’une « malédiction » qui traverse les âges, conditionne le moindre geste et montre le choix amoureux prétendument libre pour ce qu’il est : la résultante d’une succession de conditionnements psychologiques et sociaux. Ainsi la mère de Laure, omniprésente, « morte, obsédante et bavarde », ponctue-t-elle les pensées de sa fille par des traits sarcastiques : « Ironise c’est mieux, valide Maman sous son granit, au moins on sait pourquoi on t’a payé des études. »

La filiation ne s’arrête pas là, puisque la grand-mère n’hésite pas à ajouter son grain de sel : « Silence bobonne, t’ordonne au ciel la mère de ta mère, celle qui fit la vraie guerre, apprends-lui simplement à faire sauter les boutons pressions d’une seule main, la vie est courte et Roland Barthes inutile. » Côté Clément, sa mère bien vivante n’est pas en mal d’une cruauté toute catholique qui avait, jusque-là, protégé son fils des dangers de l’amour : « dès lors que moi, sa mère, je suis incapable d’aimer ce truc, qu’aucune autre femme n’y parvienne, ainsi soit-il. Jusque-là ça fonctionnait du tonnerre de Dieu. »

Génération désenchantée

Laure et Clément bataillent donc non seulement contre le réel, mais contre les injonctions de leurs aînées qui les hantent. Tout, en somme, conspire à empêcher cet amour, à commencer par ses protagonistes eux-mêmes : plutôt qu’à déjouer les obstacles pour se retrouver enfin, tels des Roméo et Juliette d’aujourd’hui, ceux-ci semblent s’évertuer à pérenniser l’impossible.

L’influence noire, maléfique et durable des mères les a enfermés, dirait-on, dans une gangue de cynisme désabusé que la passion même n’arrive pas à faire voler en éclats. Si elle se fissure par instant, c’est pour mieux refermer ses mâchoires sur les brèves espérances de Laure et Clément, représentants d’une époque résignée à sa perte. Membre émérite de la puissance financière qui dirige le monde d’une part, respectable autorité de l’institution en charge du savoir intellectuel de l’autre, ils incarnent deux pôles sur lesquels repose la société blanche, européenne, nantie et autosatisfaite : pas dupes, ils observent que le système qui les a consacrés est un univers en décomposition, qui cause sa propre fin et sur lequel personne ne pleurera.

Pas encore boomers, ils portent pourtant le stigmate de l’indifférence et de l’égoïsme cruels qui conduisent le 21e siècle à se demander s’il ne sera pas le dernier. Clément, serré dans sa cravate, ploie sous les injonctions à la virilité et traîne sa « fatigue d’être un homme plutôt qu’un chien » ; Laure préfère le renoncement à l’engagement.  « Ta fille fera peut-être quelque chose de bien. C’est ton tribut à la terre qui crève. Toi tu as donné et désormais tu baises. »

Après les cendres

C’est ici que le dispositif narratif de Feu révèle son ingéniosité : au lieu d’enfermer personnages et lecteur dans une binarité lassante, il autorise l’appel d’air qui ouvre le récit sur le véritable autre membre du trio : ce n’est pas Anton, c’est Vera, la fille de Laure. Cette jeune fille « née pour aggraver son cas » fait souffler un vent de révolte sur l’histoire asphyxiante de sa mère et de son amant, dont elle est le témoin révolté. Son indignation un peu puérile contre la société patriarcale, le sort fait aux animaux et l’urgence écologique est tout entière sous-tendue par un refus de l’aliénation dont sa mère est la victime consentante.

Le syndrome de l’infirmière qui affecte Laure, sa soumission à la répartition la plus conventionnelle des rôles et des genres, sont intolérables à Vera : « Qu’est-ce que tu fous encore avec ta crème, tes sérums et tes minijupes à défendre ta jeunesse comme la Palestine, centimètre par centimètre, tu vois bien que c’est foutu. » C’est Vera qui, au premier chef, est trompée par la désertion de sa mère qui l’aimait jusque-là d’un amour insurpassé ; et par la femme, qui lui renvoie une image du féminin pitoyable et indigne. Cette double trahison, qui est aussi celle léguée en héritage à la jeune génération, fera l’objet d’une vengeance dont, sans en dévoiler les modalités, on peut écrire qu’elle donne une idée du courage, de l’inventivité et de la radicalité qui seront sans doute nécessaires pour sortir de l’ornière contemporaine.

Par contraste, le feu de la passion de Laure et Clément semble presque du réchauffé : l’une des conséquences de l’alternance des voix des personnages, malgré l’usage du présent, est qu’on ne plonge jamais au cœur des moments heureux – ceux qui n’auraient soi-disant pas d’histoire –, mais que le récit vient toujours après coup. À ce point précis de l’amour ne subsistent que les laideurs, les effrois, les reculades et les petitesses. Plus encore qu’aliénation ou consomption, l’amour devient ainsi dégradation. Du corps (celui des amants se dessèche, maigrit au-delà du raisonnable, touche à la mort ; la vie engendrée par les amours illicites fait long feu, et finit pathétiquement épongée sur un carrelage), de la réflexion et même du sentiment : la souffrance du manque et la culpabilité du mensonge supplantent même la joie d’être ensemble. Ne subsiste plus que l’écœurement moite d’un perpétuel après, et de corps qui ont cessé d’être désirants : « Tu connais, lui dis-tu, la mélancolie post-coïtale, ou la brûlure du réalisme. Ah, dit-il, moi c’est tout le temps. »

À cet égard, la langue même rend hommage à la nouvelle génération : nerveuse, acérée, impitoyable, elle finit par imposer une certaine forme de sécheresse, voire de brutalité. Espérance, légèreté et rondeur lui sont inconnues. Seul le cri de Vera, tel celui d’une accouchée quittant l’enfance pour entrer à contrecœur dans un âge adulte méprisé, connaît une forme de lyrisme : « Tu écoutes comme un hymne le hurlement que tu n’auras jamais le talent de reprendre et tu penses continue.
À nos enfants,
leur cri d’horreur en naissant,
leur chant d’amour,
mains en sang,
sur les tambours. »

Ces tambours de la jeunesse, « sauvages et sans pitié », sont exempts de toute douceur ; peut-être augurent-ils d’un avenir moins résigné, plus combattant ? On croirait, à les entendre, voir surgir derrière Vera une armée d’amazones pleines de fureur vengeresse et des joies de l’action violente, allumant partout des brasiers qui, loin de détruire, se donneraient pour horizon la construction d’un monde nouveau.

Maria Pourchet, Feu, Fayard, août 2021, 360 pages.


Sophie Bogaert

Critique , Éditrice

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