Littérature

L’enfant et les astres – à propos de Sidérations de Richard Powers

Critique

La destruction du vivant est au cœur du nouveau roman de Richard Powers, traduit par Serge Chauvin. Robin, âgé de neuf ans, hypersensible à la souffrance animale et en proie à des troubles comportementaux, se met à dessiner les espèces en voie d’extinction, manière de poursuivre l’activisme de sa mère disparue, ou de la faire revivre. Son père, astrophysicien, lui apprend à comprendre les astres, comme une consolation face à un monde terrestre en train de disparaître.

Richard Powers est un romancier au long cours, déjà riche depuis presque quarante ans (la moitié de ces décennies en France) d’une bonne dizaine de livres denses et complexes qui font toujours événement. L’auteur a été importé en France, il y a une quinzaine d’années, par l’éditeur et écrivain Claro pour sa collection Lot 49 au Cherche-Midi, et successivement traduit par Jean-Yves Pellegrin, Nicolas Richard et Serge Chauvin.

La particularité de Powers par rapport à certains de ses contemporains ayant atteint la soixantaine et déjà plus ou moins retraités est qu’il était non seulement littéraire mais de formation scientifique, étudiant en sciences physiques un temps, puis programmateur informatique, avant de découvrir une photographie d’August Sander dans le musée d’art de Détroit et décider d’en faire un livre. Trois fermiers s’en vont au bal est son premier texte, paru aux États-Unis en 1985 (2004 en France). Épaisse méditation polyphonique sur la technologie et l’histoire du 20e siècle, entre l’Europe et le Nouveau Monde, le récit mêle plusieurs fils narratifs : le destin, imaginé par un homme obsédé par le cliché des trois jeunes allemands endimanchés, saisi par l’objectif de Sander à l’orée de la Première Guerre Mondiale, et la quête amoureuse d’un autre personnage, journaliste dans un magazine informatique.

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Avec cette fiction combinant connaissance de soi et saisie intellectuelle du monde, Powers posait la première pierre de ce qui allait caractériser l’ensemble de son œuvre, ce que Pierre-Yves Pétillon avait pu nommer le roman « cognitif », avant l’essor de ce qui serait désigné quelques années plus tard comme « le roman neuronal », souvent alimenté par les récentes découvertes scientifiques : l’ADN par exemple dans The Gold Bug Variations (troisième œuvre de Powers parue en 1991) et Orfeo (2014), la réalité virtuelle dans Plowing the Dark (L’Ombre en fuite, 2000), l’intelligence artificielle dans Galatea 2.2 (1995), et en toile de fond, des laboratoires où sont menées les expériences, peuplés de savants, docteurs et professeurs, mais aussi de corps abîmés et malades (Opération âme errante 1993, Gains 1998, La chambre aux échos, 2006).

La seconde tonalité dominante dans les romans de Powers, après la science, c’est la musique : Bach et les variations Goldberg, sur le nom desquelles joue le titre The Gold Bug Variations, le jazz et la cantatrice afro-américaine Marian Anderson dans Le Temps où nous chantions (2003), Malher et Messiaen dans Orfeo, l’écriture musicale se confondant parfois avec les systèmes et les codages (génétique, bactériologique) et la structure fictionnelle.

Depuis quelques années, c’est la science environnementale et la destruction du vivant qui semblent habiter « l’éco-écrivain » qu’est devenu Powers : les arbres, et particulièrement les séquoias géants du nord de la Californie qu’il a découverts lorsqu’il vivait à Stanford (L’Arbre-Monde, prix Pulitzer 2018), et la terre en général dans son dernier ouvrage Sidérations.

Il faut saluer la traduction du titre américain Bewilderment : l’étonnement, transformé en sidération, se charge d’une dimension astrale (être sidéré, étymologiquement, c’est subir l’influence des étoiles) en parfait accord avec le narrateur, astrobiologiste en quête de vie sur d’autres planètes que la Terre. Manque toutefois, dans ce titre, la référence au sauvage (wild) qui traverse le livre et s’inscrit dans une tradition littéraire américaine de plusieurs siècles, celle de la wilderness, traduisant l’émerveillement, parfois teinté d’effroi, face aux grandes étendues naturelles.

Le dernier livre de Powers a la vertu de replacer les plus jeunes au centre d’une crise du vivant qui les concerne en premier lieu.

Contrairement au récit « éco-fictionnel » précédent qui fractionnait la représentation de l’arbre en une arborescence de personnages venant tour à tour planter leur histoire et leurs expériences botaniques, Sidérations est un ouvrage plus intime, réduit à la relation presque exclusive d’un père et son fils de 9 ans. Alyssa, la mère, juriste et fervente activiste environnementale, est morte dans un accident, laissant le père démuni, la tête littéralement dans les étoiles, où il conduit chaque soir son fils, métaphoriquement ou réellement, suivant qu’on comprenne l’intrigue, soit comme naturaliste, soit comme une science-fiction, deux genres entre lesquels flotte l’écriture.

L’enfant endeuillé souffre de ce qui apparaît comme des symptômes d’autisme ou des « troubles du comportement » : repli sur soi, impatience et crises de rage. Ce « petit prince » des temps postmodernes, perdu face au vide interstellaire laissé par la mort de sa mère, « la perte », « le Grand Silence », a pour seules consolations ces explorations planétaires sur les utopiques « Dvau », « Falacha », « Palagos » ou « Similis ». « Elles ont beaucoup en commun, l’astronomie et l’enfance. Toutes deux sont des odyssées à travers des immensités. Toutes deux en quête de faits hors de portée. Toutes deux théorisent sauvagement et laissent les possibles se multiplier sans limites […]. Toutes deux fonctionnent sur l’ignorance. Toutes deux butent sur l’énigme du temps. Toutes deux repartent sans cesse de zéro. »

Autre occasion d’apaisement : un campement d’une semaine en pleine nature, dans les Smoky Mountains (là où Richard Powers réside à présent), qui occupe le premier quart et la fin du livre, où père et fils, en naturalistes plus contemporains que le vieux Thoreau rédigeant, au bord de Walden Pond, le grand ouvrage de la nature, tentent d’en déchiffrer les mystères, comme le chant des oiseaux, « message crypté qu’aucun humain ne saurait jamais décoder ».

Là où la voix intérieure du père, en charge d’une narration à la première personne dans laquelle s’entremêlent les paroles de l’enfant en italique, cherche aussi à surmonter son impuissance éducative et cognitive : « Je n’étais pas plus capable d’élever un enfant que de parler swahili » ; « Mon fils était un univers de poche dont je n’atteindrai jamais le fond. Chacun de nous est une expérience en soi, et nous ne savons même pas ce qu’elle est censée tester ».

À l’inverse, le petit Robin (rouge-gorge), prénommé d’après « l’oiseau préféré » de sa mère, semble ici renouer avec cette dernière, à la faveur d’un très ancien glissement métaphorique de la figure maternelle vers la Terre-Mère, Gaia, se sentant ici dans « la vraie vie […] à sa place », « à l’intérieur de tout ». Peine perdue cependant lorsqu’il retourne à la « civilisation » de son quotidien et de son école, en butte avec d’autres enfants, dont un qu’il frappe, risquant l’exclusion.

Toujours éploré par la mère absente, devenue indistincte de la Terre mourante et menacée, l’enfant se lance alors dans une série de dessins sur les espèces en voie d’extinction, façon de poursuivre l’activisme passé d’Alyssa ou manière symbolique de peindre et de réanimer son image perdue. Pour tenter de le calmer et éviter l’usage des psychotropes, de la Ritaline en particulier (administrée à des millions d’enfants américains aujourd’hui, souffrant « d’Asperger, TOC ou troubles de l’attention », réalité médico-psychologique qu’aborde aussi Powers), une expérience neuro-scientifique est alors conduite : appelée « neurofeedback » – et rappelant le triste ouvrage de science-fiction mentionné dans Sidérations, Pas de fleurs pour Algernon (1966) de Daniel Keyes, qui porte sur la prise en charge neuro-chirurgicale du retard mental –, l’opération consiste à remodeler, par des stimulations visuelles et auditives, le cerveau de Robin à partir du modèle cérébral préenregistré de sa mère.

Les séances font merveille et l’enfant retrouve tranquillité d’esprit et équilibre, devenant non seulement un cas d’école mais un activiste écologique de renom, inspiré par la figure de Greta Thunberg (Inga Alder dans l’intrigue), agitant des banderoles à Washington. Car, sans être un traité écologico-politique, le roman composé ces dernières années évoque aussi, en filigrane, les années Trump, depuis une première définition entomologique (« Ce président, c’est une mouche à merde ») émanant de la bouche du « rouge-gorge », jusqu’à l’évocation des dernières élections présidentielles, avec les « soupçons de fraude électorale » et les « bandes de manifestants armés », incitant à saisir, dans le titre, une nouvelle nuance sémantique : « Seule la sidération nous protégeait d’une guerre civile ».

Habité par un deuil de la mère aggravé par le deuil de la Terre, mâtiné de foi environnementale et neuroscientifique, quoiqu’il n’exhibe pas la même ampleur que L’Arbre-Monde et que la voix mûre et savante de l’enfant, âgé de 9 ans, ne soit pas toujours crédible, le dernier livre de Powers a la vertu de replacer les plus jeunes au centre d’une crise du vivant qui les concerne en premier lieu. Il modernise l’ancienne représentation freudienne et intérieure du deuil en lui prêtant des accents cosmiques tout en posant la question centrale de l’articulation du dehors et du dedans. « Le cosmos tout entier représentait infiniment moins que le tout de l’existence… Toute l’infinité de l’existence sous-tendait chaque instant du cosmos. » Traitée scientifiquement, l’ancienne dissolution mélancolique du moi dans l’objet perdu, réalisée par un transfert du cerveau parental disparu dans celui de l’orphelin, peut toutefois faire frémir, et cette phrase : « Un garçon reprend vie dans le cerveau de sa mère morte. »

Élégiaque et doté d’une fin particulièrement tragique, en dépit d’une dernière page littéralement sidérante de beauté et de poésie, le récit risque alors de désespérer les jeunes générations plus exposées à l’extinction, là où Jonathan Franzen, aussi préoccupé que Richard Powers par l’agonie de la planète, le changement climatique et la disparition des espèces, essayait, au contraire, de procurer espérance et consolation, en écrivant dans Et si on arrêtait de faire semblant : « Il n’y a aucun espoir, sauf pour nous. »

Richard Powers, Sidérations, traduit de l’anglais (États-Unis) par Serge Chauvin, Actes Sud, septembre 2021, 398 pages.

NDLR : Un extrait de Sidérations a été publié le 19 septembre dernier sur AOC dans la rubrique « Fictions ».


Béatrice Pire

Critique, Maîtresse de conférences-HDR en littérature américaine

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