Un deuil (presque) joyeux – sur Jacqueline Jacqueline de Jean-Claude Grumberg
Dire le deuil, voilà qui est devenu une sorte de convention littéraire, suivie souvent par de grands écrivains, sans que forcément leur production soit destinée d’abord à la sphère publique : on pense par exemple aux fameuses fiches, presque étranges dans leur organisation, leur conception même, qui constituaient le Journal de deuil (posthume) de Roland Barthes, l’ensemble formant le tombeau singulier et absolument poignant d’une mère dont l’absence demeurait insupportable à l’auteur de La chambre claire.
Écrire le deuil, c’est une autre affaire encore, lorsqu’il s’agit sciemment d’en faire un livre, de composer une œuvre, en somme, qui dépasse l’effet de thérapie par la plume, ou l’effort lyrique, presque spontané, de déploration-consolation… Jean-Claude Grumberg relève cette manière de défi, en homme de parole(s) et grand amateur d’histoire(s), scénariste, dialoguiste, conteur, créateur prodigue pour le théâtre : homme en deuil, surtout, inconsolable d’avoir perdu ce que l’expression commune appellerait volontiers sa « moitié ». Il faut l’entendre ici au sens strict, tant Jacqueline, l’épouse défunte, semble avoir constitué avec lui une sorte d’entité, un couple à égalité d’existence, un monde à deux hémisphères, cette orange rêvée du cliché.
Jacqueline est morte. Que faire ? L’appeler encore, choisir son nom répété pour titre d’un livre qui sera en définitive d’une grande originalité : un livre de deuil sombre et joyeux, une suite de séquences ne dissimulant rien de la douleur ou de la joie qui revient parfois au souvenir des petites choses, des ridicules de la vie, de ses propres défauts et des grands actes d’amour qui ont ponctué une longue vie commune.
Jacqueline, Jacqueline est ainsi composé d’un ensemble de scènes qu’on dira volontiers dialoguées, même si celle à qui s’adresse le personnage principal, ce veuf éploré mais volontiers drôle, Jean-Claude Grumberg lui-même, ne répond pas. Jacqueline est là, et celui qui s’adresse à elle, dans la réitération d’un « tu » affectueux, la fait exister par la magie d’abord de ce verbe vivant : homme de mots, il ne sait taire son chagrin, mais ne saurait non plus se refaire et perdre l’espèce de fantaisie noire qui est la sienne et qu’on a vue à l’œuvre par exemple dans La plus précieuse des marchandises, un conte dont le succès a été proprement foudroyant en 2019.
On pourrait dire qu’il y a là, somme toute, la banalité d’une expérience, si douloureuse soit-elle. Un homme d’un certain âge, déjà, perd sa compagne et découvre ce que peut être l’irrémédiable solitude d’une vie qui avance forcément vers son terme… Il se remémore alors les instants partagés, le moment ancien de la rencontre, et dresse de la disparue un portrait non pas idéalisé mais composé de tous les lauriers d’une passion intacte, désormais impossible à réaliser dans le contact des corps, des cœurs, de l’épiderme sensible, avec cette sensualité dont il dit avec un peu d’audace qu’elle ne fut jamais éteinte. Ainsi les anecdotes ne manquent-elle pas : des dates, le récit des circonstances, le premier baiser, le rattachement à une histoire, à une famille, à un siècle entier dont le fond d’apocalypse a souvent servi de décor aux histoires de Jean-Claude Grumberg.
Ce qui saisit, c’est l’idée non pas d’une urgence, mais cette manière propre de faire tenir la vie qui continue et même renaît.
Tout cela pourtant n’est pas si ordinaire, parce que l’auteur garde dans le récit de l’expérience du deuil l’espèce de malice inclassable qui le caractérise. Ce qui saisit, c’est l’idée non pas d’une urgence, mais cette manière propre de faire tenir la vie qui continue et même renaît, retourne en tout cas à l’enfance, tant que la voix parle, que la plume écrit comme une sorte de conte des mille et une nuits, où l’on sauve l’autre de l’oubli en racontant encore, de séquence en séquence, ce que demeure sa vie dans le partage du souvenir, le souffle de la mémoire dont on sait l’extinction possible, mais que l’on alimente sans trêve par des scènes, des situations, le resurgissement d’échanges cocasses. Le livre court, ainsi, presque joyeux, entre la perte et la menace…
« Et s’il se trouve quelque lecteur éventuel friand d’histoires d’amour au long cours, qu’il ne tourne cependant pas les pages trop vite ou trop fort, et ou, au contraire, si le livre l’indispose, qu’il ne le jette pas à terre ni ne le piétine. Ce livre, ultrasensible, peut se défaire au moindre incident, et ses pages s’éparpiller, rendant ainsi tout ravaudage impossible. S’il arrive qu’il se défasse, et si par extraordinaire le lecteur éventuel souhaitait en continuer la lecture, qu’il ramasse les pages en vrac, sans s’inquiéter de leur ordre, ni même s’il en manque, et qu’il continue de lire dans n’importe quel sens, l’auteur lui-même ignorant l’ordre optimal des pages, des souvenirs, des rêves, des délires et des larmes. Et si le lecteur est pressé de connaître la fin de cette histoire d’amour, qu’il sache que la situation n’évolue pas, qu’elle reste, hélas, constante au fil des pages et du temps. L’héroïne de ce livre ne revient pas à la fin. »
Bien sûr, c’est ce rapport de la voix à la mort, la sienne autant que celle de l’être aimé, enfui, qui se dit dans l’apparent décousu du dispositif narratif… Il y a ainsi des pages bouleversantes sur « l’école de la mort », à propos de laquelle Jean-Claude Grumberg dit simplement : « oui, j’ai merdé », et d’autres sur le passé long d’une double histoire familiale, l’infinie traînée cendreuse du vingtième siècle, ce que peut représenter l’extermination des Juifs d’Europe pour cette génération de vieux enfants blessés dont fait partie l’auteur. Question d’identité ? Là encore, rien n’est jamais trop simple, et la verve s’emploie à déjouer tous les clichés possibles, sans jamais éluder les douleurs du passé : « Non, décidément, ce ne sont pas les antisémites qui m’ont rendu au fil des ans et des décennies de plus en plus juif, c’est l’amour, ton amour, notre amour. »
Ce qui frappe, enfin, c’est ce que doit l’écriture de Jean-Claude Grumberg à l’expérience des corps, et si l’on peut dire des fantômes : au théâtre d’abord, mais aussi au cinéma, pour lequel il a également travaillé (il a participé à l’écriture du Dernier Métro de François Truffaut)… Voilà un écrivain qui est d’abord dialoguiste, en effet, et qui manifeste pour cela une liberté assez volontiers triviale mais toujours juste, dans son rythme : le rythme d’un cœur, la pulsation physique d’une langue qui ne s’embarrasse pas de manières inutiles, mais obéit à cette espèce d’élan des mots, tendres et simples souvent, où l’on peut continuer à dire « chérie » à sa femme, et « merde » au monde lorsqu’il est devenu si franchement inhospitalier.
Elle est à la fois terrible et très belle, cette façon d’éprouver alors par le texte ce qui se joue – spirituellement, physiquement, avec une évidence vocale immédiate… – dans toute entreprise de création (littéraire) authentique : « parler tout seul » pour retrouver les autres, non pas un lecteur imaginaire, mais l’humanité paradoxale et entière qui commence par qui l’on aime, et refuse résolument de s’arrêter. Il n’y a de terme que dans le silence, ainsi, dont le livre-même peut conjurer la perspective… « Je sais bien qu’après la fin de l’écriture de ce livre, note encore Grumberg, il continuera à s’écrire dans ma tête, fracassé par les forces noires de ma mémoire, jusqu’à ce que le mot “fin” surgisse enfin dans la rubrique nécrologique du Monde : “J.–C. G. Auteur dramatique qui fut comique et qui ne l’est plus.” » Il continuera de l’être, assurément, à sa façon.
Jean-Claude Grumberg, Jacqueline Jacqueline, Seuil, 2021.