Art contemporain

Vieil océan – à propos de Six continents ou plus au Palais de Tokyo

Critique d'art

Dans « Six continents, ou plus », plusieurs expositions entrent en résonance : parmi elles, l’une est consacrée au cinéma révolutionnaire et décolonial de Sarah Maldoror ; une autre explore la philosophie « ubuntu » terme issu des langues bantoues du sud de l’Afrique, qui désigne une conception de la place de l’individu comme intégré dans sa communauté, mais également un lien d’interdépendance entre les peuples. Autant de propositions artistiques qui développent des imaginaires qui dépassent le cadre national et proposent des passages d’un continent à l’autre, entre Europe, Afrique et Caraïbes.

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C’est à un voyage dans le temps et dans l’espace que nous invite la nouvelle saison du Palais de Tokyo. Une promenade qui se tient également dans des imaginaires, bercés d’aventures collectives, de « pratiques prophétiques », d’une histoire du militantisme et d’un booty shake.

Six continents ou plus a l’ambition de nous faire visiter de nouveaux territoires et de faire du centre d’art une Atlantide, par sa simple présence, dans un espace « ou plus ». L’art, cet empire sur lequel le soleil ne se couche jamais, va pourtant s’ancrer dans notre monde d’aujourd’hui, bien réel. Il s’agit par cette saison de « décentrer notre regard », comme cela nous est proposé avec Maxwell Alexandre, mais aussi de nous inviter à faire face à un militantisme sans fard, à l’image de « Pretos no topo » [« Les Noirs au sommet »], hymne de l’artiste devenu un slogan de la communauté hip hop de Rio de Janeiro.

Actualiser les luttes d’autrefois

Deux expositions se répondent dans les archipels curatoriaux du Palais de Tokyo : « Ubuntu, un rêve lucide » et « Sarah Maldoror : Cinéma Tricontinental ». Sur les cimaises, deux phrases tissent un lien intime entre les espaces. Les deux expositions devaient originellement se suivre et non se côtoyer. Le lien s’écrit dans l’affirmation de la cinéaste Sarah Maldoror à laquelle l’exposition rend hommage : « Je suis noire », une affirmation récurrente et qui a écrit le paysage intellectuel de l’auteure. Celle-ci résonne dans la traduction aux accents universaliste du terme « ubuntu » : je suis parce que nous sommes.

Ubuntu, projet curatorial de la commissaire Marie-Ann Yemsi, s’inscrit selon ses propres termes dans cet espace « encore infréquenté de nos imaginaires », un lieu que je méconnais radicalement, et qui semble s’inscrire dans une découverte permanente. L’ouverture heureusement toujours plus grande à un regard post-colonial de l’histoire de l’art nous permet une nouvelle approche des géographies artistiques, laquelle n’est pas sans rappeler le vaste projet de 2012 « Intense proximité » du regretté Okui Envezor.

Alors, qu’est-ce qui aurait changé en dix années ? Comment positionner le projet Ubuntu en résonance (c’est justement l’une des significations du titre de l’exposition) à notre monde vibrant ? C’est pour partie ce que l’on retrouve dans le travail du sud-africain Sabelo Mlangeni. L’artiste présente ici la série The Royale House of Allure, des images simples pour une lecture à de multiples niveaux. Il s’agit ici d’une « safe place » qui trouve une universelle actualité. Les images divergent en un point précis : celles qui affichent une petite folie à travers le « glamour », une intimité des sujets qui viennent à la prise de vue. De nouveau, une action et un geste simple.

La pose des modèles est inextricablement liée à la visibilité, aux notions de beauté et de pouvoir, comme d’un sentiment de puissance pour lutter contre une invisibilisation. Bien que cela semble tellement évident et que cela ne nécessite aucun commentaire, la représentation est importante et les images ont le potentiel d’influencer les systèmes de pensée, les points de vue et les opinions. C’est ici que s’explique en grande partie l’engagement de Mlangeni à documenter des communautés multiples dans son approche du visuel.

La série se situe dans cette problématique, celle de cristalliser la difficile lecture de l’exposition entre « l’en commun » et la « lecture commune » d’un ensemble. Néanmoins, une autre question s’impose à nous : comment pourrait se localiser un geste artistique dans l’incroyable globalisation des problématiques plastiques comme des expositions ?

Une histoire à écrire

En cela, et à rebours d’une écriture qui repense les frontières, il y a dans le projet curatorial de « Cinéma Tricontinental » (par François Piron et Cédric Faucq) une volonté de s’inscrire dans l’internationalisme militant comme dans l’histoire qui se raconte, et cela en prenant les traits d’une histoire à venir, qui ne serait pas encore racontée.

Loin d’être une histoire secrète, elle est celle de figures oubliées qui sont d’abord les questions de « parties manquantes » ou mises de côté de manière plus ou moins conscientisées. Maya Mihindou y fait écho à l’occasion d’un échange sur son projet graphique pour l’exposition : « Pour moi, l’importance du travail de Sarah Maldoror se construit aussi dans les résonances actuelles : le cœur du sujet est bien de compléter la part manquante des mémoires nationales. Des mémoires de résistance. Car les réflexes racistes ont toujours chercher à faire taire, à silencier, à retirer les outils de résistance, à banaliser les violences raciales et les morts.

Que le travail de Maldoror (et l’histoire du foisonnement intellectuel dans lequel elle a vécu) soit à ce point méconnu est évidemment dans ce sillage. L’importance de parler de son geste politique, très radical comme l’était l’époque, permet de reparler de ces mémoires, de la continuité de ces luttes, ces utopies, mais aussi de la continuité du racisme des États concernés par l’histoire coloniale. »

Nous le voyons, il s’agit pour Maldoror d’un cinéma engagé ou militant, porté par une dimension documentaire, là où l’histoire de l’art rencontre au plus près le contemporain, c’est-à-dire « en extérieur », dans cette question du « point de vue » théorisée par Jean Vigo.

Évoluer dans une exposition consacrée à la figure féminine qu’est Sarah Maldoror, c’est déjà se demander pourquoi le cinéma de cette époque nous renvoie au nom de Robert Flaherty, de Dziga Vertov, de Jean Rouch ou de Chris Marker en ayant fait fi d’un tel travail et de 42 œuvres qui nous sautent ici aux yeux.

Et l’artiste Maya Mihindou de revenir dessus à l’occasion de notre échange : « Ce sont des liens qui n’ont pas été fait dans nos constructions scolaires, universitaires, et qui à chaque génération sont complétées de manière académique, politique, littéraire, artistique, aussi par les porteurs et porteuses de ces mémoires. L’histoire, les archives mises dans le pot commun des récits nationaux contribue au soin de toute la communauté, car cela fabrique des stèles symboliques, remet droites les colonnes vertébrales. »

Perspectives hétérodoxes

Les expositions « Ubuntu » et « Maldoror » sont des invitations à penser autrement nos cartes des mondes. Les deux projets curatoriaux examinent l’apparition de la périphérie au centre de la scène artistique internationale et des histoires militantes. Elles replacent cette émergence dans un contexte post-colonial, en insistant sur une remise en question des limites de la modernité autant que des frontières coloniales de l’Occident. Les auteurs nous permettent ainsi de revenir sur la problématique des politiques de représentation transculturelles et sur la construction de l’Autre à travers l’analyse de ce que nous percevons, à travers les œuvres comme les éléments d’une « culture visuelle ».

Cette altérité construite se fait de plus en plus insaisissable, avec des frontières de plus en plus poreuses. S’agit-il d’un effet pervers du centre d’art et de ses murs toujours plus blancs – des white cube dont le nom semble à lui seul donner le cadre d’appréciation ? Comment ne pas s’effarer dans de telles expositions du gouffre qui sépare la couleur des gardiens de salle de celle des visiteurs ? Comment parvenir à une ouverture à l’extérieur de ces champs ? Ne plus se poser cette question. Là où l’introduction de l’exposition vient nous interroger sur le panafricanisme et la question d’un socialisme africain, nous sommes d’emblée renvoyés au retard qui est le nôtre dans les études post-coloniales et la mise en œuvre des politiques culturelles comme de l’érosion de l’éducation populaire dans laquelle s’inscrivait le projet cinématographique de Maldoror.

L’ouverture de l’exposition « Ubuntu » revendique un geste, une « décloison du monde » et une « monté en humanité » – et de citer par-là Achille Mbembe et son ouvrage Sortir de la grande nuit, essai sur l’Afrique décolonisée. Néanmoins, comment regarder ici un continent entier qui semble rappelé malgré lui à des valeurs de partage d’échange qui transigerait en cela à l’univers libéral de la vieille Europe ? Il y a ici une véritable critique de l’universalisme français, de ses admissions comme de ses présupposés, pour ne pas dire ses préjugés.

C’est au regard de ces luttes et de formes militantes que se construisent les travaux de Daniel Otero Torres, dans un dialogue puissant avec l’exposition consacrée à Sarah Maldoror. Si no bailas conmigo, no hago parte de tu revolucion (2021) rend hommage aux combattantes oubliés du XXe siècle. À la frontière entre dessin et sculpture, les œuvres permettent de découvrir des traits réalisés au crayon graphite sur une surface plane qui offre l’apesanteur visuelle du papier mais la densité réelle du métal. La technique inédite de l’artiste réussit à créer une disjonction des matériaux et des contextes : ses sculptures dans l’exposition se font allégorie visuelle depuis un élément historique créé depuis plusieurs sources.

Une démarche proche habite l’œuvre de Mathieu Kleybe Abonnenc lorsque celui-ci recompose à partir de plusieurs sources ce qui s’apparente à un « point aveugle » dans l’œuvre de Sarah Maldoror. La réalisation, intitulée Préface à des fusils pour Banta, est datée de 2011. Un titre en miroir du travail de l’auteure Des fusils pour Banta. La vidéo se construit dans l’entremêlement de l’histoire et du récit de l’œuvre, comme l’artiste l’explique dans un entretien de 2011 avec Guillaume Benoit : « Il y a plusieurs sources en réalité. Les négatifs projetés dans le diaporama sont directement issus des archives de Sarah Maldoror auxquelles elle m’a donné accès, puis il a fallu remettre les images en ordre, mais cet ordre est complètement subjectif. C’est-à-dire que j’imagine, d’après ce qu’elle me dit, d’après les scripts, que tout s’est passé comme cela. Mais je peux me tromper complètement… Ensuite, j’ai voulu faire une espèce de tresse avec trois récits différents. »

Tricontinental

À l’instar des Six continents, les deux expositions relient ce que Maya Mihindou nomme le « nous de la négritude », inhérent à l’œuvre de Sarah Maldoror. La poésie également, qui accompagne Lautréamont – dont l’œuvre inspirera le patronyme de la réalisatrice et le titre de cet article –, occupe une place centrale dans les expositions. Un océan qui compose ici ce commun, aujourd’hui en recherche, dans les immenses volumes du Palais de Tokyo.

C’est dans cette grande interrogation d’un nous contemporain que semble naviguer le grand tout des expositions de cette nouvelle saison, portée également par l’incroyable poésie des œuvres de Maxwell Alexandre, résultat d’une résidence entre Rio et Paris, à travers ce vieil océan, et d’écrire par là une autre approche de la création et du capital intellectuel.

Il y a dans cet archipel d’expositions un regard sur la création au présent, sur les rapports également que les créateurs et les créatrices entretiennent avec nos institutions et qui s’écrit en toutes lettres dans le projet précité de Maxwell Alexandre dont le commissaire est Hugo Vitrani ; il s’agit d’une « une exposition qui cible le monde de l’art contemporain, son marché, ses cubes et autres “lieux-blancs”, comme autant de territoires de pouvoir où les luttes raciales et sociales se sclérosent. »

Je repense alors à cette affirmation posée par Sarah Maldoror aux prémices de son œuvre, « Je suis noire » ; elle travaille à ce moment-là sur une œuvre de Jean Genet, elle a quitté son Gers natal et effacé une partie de sa vie. Il fallait tout recommencer pour pouvoir commencer.

« Six continents, ou plus », jusqu’au 20 mars 2022 au palais de Tokyo.


Léo Guy-Denarcy

Critique d'art