Spectacle vivant

Le presque rien du juste avant – sur Nous aurons encore l’occasion de danser ensemble

Critique

Pour leur nouvelle création, présentée dans le cadre du Festival d’automne, Daria Deflorian et Antonio Tagliarini reviennent à l’essentiel de leur métier, au cœur de leur pratique artistique, sans fioritures. Inspirée de Ginger et Fred de Fellini, Nous aurons encore l’occasion de danser ensemble met en scène les tergiversations quotidiennes de trois couples avec une désarmante simplicité qui bouleverse et laisse trace dans la mémoire des spectateurs.

Daria Deflorian parcourt les scènes européennes depuis des décennies et, comme quand on l’aperçoit jouer quelques répliques dans un film italien, il suffit qu’elle entre dans le cadre pour que tous nos regards l’enveloppent affectueusement. Comment une actrice peut-elle capter ainsi nos attentions dispersées ? Car ce ne sont pas les ressorts classiques qui président à cette attraction, ni beauté surnaturelle, ni voix sensuelle, ni comique outrancier, ni tragédienne engluée dans les affres de la passion, non, elle s’autorise simplement à être elle-même sans masque ni fioriture.

Ce don, qu’elle disperse l’air de rien dans les rangées d’un théâtre, caresse chacun des spectateurs dans les parties molles : l’humidité des paupières, le cœur qui s’apaise, les organes qui, soudain laissés tranquilles par le cerveau occupé à créer du lien avec un autre être humain, sont tout à leurs fonctions premières. Il y a un effet physique de bien-être qui se déclenche dans les spectacles de Daria Deflorian qui pourtant n’ont rien d’une promenade de santé.

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Dans le dernier opus de la compagnie italienne, Nous aurons encore l’occasion de danser ensemble, tout commence par la fin. Une catastrophe que l’on ne définit pas (Covid ou cataclysme écologique qu’importe !) a visiblement englouti la civilisation telle que nous la connaissons et comme des voyeurs devant « ground zero » une petite bande de curieux visite les loges, arpente une scène tandis que la conférencière s’excuse « il nous est impossible de reconstituer les rites qui se déroulaient dans ses lieux appelés “théâtre”… mais si vous vous rapprochez de ces ruines, vous pourrez respirer l’émotion qui est restée gravée ici ». Le théâtre est mort, vive le théâtre.

Si les portants de costumes réchappés miraculeusement sont l’objet d’une admiration médusée et morbide de nos touristes en goguette, la présence des fantômes qui ont foulé les planches pendant des siècles est palpable. La scène à peine éclairée vibre sous les décombres, prête à renaître de ses cendres à la moindre étincelle. Et puisqu’il s’agit avant tout d’une déclaration d’amour à l’art dramatique, c’est la servante (ghost light en anglais et en italien) qui va jouer les monsieur loyal, lien discret et fidèle qui unit dans son halo les acteurs, les souvenirs, les doutes, les joies et les échecs.

« La salle de répétition met à distance la réalité, les choses, les amours et répond au besoin obsédant de voir la réalité loin des faits, loin de la confusion des signes » prévient Daria Deflorian, nous sommes dans le théâtre du juste avant, dans le magma primordial, la soupe originelle, là où tous apprivoisent les mots qu’ils vont livrer et préparent leurs corps à l’exposition.

Pendant une heure trente pourtant, rien ne va se jouer devant un public, nous sommes dans les limbes, un espace transitoire quasi nu qui nettoie du passé et qui prépare au monde d’après. Entrer en scène, quitter la salle de répétitions pour faire face aux regards de l’audience, aux jugements et aux incompréhensions terrifient les acteurs autant que ça les dopent. Et c’est bien ce sentiment étrange d’aimer être en permanence sur une corde raide que les six acteurs en scène tentent de transmettre en se livrant à une introspection sensible, sincère et amusée.

Mais le rideau ne s’ouvrira pas, il s’impose comme une frontière protectrice entre les acteurs et le monde ; ils ont très envie de la traverser cette ligne de démarcation, de déplier les plis lourds de velours rouge, mais, submergés par l’enjeux, ils prient pour ne pas croiser les regards qu’ils devinent, ne pas interrompre les souffles et les murmures du public qui s’installe : « je suis terrorisé à l’idée que, si le rideau est un peu relevé et laisse passer la lumière sur le plateau, ils vont voir mes pieds. Et alors ils vont comprendre que j’ai peur, et que je suis là à les observer, à étudier l’ennemi ». Theatron vient d’un verbe grec qui signifie regarder, contempler, le théâtre est donc étymologiquement le lieu où l’on regarde, et ce, des deux côtés du rideau.

Comment les acteurs vont-il entrer pour le temps d’une représentation dans la vie des spectateurs ? Comment cette convention intellectuelle du quatrième mur va-t-elle une fois encore s’incarner puis voler en éclat ? Comment créer ce soir encore une communauté de regards et de pensées au diapason ?

Pour faire spectacle, Daria Deflorian n’officie pas seule, elle est accompagnée de son fidèle binôme Antonio Tagliarini qui co-signe les spectacles de la compagnie et de quatre autres acteurs comme autant de doubles, de miroirs, de surfaces de projections.

Trois couples en scène donc, trois fois Daria et Antonio, jeunes, moins jeunes, plus jeunes du tout, qui se battent avec leurs espoirs, leurs craintes et toujours cette quête de sens : y-a-t-il encore des pas qui n’ont pas été dansés ? Y-a-t-il encore des mots qui n’ont pas été entendus ? Daria et Antonio sont les chefs d’orchestre de leurs spectacles, ils adaptent, ils écrivent, ils composent, ils mettent en scène. Il est évident que c’est l’écriture de leur spectacle qui permet cette fluidité dans le jeu, ce sont leurs phrases, leur intimité qu’ils portent à la scène et quand ils s’adressent au public, ce sont des amis qui se confient.

Cette proximité dans l’échange, cette désarmante simplicité bouleverse et laisse trace dans la mémoire des spectateurs, une rencontre fugace mais imprégnée. Le revers de la médaille s’éprouve dans la différence de jeu, inhérente au procédé, entre les deux auteurs et les quatre autres acteurs qui, bien qu’engagés dans un esprit de troupe, semblent inéluctablement plus extérieurs à ce qu’ils racontent.

Comme support à leur travail scénique, la compagnie a choisi cette fois-ci de s’appuyer sur le film de Fellini, Ginger et Fred, dont le titre du spectacle est une citation. Il ne faut pas s’attendre à une adaptation, non, la référence est ici comme une servante, une lumière qui luit quand tout le reste s’éteint. Une planche à laquelle on s’accroche pour ne pas se noyer. Car les souvenirs ont tendance à emporter les corps comme une houle mauvaise et voilà nos acteurs soumis à tous les vents, en proie aux regrets, aux petites humiliations, aux taches d’ego qui alourdissent le quotidien.

Or, l’acteur sur scène doit être parfaitement au présent, certes avec les sillons creusés par la vie mais dans une légèreté de l’instant qui lui permet de danser. Comment ces deux artistes sur le retour vont-ils trouver les ressources et l’appétit de danser à nouveau ? Federico Fellini avoue dans une interview : « Ce n’est pas le côté romantique et psychologique qui m’intéresse chez les deux ex-danseurs quand ils se retrouvent après toutes ces années. Je ne voulais pas en faire des personnages pathétiques, ni une histoire d’amour. Je voulais juste les regarder vivre comme ils sont avec leurs qualités, leurs défauts, leur vérité et leur ridicule. »

Ce n’est pas une adaptation du film de Fellini que nous voyons sur le plateau, les metteurs en scène ont cette même volonté de regarder des artistes dans leur vérité, sans chercher le sublime et en refusant tout spectaculaire. En tant que spectateurs, on peut se découvrir alors comme des entomologistes, observant ces humains se débattre dans leurs préoccupations quotidiennes, luttant pour leur survie tantôt en collectif, tantôt en solitaire.

Si dramaturgiquement la pièce patine parfois, c’est que rien n’est construit pour convaincre ou démontrer.

Nous pourrions alors essentialiser le théâtre de la compagnie Deflorian / Tagliarini par une frugalité visuelle que vient percuter un foisonnement du verbe et la primauté de l’intime. La logorrhée comme arme d’émotion massive. Dans une précédente pièce de la compagnie, Quasi Niente, présentée en France en 2018, c’était le film Desert Rouge de Michelangelo Antonioni qui était convoqué, une simple méridienne comme décor et l’état dépressif devenait alors le personnage principal. Les longs soliloques paraissaient se déverser sans fin, comme une bile qui doit sortir du corps au risque de tout brûler sur son passage. Les mots sont à la fois ce qui tue et ce qui sauve, ils devenaient sur scène cette matière acide qu’il faut apprendre à manier pour maintenir nos existences dans le corps social.

Dans cette dernière création, tout se concentre sur l’essentiel de leur métier, comme si après une vie passée à interpréter des rôles, à incarner des états d’âme, à dénoncer des injustices sociales (en 2015, Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni a montré comme personne au théâtre la détresse des personnes âgées en Grèce qui, pour ne pas peser économiquement sur leurs familles, choisissent le suicide), il fallait se recentrer sur le cœur (le chœur ?) de leur pratique artistique.

Pour ce faire, ils ne s’épargnent pas, aucune hagiographie même si le narcissisme les guette tous, mais un regard tendre et lucide sur ce qu’ils ont été. Un acteur quand il évoque sa vie scande le temps avec les spectacles dans lesquels il a joué. Il est modelé par les anecdotes de scènes, les artistes qu’il côtoie, les tournées, les soirs d’après spectacle, les triomphes et les échecs qui rappent.

C’est une vie de représentation et plus le temps passe, plus il est question d’accepter ce qui ne sera plus, les rôles que l’on ne peut plus jouer, ceux qu’on ne jouera jamais. Le renoncement pourrait être sordide, comme une plante asséchée que l’on oublie sur un rebord d’une fenêtre obscure mais les souvenirs qui éclosent sur scène ont cette faculté d’insuffler du rythme à nouveau et tout prend soudain une couleur éclatante.

Aux regrets, se superposent l’épaisseur d’une vie de rencontres, de chocs esthétiques (il sera beaucoup question de Pina Bausch) puis la douce certitude d’avoir simplement répondu à sa vocation. Si les mots en cascade ont été la marque de fabrique de la compagnie Deflorian / Tagliarini ces dernières années, ils sont aujourd’hui plus retenus au profit de corps qui s’épanouissent, de mouvements plus assumés. À l’instar de ce lapsus dans un dialogue inaugural qui fonctionne mieux en italien qu’en français : « Mais comment doit-on faire pour parler ensemble ? — Pour danser ? — Pour parler ! — Pardon j’avais compris danser — Non, j’ai dit parler. — Danser et parler pour moi c’est pareil. » Peut-être que ces logorrhées se sont muées en gestes, que le corps prend le relais, la danse devient alors plus juste que le discours pour dire le monde.

« Nous les artistes nous sommes au mieux comme des oiseaux empaillés, avec des plumes colorées à l’extérieur et de la paille à l’intérieur. » Et ils nous montrent tous ces artistes, les plumes et la paille, l’éclat et la tristesse, un grand déballage qui pourrait donner à certains une impression d’entre-soi – des acteurs qui parlent de théâtre –, si ce n’était cette faculté de Daria Deflorian à générer une empathie salvatrice avec le public.

Si dramaturgiquement la pièce patine parfois, c’est que rien n’est construit pour convaincre ou démontrer. C’est une mise à nu sans panache, dans la vérité des corps vieillissants, seules les histoires déjà vécues cent fois sont racontées, les souvenirs de chacun construisent un édifice branlant, de Pise à Babel, on ne sait de quel côté tout va s’effondrer. Pour paraphraser la célèbre maxime de Pina Bausch, danser semble être le dernier rempart, la dernière politesse.

Le pièce se termine comme une évidence par une litanie de saluts – dis-moi comment tu salues et je te dirai quel acteur tu es –, saluer c’est prendre congé et recevoir avec humilité, courbé vers le sol, les applaudissements du public, c’est signifier la fin de ce que l’on a commencé. Est-ce à dire qu’une page se tourne pour la compagnie ? On ne peut affirmer la fin d’un cycle de travail mais le coup d’arrêt de la pandémie a rassemblé les troupes au camp de base, et ce temps de veille contraint a favorisé les longues introspections, remises en question et vérités dévoilées : « je peux bien me raconter que je le fais pour faire plaisir à mes petits-enfants, pour l’attrait de la télévision, mais la vérité est que je suis là parce que j’avais envie de te revoir. »

 

Daria Deflorian et Antonio Tagliarini, Nous aurons encore l’occasion de danser ensemble, en représentation à l’Odéon (Ateliers Berthier) du 10 au 18 décembre dans le cadre du Festival d’automne.


Marie Sorbier

Critique