Instrument de plaisir – sur L’amour la mer de Pascal Quignard
Il y a bien des années déjà (écrire cette expression donne comme un frisson), j’avais rendu visite à Pascal Quignard, dans sa maison du 19e arrondissement, à Paris. C’était l’hiver, un très beau jour de soleil froid, et c’était pour un entretien qui se fit en partie dans sa cuisine, je crois. Je ne sais plus pour lequel des tomes de la série intitulée Dernier royaume je faisais cette visite, mais je me souviens de la conversation et du verre de vin rouge que buvait l’écrivain, à la manière d’une liqueur précieuse, comme du poste à cassettes vintage (me semble-t-il) avec lequel il me fit écouter de la musique… baroque, cela va de soi. Du moins la mémoire corrige-t-elle ainsi les faits, comme ces assistants de conduite électroniques qui veulent à tout prix ajuster la trajectoire de votre voiture au tracé réglementaire de la route, et paraissent pour cela donner des petits coups de volant à votre place.
Qu’on me pardonne l’évocation d’un tel souvenir, qui semblera peut-être trop personnel, simplement anecdotique, mais me reste étrangement présent. Nous avions parlé des vanités sociales et de leur possible maîtrise (où Quignard avait excellé comme personne, du temps de sa splendeur éditoriale), de musique donc et de peinture, de Jean Fautrier, de ce que cela pouvait représenter de marcher longtemps à la lisière de Paris, et surtout de ce que signifie la composition d’un livre.
Il faudrait que je retrouve, dans le désordre et la dispersion des traces conservées (peut-être même existe-t-il encore une cassette « audio », quelque part), ce que disait exactement cet homme disert au regard perçant, spécialement bleu, presque effrayant. J’avais été frappé en tout cas par ce qu’il définissait comme un art indispensable de l’élagage littéraire, bien au-delà du cliché de la coupe nécessaire pour qu’un livre trouve sa bonne taille, et tombe juste, tel un vêtement d’évidence.
Il y avait là, plutôt, l’idée d’un tout (je n’ose parler d’un absolu) dont le texte – et on peut dire, au regard de la bibliographie de Quignard, désormais, l’archipel infiniment pluriel des textes – propose l’accès, par l’éclat fracturant du fragment ou la fausse linéarité de romans eux-mêmes subtilement ajourés, tout travaillés d’ellipses… Long et lent labeur, qui associe patience et fulgurances, bravant tous les risques, y compris celui du ridicule, qu’on laissera intact au ricanement des critiques : obscurité kitsch, maniérisme des scènes sexuelles, coquetteries de latiniste, cuistreries obsessionnelles, etc. Le défi vise autre chose : quelque chose qu’il nous arrive rarement de lire.
Je me suis souvenu de cela, évidemment, en découvrant L’amour la mer, livre quignardissime et joueur, fausse somme et authentique instrument de plaisir. C’est le 76ème ouvrage de l’auteur, si l’on en croit l’imposant récapitulatif de ses livres qui court sur presque quatre pages de cette édition… et on s’y retrouve pour ainsi dire en terrain connu, dès les premières pages, où semble s’animer un tableau de Georges de La Tour, dont on n’est plus sûr qu’il existe vraiment.
Il va donc être question d’amour et d’incarnation, des sens comme du mystère de l’âme, et beaucoup de musique, dans le déroulement d’une intrigue où l’on croise des figures et des lieux connus, rencontrés ou parcourus dans d’autres livres : Wurtemberg, Hanovre, Froberger, Sainte Colombe… Nous sommes surtout dans un XVIIe siècle rêvé, une sorte d’abstraction un peu folle – moins le terreau de Quignard, au fond, que cette mer prodigieusement métaphorique qui lie l’écume des larmes, la moiteur noire de l’encre, les vagues que font les rouleaux de partitions, le mystère de la neige à couleur de lait, la pluie battante qui cingle l’instant du coup de foudre, et toutes les variations liquides possibles instruites par des siècles de tradition poétique, où l’amour apparaît tel un phare mouvant dans le grand chaos du monde.
Bien sûr, il y a des personnages : la belle Thullyn, que son père, qui disparaîtrait en mer, baptisa « petit requin » et se révèle une sorte de sirène musicienne, et Hatten, compositeur intransigeant et génial, en veste de satin à brandebourgs bleus.
Les deux forment un couple, viole et clavecin, dont l’histoire constitue le fil principal de ce récit voyageur qui nous fait croiser une certaine Europe artistique, des buttes parisiennes à Ostende ou Maastricht. Il y a donc des anecdotes et comme toujours des histoires dans l’histoire, un travail savant du contrepoint, des reprises de motifs, un dosage subtil de l’aphorisme dans le canevas romanesque et des places dévolues à la digression… C’est une rêverie sur le trésor d’Abraham, deux musiciens qui partagent leurs semences, une averse qui éclate au moment du baiser, l’Arcadie de Poussin et les enfers pour tous, etc.
Ce qui frappe surtout, dans ce dispositif où l’on retrouve l’art familier de Quignard, c’est sa science de ce qu’on pourrait appeler le hors-champ : le texte vient recueillir le sens de ce qui s’imagine ailleurs, dans une cosmogonie où nature et peinture, par exemple, se rejoignent dans le tout harmonieux d’un monde sans date. Il y a un ailleurs du livre, qui est le livre même. Ce paradoxe magique, qui désigne un autre nécessaire, est peut-être le vrai secret de Quignard parce qu’il résume, d’une certaine façon, une relation au monde en forme d’art poétique. C’est en tout cas ce qu’on croit pouvoir lire dans maints passages de L’amour la mer, tel celui-ci :
« Il faut peut-être dans la musique, comme il faut peut-être dans l’amour, au moins une sorte de regret. Une nostalgie plus vaste que la joie que le plaisir donne. Un souvenir qui l’anime. Il faut quelque chose qui s’étend au-delà d’elle et qui ne puisse se maîtriser. Quelque chose qui rêve encore dans le sommeil du désir. Quelque chose qui attendent au fond du corps. Quelque chose qui continue à espérer même quand tout vient faire défaut – le corps, le cœur, la force, la grâce, l’âge, la peur.
Il faut un orient à ce qui manque.
Dans le chant des oiseaux, c’est facile à trouver, c’est le soleil.
Les oiseaux sont sûrs d’eux dans la leçon qu’ils donnent chaque jour. Ils sont péremptoires. Une interprétation qui ne se tourne pas en improvisation n’est pas de la musique.
C’est l’aube. »
Tout le livre, et peut-être tous les livres de Quignard sont construits sur ce « quelque chose » anaphorique, comme un espoir « quand tout vient faire défaut » : défaut mallarméen des langues, qui fonde la poésie même, hors-champ fantasmatique ou spirituel, vaste tout dont la mer figure l’infini, l’incessant recommencement liquide, la musique toujours bruissante… L’image est magnifique, de cet indispensable orient, brûlure du soleil qui perce l’ajourage du texte.
Il faut le répéter : lire Quignard, c’est se tenir devant une fenêtre-vitrail à travers laquelle il n’est pas toujours possible de tout distinguer, mais où se devine cet ailleurs, ce dehors, cet invisible offert à l’œil par les bribes de la description, les fragments d’histoire, les scènes brèves, lesquelles renvoient volontiers au mystère des origines, à la nuit de la création, aux gestes de l’amour. L’amour la mer est évidemment travaillé de ces motifs et questions, et de ces visions à recomposer selon un dispositif dont la logique, en définitive, importe assez peu : le principe du jeu de cartes, filigrane pictural où peut se deviner tel tricheur de Georges de La Tour, revient comme une fausse clé tout au long du roman, dont on peut aussi laisser filer tranquillement la partie, en rêvant, sans crainte d’y perdre quoi que ce soit, surtout pas le bonheur presque brut de la lecture… De toute façon, « les cartes vivent tellement plus longtemps que les joueurs qui les posent devant eux et qui s’en promettent des gains considérables ».
Est-ce une facilité, alors, d’affirmer que cette occurrence du bonheur, et cette insouciance du gain, au fond, apparaissent comme une sorte de provocation malicieuse (anti-houellebecquienne ?) en nos temps d’angoisse et d’obscurité ? Il serait trop simple, et forcément réducteur de dire qu’on lit Quignard pour se consoler du présent : les violences de sa Saint-Barthélemy continuent d’être d’une étrange actualité. Quelque chose de son roman échappe pourtant à l’historique, de tout évidence, pour proposer, au-delà également des possibles caractérisations sociales, une sorte de miroir d’éternité. On peut ne pas s’y retrouver, mais c’est un vrai bonheur de s’y rêver.
Pascal Quignard, L’amour la mer, Gallimard, 400 pages.