Hommage

Au paradis pop – sur Ronnie Spector (1943 – 2022)

Journaliste

Ce n’est pas une chanteuse secondaire de tubes trop sucrés des sixties qui vient de disparaître : Veronica Bennett était la véritable Queen of the pop. Que la postérité se souvienne d’elle aussi comme une combattante valeureuse de l’émancipation féminine, arrachée à l’ombre du mur du son de son pygmalion et bourreau, Phil Spector.

Si on me demandait de jouer à ce jeu amusant et stupide consistant à élire la plus belle chanson du monde, je voterais 9 fois sur 10 pour Walking in the rain (et la 10e fois pour You’ve lost that loving feeling des Righteous Brothers, produite par le même homme). Si je devais choisir le plus grand producteur de pop-rock de tous les temps (et aussi le plus taré, le plus pervers, le plus dangereux), je dirais Phil Spector. Et si, à côté du King of rock (Elvis) ou de la Queen of soul (Aretha), on me demandait qui est ma Queen of pop, je désignerais sans hésiter Veronica Bennett, plus connue sous le nom de Ronnie Spector. Tout cela pour dire à quel point le décès de la chanteuse est pour moi un événement considérable, un chagrin océanique, une perte immense.

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La presse française ne semble pas avoir pris pleinement conscience de la magnitude de Ronnie Spector (hormis Francis Dordor dans Les Inrocks) et a traité cette nouvelle comme si une chanteuse secondaire et oubliée dans les limbes des sixties venait de disparaître, citant toujours le splendide mais sempiternel tube Be my baby comme principal fait d’arme. Pour ma part, je n’ai jamais cessé d’écouter les Ronettes et de les placer très haut dans mon panthéon personnel et il faut consulter les sites de la presse américaine pour prendre la vraie mesure de la perte.

Il faudrait aussi demander aux Beatles, aux Stones, aux Beach Boys, à Bruce Springsteen, à Billy Joel, aux Ramones ou à Martin Scorsese ce qu’ils pensent de Ronnie Spector : tous amoureux d’elle et de sa musique. Si elle était encore en vie, Amy Winehouse aurait été la première à lui rendre hommage. Quant à Sheila, Sylvie Vartan, Claude François et tous nos yéyés nationaux, ils étaient aux Ronettes ce que la Simca Chambord était aux Cadillac, de sympathiques et pâles photocopies gauloises. 

Veronica Bennett voit le jour en 1943. Son père est d’origine irlandaise, sa mère est afro-cherokee, d’où la beauté métissée de leurs filles. Veronica grandit à New York dans le Spanish Harlem durant les roaring fifties, époque où « le rock déferle en force sainte, en brûlots Sun échevelés et prières Specialty pommadées d’extase : une religion qui gonfle les moteurs et fait voler les jupes des filles… » comme l’écrivait Yves Adrien dans 2001, une apocalypse rock.

En 1957, Veronica forme les Darling Sisters puis les Ronettes avec sa sœur Estelle (sa quasi-jumelle, on les confond toujours sur les photos) et leur cousine Nedra Talley. Cet ensemble doo-wop se fait un nom dans la région de New York et sort quelques singles sans succès. Leur rencontre avec Phil Spector va tout bouleverser.

Spector est le jeune producteur qui monte : il s’est formé aux côtés des meilleurs (Jerry Leiber et Mike Stoller, Jerry Wrexler, Ahmet Ertegun…), a collaboré à des classiques comme Spanish Harlem ou Stand by me et produit son premier succès pour les Teddy Bears : To know him is to love him, titre repris de l’épitaphe inscrite sur la tombe de son père. Avec Lester Sill, il a fondé son propre label, Philles (contraction de leurs deux prénoms) et commencé sa conquête des charts et du monde en lançant les Crystals, son premier girl group à succès, puis Darlene Love et Bob B Soxx & the Blue Jeans.

La voix de Ronnie Spector tout à la fois l’euphorie de l’attente amoureuse et la mélancolie des amours fanés.

On est dans les années 1962-63 pré-Beatles, les tubes s’enchaînent (He’s a rebel, Uptown, Da Doo ron ron, Then he kissed me…) et Phil Spector s’impose comme le producteur le plus jeune, le plus doué, le plus fécond et le plus riche de cette époque. Mais c’est avec les Ronettes, à partir de fin 1963, qu’il va développer et parachever son concept du « mur de son » et connaître son acmé artistique.

Qu’est-ce que ce « mur de son » ? Un paradoxe miraculeux. Un maximum d’instruments, un mille-feuilles de pistes (les habituelles guitares, basse et batterie, mais aussi des pianos, percussions, cuivres, cordes, clochettes et castagnettes…) compressé et enregistré en mono dans un petit studio avec un léger effet de réverbération. Contre toute attente, il n’en ressort pas une bouillie mais un son ample, majestueux, à la fois gracile et monumental, délicat et tellurique, céleste et semblant provenir des entrailles de la terre. Un son calibré pour exploser dans les juke-boxes et transistors de l’époque, joué par la dream team du Wrecking Crew (Barney Kessel et Glen Campbell aux guitares, Leon Russell et Docteur John aux claviers, Steve Douglas au saxo, Hal Blaine à la batterie, Jack Nitzsche aux arrangements…). On a souvent comparé ce son à une cathédrale, Spector le définissant pour sa part comme des « petites symphonies pour les djeuns ».

Le « mur de son » était certes essentiel mais n’était pas tout dans la réussite des Ronettes. Il y fallait aussi des chansons fabuleuses, écrites et composées par les meilleures doublettes du Brill Building (Barry Mann et Cynthia Weil, Ellie Greenwich et Jeff Barry, Carole King et Jerry Goffin…) et bien sûr les trois chanteuses pour habiter cet univers musical et l’incarner. Cette incarnation est d’abord visuelle. Avec leurs chignons chantilly, leurs yeux cernés de kôhl, leur robes design et coupées le plus court possible, leurs silhouettes profilées, les Ronettes sont canons, sexy (cet aspect a été pleinement revendiqué par Ronnie elle-même), instantanément iconiques. Mais le plus important est la voix de Ronnie, merveilleusement soutenue par les chœurs d’Estelle et Nedra. Pour décrire cette voix et son vibrato déchirant, un critique américain a parlé de la rencontre entre la soie et le papier de verre.

A mes oreilles, les Ronettes auraient pu s’appeler les Crystals car l’organe de Ronnie est comme du cristal qui se fendille, un diamant toujours au bord de la fêlure. Cette voix exprime tout à la fois l’euphorie de l’attente amoureuse et la mélancolie des amours fanés, elle synthétise toute la vitalité et tous les petits chagrins de l’adolescence. En seulement trois tubes célèbres et quelques mois (d’octobre 63 à mai 64), les Ronettes ont dessiné tout l’arc existentiel des 14-18 ans : la promesse du désir amoureux (Be my baby), la plénitude du plaisir d’être ensemble (Baby I love you) et la douleur de la rupture (The best part of breaking up).

Ces chansons sont aussi magnifiques que tout le monde le dit mais il ne faudrait pas qu’elles occultent les autres chefs-d’œuvre des Ronettes. Je pense à Do I love you ? et son irrésistible invitation sur la piste de danse, à la tristesse insondable et bouleversante de Is This what I get for loving you ?, au génie mélodique et sonique de Born to be together ou encore à quelques perles signées en solo sous le nom de Veronica (So Young, Why don’t they let us fall in love), sans oublier la contribution des Ronettes au superbe album de noël de Phil Spector (Sleigh ride, Frosty the snowman…), autant de chansons qui réverbèrent la joie et le mal-être teenage, qui pincent des cordes très profondes de la psyché, et qui valent bien Be my baby. Et puis il y a Walking in the rain, masterpiece absolu.

Si les chansons produites par Phil Spector sont une rivière de bijoux, alors Walking in the rain en est le diamant majeur, le joyau central, le youkounkoun. La chanson est mise en son (en scène) comme un mélodrame, ou un opéra. Une mélodie qui serpente, s’entortille, se dénoue et se renoue, une averse de cordes et de chœurs qui scandent le récit, un orage qui éclate littéralement au refrain (Spector a enregistré le vrai son de la foudre), tout cela enchâssant une histoire simplissime, candide (c’est une chanson pop, pas une thèse lacanienne) que la mélodie et les arrangements portent à hauteur d’une tragédie grecque : la narratrice est tombée amoureuse d’un garçon et fantasme leur histoire à venir, y compris les possibles conflits, disputes et rabibochages, mais surtout le rêve de faire avec lui des choses aussi simples que « marcher sous la pluie en étant éperdument amoureux ». J’ai écouté cette chanson probablement 1959 fois dans ma vie et à chaque écoute, le génie de Phil m’éblouit, les « woahow » de Ronnie me déchirent le cœur. 

Déchiré, le cœur de la chanteuse l’a été une bonne partie de sa vie. Les Ronettes se séparent en 1967 et Veronica épouse son mentor en 68. Elle devient Ronnie Spector, un peu pour le meilleur et beaucoup pour le pire. Dans le travail, Phil Spector était un génie et un tyran. Il faisait cravacher ses artistes mais se réservait la meilleure part de la gloire et de l’argent. J’ai interviewé un jour La La Brooks, l’une des chanteuses des Crystals et elle me disait « quand je fais la queue à la banque, j’entend parfois des gens fredonner Da Doo ron ron, et ils ne savent pas que c’est moi qui la chantais. C’est douloureux ». Ronnie était certes plus connue que La La, mais à partir de ce mariage en 68, sa célébrité va se cultiver pour de très mauvaises raisons.

La femme avait survécu à l’enfer, pas la chanteuse.

Car Phil Spector était également un tyran domestique, une incarnation chimiquement pure de ce qu’on appelle aujourd’hui la masculinité toxique. L’homme était paranoïaque, pervers narcissique, jaloux, violent. Il enfermait littéralement Ronnie dans leur manoir, lui interdisait d’avoir une vie et une carrière autonomes, confisquait ses chaussures pour qu’elle ne puisse pas sortir à l’improviste. Il la menaçait souvent, flingue à la main, avait acheté un cercueil en or et promettait à Ronnie qu’il la tuerait si jamais elle avait l’idée « saugrenue » de le quitter. Ce qu’elle a fini par faire, s’enfuyant du manoir pieds nus.

Ce fou furieux avait méthodiquement construit la carrière et la renommée de Veronica avant de les détruire tout aussi méthodiquement, un peu comme Ike Turner l’avait fait avec Tina. Des années plus tard, Phil Spector assassinerait une de ses conquêtes d’un soir et terminerait sa vie en prison. A cause de ce mariage calamiteux, Veronica est devenue alcoolique. Elle a tenté de reformé les Ronettes, a chanté avec Southside Johnny et Bruce Springsteen, sorti des albums solo, a été intronisée au Rock’n’roll Hall of fame en 2007, mais sa carrière n’a jamais vraiment redécollé. La femme avait survécu à l’enfer, pas la chanteuse.

Dans l’inconscient collectif, elle est restée et demeurera à jamais la figure de proue des Ronettes, cette poupée sixties en choucroute et robes fourreau qui chantait divinement des chansons divines. L’actrice superstar Zendaya l’incarnera dans un biopic à venir adapté de son autobiographie judicieusement intitulée Be my baby : comment j’ai survécu au mascara, aux minijupes et à la folie. Divorcée en 1974 de Phil, puis remariée, elle a réussi à vivre quarante-six années libérée de son pygmalion et bourreau. Cette reine absolue de la pop mériterait que la postérité se souvienne d’elle aussi comme une combattante valeureuse de l’émancipation féminine. Une de ses chansons solo s’intitulait Paradise. Personnellement, je ne crois pas au paradis mais si jamais il existait, nul doute qu’on y entendrait tous les jours les Ronettes.


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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