Cinéma

Jacques Rivette, cinéaste nécessaire pour aujourd’hui

Journaliste

La Cinémathèque française consacre jusqu’au 13 février une vaste rétrospective à l’œuvre de Jacques Rivette, dont plusieurs films sont également distribués en salle et édités en DVD. Critique acéré et érudit, styliste à l’écrit comme à la mise en scène, Rivette était devenu ces dernières années moins en vue que ses complices des Cahiers du cinéma à l’origine de la Nouvelle Vague (Jean-Luc Godard, François Truffaut, Eric Rohmer, Claude Chabrol). Poète politique rêveur et rieur, il est l’auteur d’une œuvre d’une intense actualité.

Un spectre ne hante pas la cinéphilie actuelle, celui de Jacques Rivette. C’est doublement paradoxal. Paradoxal parce que les spectres, les fantômes sous de multiples formes sont si présents dans ses films – sans oublier ce qu’il appela lui même ses films fantômes, films non tournés mais qui habitent de manière subliminale ceux qui ont été réalisés. Et paradoxal parce que bien des aspects majeurs de notre temps entrent en résonance avec ses films, qui furent à certains égards prémonitoires.

Les spectres sont, selon des modalités très variables, présents dans les vingt longs métrages de Jacques Rivette. Au-delà des leurs rôles particuliers dans chaque fiction, ils sont la traduction d’une haute ambition concernant les puissances de la mise en scène, une affirmation à la fois joueuse et sérieuse, théorique et romanesque, du cinéma comme art de l’invisible. Il se pourrait que le trop grand succès de spectres plus explicites, le si prisé désormais carnaval des monstres et succubes du cinéma d’horreur dont il est devenu obligatoire de ressasser l’éloge, ait contribué à marginaliser ces enchantements plus subtils.

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Un des traits habituellement associés au cinéma de Rivette est l’importance des complots : de Paris nous appartient (1960) à 36 vues du Pic Saint-Loup (2009), dans la plupart des films « quelque chose » se trame dans l’ombre. Selon les cas, on en saura plus ou moins, on sera plutôt à proximité des comploteurs, de ceux qui font l’objet de ces manigances, ou dans l’incertitude de la réalité des menées. Et le plus souvent le film organisera une circulation entre ces trois positions, au cours de laquelle se jouent de multiples mystères.

Explicitement inspirée par le modèle des Treize, cette confrérie agissant dans l’ombre qui traverse la Comédie humaine de Balzac, et qui apparaît dans Out One et Ne touchez pas la hache, l’existence de forces occultes – qui sont une autre forme des fantômes précédemment mentionnés – se retrouve dans plusieurs autres films, avec des éléments plus ou moins convaincants d’explication – ou pas d’explication du tout.

En cela, ces films travaillent, sur un mode ludique mais stimulant et sans complaisance, ce qui est aujourd’hui devenu le gigantesque dispositif d’orientation des pensées et des actes qu’on désigne par les termes « complotisme » et « fake news ». Chez Rivette, les enjeux de croyance sont identifiés comme tels, reconnus dans leur puissance active dans le monde, contés avec considération pour la sincérité de celles et ceux qui en sont porteurs, tout en restant toujours à interroger.

De tous les échos que l’œuvre filmée de Jacques Rivette éveille avec le présent, un autre est particulièrement significatif. Il concerne la question des formats, question désormais activée par les pôles surpuissants de la série et des plateformes en ligne : de force plus souvent que de gré, mais comme souvent chez lui en inventant des réponses créatives, meilleures que la question posée, Rivette y aura été confronté à plusieurs reprises : le passage des 749 minutes de Out 1 Noli me tangere aux 260 minutes de Out 1 Spectre, et la réponse (contrainte) par La Belle Noiseuse Divertimento (125 minutes) à La Belle Noiseuse (240 minutes), sont deux gestes de cinéaste concevant une forme, un agencement, une proposition complète à partir des exigences de la distribution ou de la diffusion – on ne peut en dire autant de la version amputée de Va savoir qui lui a été imposée, dans ce cas seules les 220 minutes de la version complète font film, font sens.

Mais la structure en diptyque de Jeanne la pucelle est elle aussi une approche de construction filmique en dehors du seul schéma classique du long métrage. Avec la complicité des coscénaristes Pascal Bonitzer et Christine Laurent qui ont accompagné le très libre et singulier processus des films durant toute la seconde partie de son parcours comme cinéaste (Bonitzer depuis L’Amour par terre en 1984, rejoint par Christine Laurent depuis La Bande des quatre en 1989) s’élabore, entre jeux de rimes et de contrastes, bien autre chose que la césure d’un long film, ou la fabrication de deux épisodes.  

Rivette aura aussi incarné, à un degré sans équivalent, la possibilité de travailler avec les actrices.

Une autre caractéristique majeure du cinéma de Rivette concerne le rôle décisif des femmes, à l’écran et hors écran. La Religieuse, Céline et Julie, le triptyque des « Filles du feu », Le Pont du nord, La Bande des quatre, L’Amour par terre, Jeanne la pucelle, Haut bas fragile, Secret défense, Va savoir sont entièrement construits autour d’une ou plusieurs héroïnes – et dans les autres films, les personnages féminins occupent une place très importante, même si des hommes y sont aussi des figures de premier plan.

Évidente statistiquement, cette importance des femmes dans les fictions se double de la richesse des approches, de la diversité des tonalités mobilisées. Cette situation est assurément à rapprocher de la présence très importante des femmes dans la conception des films. Suzanne Schiffman, Marilù Parolini, Christine Laurent, Nicole Lubtchansky sont ici les noms les plus importants, avec des contributions qui excèdent pratiquement toujours une fonction réduite à un poste technique (scénariste, monteuse, assistante réalisatrice). Sans oublier, indéfectiblement fidèle à partir de Hurlevent en 1986, la productrice Martine Marignac.

Mais Rivette aura aussi incarné, à un degré sans équivalent, la possibilité de travailler avec les actrices, de faire d’elles des partenaires de création à part entière. Si Bulle Ogier occupe une place essentielle dans ce parcours depuis L’Amour fou, Juliet Berto, Bernadette Lafont, Dominique Labourier, Géraldine Chaplin, Maria Schneider, Pascale Ogier, Fabienne Babe, Jane Birkin, Emmanuelle Béart, Sandrine Bonnaire, Jeanne Balibar, les jeunes femmes de la Bande des quatre et le trio – Nathalie Richard, Marianne Denicourt, Laurence Côte – de Haut bas fragile constituent non pas une succession de noms d’actrices, mais une communauté de travail, par-delà les années et les différences.

Cette quête d’autres manières de suscite et de bénéficier des ressources créatives de la collectivité de travail autour d’un film participe de ce qu’a réfléchi la manière de filmer de Rivette depuis le début. Elle a donné lieu à l’une des plus fortes traductions, dans la pratique cinématographique elle-même, des remises en question et des tentatives issues de Mai 68, comme le cinéaste le racontait dans un entretien mémorable paru dans les Cahiers du cinéma en septembre de la même année[1].

Il ne serait pas absurde de dire que la fabrication de chaque film de Jacques Rivette aura été une petite ZAD.

Au risque de l’anachronisme, il ne serait pas absurde de dire que la fabrication de chaque film de Jacques Rivette aura été une petite ZAD. Profondément interrogés par les pratiques venues du théâtre, et en particulier la notion de troupe si explicitement active dans ce que montrent beaucoup de ses films, les tournages de Rivette ont été dès le début, puis dans la proximité importante avec la bande de Marc’O à laquelle appartenait aussi Bulle Ogier et Jean-Pierre Kalfon, des utopies en acte, et très fécondes malgré les nombreuses et ô combien réelles difficultés.

Joueurs et radicaux, habités de la mémoire des contes de l’enfance, de culture théâtrale et picturale, les films de Rivette sont, toujours, électrisés par le présent – le présent de la politique, le présent de l’existence des corps, des voix, des matières. En témoignent d’autant mieux que de façon contre-intuitive les films en costumes adaptés de grandes œuvres littéraires, La Religieuse, Hurlevent, Ne touchez pas la hache, et de manière exemplaire cette version sublimement concrète et actuelle d’un épisode historique qu’est Jeanne la pucelle.

Le cinéma de Rivette a fréquemment convoqué les références à d’autres arts, le théâtre évidemment (Paris nous appartient, L’Amour fou, Out 1, L’Amour par terre, La Bande des quatre, Va savoir), la littérature (Diderot, Balzac, Nerval, Emily Brontë sont les noms les plus évidents), la peinture (explicitement dans La Belle Noiseuse, en référence à Balthus dans Hurlevent). Mais, sans minimiser leur importance, l’essentiel, comme il le dira à Serge Daney dans le long entretien filmé en 1990 par Claire Denis pour « Cinéastes de notre temps », Le Veilleur, est bien dans la mise en lumière des relations entre le cinéma et le monde. Et c’est bien ce qu’il a toujours aussi cherché et mis en valeur dans son considérable travail de critique, à l’occasion de textes limpides et vibrants, visionnaires et radicaux publiés dans les Cahiers du cinéma (et récemment édités en volume, augmentés d’inédits et d’un entretien au long cours).

Une part de la notoriété de Rivette s’est construite lors du scandale autour de son deuxième long métrage, Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot, interdit en 1966 sous la pression des catholiques traditionalistes ayant reçu le soutien de l’épouse du Général de Gaulle : ni le cinéaste ni le film n’avaient cherché cette crise, qui fut dans le domaine culturel un des épisodes importants ayant mené à Mai 68. De manière bien plus fine qu’une provocation délibérée, la sensibilité du cinéaste, sa relation à la situation des femmes et à leurs émotions comme aux institutions et à la littérature activaient une multitude d’effets significatifs dans la société de l’époque, processus auquel l’anthropologue Jeanne Favret-Saada a consacré une étude mémorable[2].

Depuis ses débuts attentif aux enjeux politiques, Rivette jouera un rôle important dans l’élaboration de nouvelles manières de l’associer aux questions esthétiques et critiques. Il n’est pas surprenant que se soit sous sa rédaction en chef des Cahiers du cinéma, au début des années 1960, que ceux-ci aient accompli un mouvement décisif : le passage de l’équation établie par les fondateurs, Bazin et les Jeunes Turcs (dont il faisait partie) entre esthétique et éthique à la mise en rapport direct esthétique/éthique/politique.

Son texte important sur le film de Pontecorvo, Kapo, « De l’abjection », publié dans le numéro 120 des Cahiers (juin 1961), texte que Daney rendra célèbre bien après sa parution[3], en est la traduction peut-être la plus explicite. Cette question-là, celle de la représentation dans toute l’épaisseur sémantique du mot, celle de ce qui se joue dans les façons de montrer en racontant, de raconter en montrant, y compris sous les espèces de la « représentation démocratique », est plus que jamais d’actualité.

Selon d’innombrables modalités, il s’agit toujours d’arriver à être au monde, comme l’a si bien vu Hélène Frappat dans le dernier chapitre de son beau livre, Jacques Rivette, secret compris, à propos des femmes revenantes.

À lui, maintenant, de revenir.

 

Rétrospective « Jacques Rivette » à la Cinémathèque française, jusqu’au 13 février 2022.

NDA : une version abrégée du texte qui précède figure dans le programme de la Cinémathèque française.


[1] « Le temps déborde. Entretiens avec Jacques Rivette » Cahiers du cinéma n°204.

[2] Dans Les sensibilités religieuses blessées, christianismes, blasphèmes et cinéma, 1965-1988, Paris, Fayard, 2017.

[3] Serge Daney, « Le travelling de Kapo », Trafic, n°4, automne 1992. Repris dans Persévérance. Entretien avec Serge Toubiana, Paris, POL, 1994 et dans Textes critiques, édition établie par Miguel Armas et Luc Chessel, Post-éditions, 2018.

Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po

Rayonnages

CultureCinéma

Notes

[1] « Le temps déborde. Entretiens avec Jacques Rivette » Cahiers du cinéma n°204.

[2] Dans Les sensibilités religieuses blessées, christianismes, blasphèmes et cinéma, 1965-1988, Paris, Fayard, 2017.

[3] Serge Daney, « Le travelling de Kapo », Trafic, n°4, automne 1992. Repris dans Persévérance. Entretien avec Serge Toubiana, Paris, POL, 1994 et dans Textes critiques, édition établie par Miguel Armas et Luc Chessel, Post-éditions, 2018.