Exposition

SILENCE = MORT – sur l’exposition « VIH/sida, l’épidémie n’est pas finie »

Critique d'art

À l’occasion des 40 ans du VIH/sida, le Mucem expose l’histoire sociale et politique de l’épidémie et souligne sa vocation de musée de société, porteur depuis deux décennies de ce projet innovant dans sa co-construction, avec des dizaines de particuliers, militants, chercheurs, soignants, associatifs concernés. Remontant ainsi le temps en regardant vers l’avenir, l’exposition puise dans la force militante de l’image, déployée sur de multiples médiums, tracts, photos, affiches, banderoles, et se veut à la fois testamentaire et alerte : « l’épidémie n’est pas finie ! ».

Donner à voir le grand diffus, qui concerne le tout et sa partie, l’histoire des rencontres et des mobilisations, des politiques publiques et des histoires individuelles, des silences et des oublis. Donner à voir aussi l’histoire de l’invisibilisation mortelle et contemporaine, laquelle prend souvent les traits d’une négligence ou des stigmatisations.

L’exposition « VIH/sida, l’épidémie n’est pas finie » voudrait répondre aujourd’hui à ces enjeux, et leur corollaire, depuis la prise en compte d’une épidémie qui a frappé les communautés atteintes dans les années 80 et jusqu’à son actualisation. Christophe Broqua, dans son ouvrage Agir pour ne pas mourir publié en 2006, ne le dit pas autrement. Co-commissaire de l’exposition du Mucem, il y écrit ceci : « à la fin des années 80, les homosexuels sévèrement atteints par le sida ne se voient proposer aucun espace qui puisse aider à la visibilisation de cette expérience, ou à la résolution de la crise qu’elle engendre pour la population homosexuelle dont la survie même semble menacée. » Cette problématique conduit, probablement, à la création d’Act Up, qui utilisera largement le symbole éponyme de cet article pour ses campagnes de communication, construisant par là même une nouvelle approche du militantisme.

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À l’origine se trouve une première collecte muséale de quatre ans, ouverte en 2002 à l’initiative de Françoise Loux alors chercheuse au Musée des Arts et Tradition populaire, laquelle, une nouvelle fois, diffuse dans l’exposition. Actualité avant tout, L’épidémie n’est pas finie au Mucem se voit, bien évidemment, frappée de plein fouet par un autre virus, celui de la Covid-19 qui résonne, en filigrane de l’exposition et des textes du catalogue. De fait, nous avons pu en faire l’expérience, toute épidémie est politique, elle se fait ici également générationnelle, résultant d’une diffraction de l’expérience du VIH dans la société.

Montrer une épidémie politique

Les propos du blog de Didier Lestrade rapporté sont en ce sens très éclairant : « Tout ce qui a traumatisé les gays pendant plusieurs décennies traumatise désormais la population générale. Après tout, les politiques de distanciation sociales sont très proches du safe sex des années 80 et 90 : réduction des partenaires, port du masque (ou de la capote) crainte d’être porteur asymptomatique mais contaminant, disparition des lieux de drague et de nombreux bars ou clubs, auto-contrôle et souci de la santé des autres. » La collecte initiée en 2002 devait couvrir le nouveau domaine géographique (Europe et Méditerranée) mais aussi les problématiques du monde contemporain et de s’inscrire dans une mémoire collective, celle des associations, celle de la prévention, celle de l’expérience collective de l’épidémie. La collecte s’interrompt administrativement en 2006 et concrètement en 2008 après une série d’ajouts successifs.

C’est probablement dans la dimension militante de l’image, plongée au cœur d’une valeur testamentaire, que s’écrivent les phrases les plus émouvantes de l’exposition. Pour exemple, la mise en avant du travail de la photographe et militante d’Act Up Emmanuelle Barbaras cristallise la dimension internationale du propos mais aussi le sommeil dans lequel le combat semble s’enfoncer. Dans un entretien avec Régis Samba-Kounzi et Vincent Douris, les intervenants enchaînent des mots très durs « Aujourd’hui le sujet n’intéresse plus le public. Doit-on trouver cela normal ? Le sida n’est pas terminé. Beaucoup de gens se contaminent et en meurent, surtout sur le continent africain. Les conséquences des politiques menées (…) empêchent toutes possibilités d’arriver à une diffusion universelle des traitements. »

Ainsi, l’exposition, comme le catalogue, propose un panorama des questions de représentation et d’analyse de l’épidémie. Depuis un regard, assez classique, de l’amont vers l’aval. Plusieurs étapes se font particulièrement touchantes dans leurs écritures et leurs représentations, les dessins d’enfants, la mémoire des toxicos, la mise en perspective des préconisations des travailleurs et travailleuses du sexe. Cette ambitieuse volonté, propre au musée de société, « dans une épidémie que l’on connaît par certaines figures publiques mais en même temps cette connaissance est séparée de l’expérience vécue des minorités qui sont le plus touchées. » selon les termes de Christophe Broqua recueillis lors d’un entretien. Alors, ce dernier nous invite à nous interroger sur notre propre connaissance du VIH dans nos souvenirs comme dans son actualité brulante, au près comme au lointain, dans le micro et le macro.

Ce que l’on montre et ce que l’on cache

En 1997, Hal Foster publie l’article « Portrait de l’artiste en ethnographe » souhaitant, en cela, dépasser la formule de Walter Benjamin faisant état d’un artiste comme « producteur ». Selon le critique d’art américain, un certain nombre de pratiques artistiques seraient nouvellement influencées par l’ethnographie dans un écho disciplinaire lequel connait depuis une dizaine d’années un certain prestige dans l’art contemporain, en tant que science de l’altérité, capable d’un discours critique et autocritique, intégrant des dimensions contextuelles et osant l’interdisciplinarité.

La création artistique, selon Hal Foster, serait ainsi passée dans le champ élargi de la culture que l’anthropologie est supposée étudier ; le « spectateur » n’y est plus simplement considéré dans sa dimension phénoménologique mais comme sujet social. D’après le critique d’art, ces modes d’action traduiraient des survivances des hypothèses du modèle productiviste des années 1930, à savoir que le lieu de la transformation artistique est le lieu de la transformation politique.

L’exposition propose, par son engagement propre, une analyse de la reproduction des rapports de pouvoir au travers des pratiques militantes dans les questions de classe, de genre et de représentation qui fait écho aux question soulevées par Hal Foster. Il se saisit les logiques par lesquelles ces inégalités de genre, de classe et de race imprègnent le militantisme du VIH. Première exposition à regarder, droit dans les yeux ces questions majeures nous les regardons frontalement à partir des luttes politiques et non comme si elles étaient « neutres » et non sexuées.

Ainsi, l’exposition « VIH/sida » et la place qui y est occupée par les artistes nous remet en tête, forcément, l’ensemble des questions du « qui parle ? » et « depuis où ? ». Les salles successives semblent brusquement nous rappeler le rôle mais aussi l’existence, à Marseille, d’un musée de société, bien loin en cela de la déconcertante exposition Jeff Koons en dialogue avec la collection Pinault. Alors, il s’agit ici de regarder comment le musée permet de réfléchir à l’action publique mais aussi son inaction, d’y constater, parfois avec des œuvres d’art, quels sont les objets qui ont accompagné ces démarches : « Notre groupe de recherche est hétérogène et nous nous sommes enrichis de ce dialogue, notamment depuis les associations militantes, il y a dans ce projet, comme dans les racines du musée de société, une volonté de valoriser le savoir de l’autre. Comme il fallait pour nous décider de la façon de faire connaître un savoir, nous avons alors décidé de nous situer dans une pratique qui s’imprègne » et il s’agit de se rappeler si ce n’est les racines, au moins un enjeu de l’exposition dans cette double présentation de l’exposition, à la fois « vers les personnes concernées et vers le tout-public. »

Et c’est dans les difficiles espaces du Mucem, dans cet étrange dialogue avec un extérieur segmenté par la résille du bâtiment de Rudy Ricciotti que les commissaires de l’exposition nous rappellent la mission première du bâtiment dans cette vision qui rassemble celle de deux institutions, le Musée Nationale des Arts et Traditions populaires et une partie des collections du Musée de L’Homme. De fait, le fruit de la collecte de Françoise Loux pour le MNATP tient une place à part dans l’exposition, mission de sauvegarde d’une histoire (et des histoires collectives), elle prend ici le tour d’un témoignage militant. « J’ai envie que tu vives », « Personne ne sait que je suis séropositive », « Égalité, droit, travail ». Les mots percutant nous sautent au visage sur les cimaises de l’exposition. Une histoire qui s’écrit devant nous sans le fard d’une relecture plasticienne et dans la brutalité volontaire d’un tract ou d’une affiche.

« Rien pour nous sans nous »

Il y a dans le projet de l’exposition la volonté de donner à voir une période militante avec les enjeux qui lui sont propres, « De fait, cette expérience est aussi celle d’une expérience sensible qui s’écrit dans un dialogue avec certains groupes militants qui appartenaient, pour certains, à nos terrains d’étude. L’histoire du VIH telle qu’elle a été vécue en France n’est pas celle des États-Unis, et c’est pourquoi nous voulions aussi contredire et intervenir sur un narratif dominant tout en reprenant des histoires que les gens connaissent. » Christophe Broqua, évoquant ici son cheminement curatorial et artistique dans une question qui ouvre l’exposition et son catalogue : que fait le VIH/sida au Musée ? La réponse semble être dans ce cri du cœur des militants « Rien pour nous sans nous » et de placer comme cela fut auparavant mentionné cette parole au cœur du processus de réalisation.

Alors, dans les vieux habits du Musée des Arts et Traditions Populaires, le Mucem propose ici une méthodologie et un projet tout à fait innovant dans sa co-construction, parti depuis les comités de suivi et les réunions préparatoires mises en place il y a plus de quatre ans. Un travail qui réunissait alors l’ensemble des acteurs d’une crise qui semble étouffée et occultée, dans la particularité même du territoire phocéen. C’est dans ces particularités que s’écrit une histoire de l’exposition et de son écriture. On retrouve ici une manière de faire propre aux travaux des sciences sociales qui ferait irruption au musée, une possibilité de fragmenter le discours, d’horizontaliser les prises de position et d’expérimenter de nouvelles écritures tant de l’anthropologie que du travail curatorial et de muséographie.

De la richesse des observations participantes

Cette place du témoignage dans l’exposition est une occasion unique de penser le rapport entre l’exposition et les sciences sociales. Cette soudaine opportunité d’être vu pour le chercheur en sciences sociales est aussi une soudaine opportunité pour nous de découvrir les techniques mais aussi les méthodologies qui trouvent pour certaines un large écho dans nos sociétés. Point de départ d’une partie de l’exposition, l’observation participante se donne à voir ici comme un atout mais aussi une prise pour notre regard. En cela, le rôle du chercheur s’efface et le statut à l’intérieur du groupe ou de l’institution militante ou médical qu’il expose nous permet d’y rentrer avec un guide, ce qui va lui permettre de participer aux activités comme un témoin, tout en maintenant une certaine distance.

Il s’agit aussi d’y regarder l’immensité des travaux et des corpus réunis, les actrices, les acteurs et les auteur·es qui prennent voix dans l’assemblée. C’est aussi dans la perspective de ces nouvelles écritures que se développe le travail par affinités, cette mise en mots et en images de groupes hétérogènes. La place que les arts visuels occupe est en cela une position à part pour une épidémie qui frappe de plein fouets une génération d’artistes avec son cortège d’œuvres et de vies brisées.

Alors, la question posée par le dernier chapitre du riche catalogue de l’exposition ouvre probablement l’interrogation centrale : quels héritages ? Le texte proposé par Paul-Emmanuel Odin « L’épidémie de Sida ne fait que commencer » est bouleversant ; l’auteur sous-titre sa proposition « Éloge du temps inversé pour déjouer la maladie et la mort » laquelle porte en elle une poésie qui lie le virus à son inconscient créatif. Les activités de théoricien de l’art, d’auteur et militant remontent ici à la surface pour se donner à lire en pleine lumière. Une similaire démarche à celle de la critique d’art Élisabeth Lebovici dont l’ouvrage Ce que le sida m’a fait sera mis en exposition l’hiver prochain au Palais de Tokyo par François Piron sous le titre « Exposé.es ».

Dans cette volonté de remonter le temps en regardant vers l’avenir, Paul-Emmanuel Odin cristallise sa pensée qui se fait philosophie de l’art et de l’histoire : « L’envers du temps n’est pas un retour dans le passé. L’envers du temps est plutôt une formidable explosion régénératrice et réparatrice, une folie contradictoire, c’est une figure du désordre et de remise en ordre, le pouvoir de refaire ce qui a été défait, de recoller les morceaux éclatés, et de construire ce qui n’a jamais exister. » Cette observation participante s’apparente ici à la propre position de l’auteur, dans ce qui serait une mise à distance de sa propre condition sensible et de parvenir, sous les traits d’un cri du cœur collectif de l’exposition « Nous sommes l’acharnement et le poème de la reprise du temps. »

 

« VIH/sida. L’épidémie n’est pas finie ! », Mucem, Marseille, du 15 décembre 2021 au 2 mai 2022.


Léo Guy-Denarcy

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