Littérature

Vies parallèles – sur De personne je ne fus le contemporain de Linda Lê

Écrivain

Entre l’artiste-poète solitaire et le leader révolutionnaire, le parallèle n’est pas évident. Ossip Mandelstam et Hô Chi Minh se sont pourtant rencontrés, et le rapprochement qu’en fait Linda Lê dans ce portrait croisé permet d’entrevoir un trait partagé : une exigence de conduite répondant à un devoir de résistance.

Il y a deux Linda Lê : l’écrivaine et la lectrice, celle qui semble vivre la poésie comme un feu vif et celle qui fait le récit transformé de sa vie, ou de ses vies devenues roman. Cela donne une voix, une voix seule, absolument singulière dans ce qu’on appelle par convention le « paysage littéraire », peut-être parce que ce paysage ne saurait être pour elle exclusivement français ou parisien : non pas seulement du fait de ses origines vietnamiennes, mais surtout par l’espèce de diversité heureuse et cosmopolite de ses goûts et curiosités… On se souvient par exemple, presque au hasard de son abondante bibliographie, du Complexe de Caliban (2005), de Tu écriras sur le bonheur (2009) ou du beau texte consacré à Marina Tsvetaïeva, Comment ça va la vie (2002).

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On trouve dans ces livres, et dans tous les autres, quelque chose qui se révèle être naturellement – on pourrait presque dire : sans élever la voix – de l’ordre de la surprise, et d’une certaine façon de l’émotion partagée. C’est le cas à nouveau pour De personne je ne fus le contemporain, texte un peu étrange qui tire sa pertinence contemporaine de son apparente inactualité. Le titre en est emprunté à un vers d’Ossip Mandelstam (1891-1938), lequel forme au long du livre une sorte de couple avec « Nguyen le Patriote », que l’histoire a retenu plutôt sous le nom de Hô Chi Minh (1890-1969).

Le poète et le révolutionnaire, la victime emblématique des persécutions staliniennes et le communiste charismatique devenu symbole de la lutte anticoloniale : le parallèle n’est pas évident, à priori, mais pique forcément la curiosité. « Ils auraient pu être des adversaires acharnés », note Linda Lê, qui montre d’abord tout ce qui peut opposer, a priori, ces deux hommes dont elle va pourtant rapprocher les personnalités et les destins.

En un mot, c’était la rencontre d’un futur persécuté et d’un tenant des persécuteurs.

L’un n’incarne-t-il pas, jusqu’à la mort, la solitude radicale de l’artiste-poète, tandis que l’autre, le militant et leader révolutionnaire, s’est toujours montré prêt à s’associer « avec tous ceux qui pouvaient lui être utiles dans sa lutte contre l’occupant français puis contre l’armée américaine » ? Hô Chi Minh n’eut-il pas droit à un mausolée, tandis que le corps de Mandelstam enfermé dans un baraquement avec des « contre-révolutionnaires », identifié seulement par un numéro de matricule attaché à son pied, fut jeté à la fosse commune ?

On pourrait presque se représenter ces deux personnalités, ainsi, comme des figures inversées dans le jeu des alliances historiques, même s’ils se sont effectivement rencontrés, le poète interviewant pour en faire le portrait le jeune révolutionnaire que la presse coloniale d’alors surnommait le « bolchevik jaune »…

Il n’empêche, ce qui frappe est bien d’abord ce qui semble les opposer, comme le détaille une belle séquence où se met en place la dialectique décisive du persécuteur et du persécuté : « La rencontre de Mandelstam, qui commençait à sentir les effets d’une persécution pour le moment synonyme avant tout de mise à l’écart, et de Nguyen le Patriote qui, quelques années plus tard, serait acclamé comme le combattant, le sauveur des Vietnamiens, ayant délivré son peuple du servage et proclamé l’indépendance du pays en septembre 1945, c’était la rencontre d’un politique et d’un poète, d’un voyageur clandestin qui devait incarner la lutte pour la libération nationale et d’un réprouvé, d’un stratège qui se serait inspiré des leçons de Sun Tzu et d’une cible des affidés de Staline, d’un futur chef qui tissait un réseau communiste tout en aspirant à créer un front uni de ce qu’il nommait les forces anti-impérialistes, et d’un solitaire qui commençait à perdre tout espoir, de celui que ses partisans reconnaissants devaient appeler le Vieux Père de la nation, et de celui qui était l’ami de Marina Tsvetaïeva (elle disait qu’elle défendrait toujours l’homme seul, de quelque bord qu’il fût, contre la meute), mais aussi de Anna Akhmatova (elle allait vivre des années d’épouvante en essayant de faire en sorte que son âme devînt comme de la pierre), de l’orateur persuasif (certains se demandaient si son affabilité n’était pas une comédie, s’il était réellement ce leader d’une grande humanité ou un autocrate qu’il fallait craindre), et d’une victime de la terreur stalinienne, dont le douloureux destin s’achèverait dans une fosse commune. En un mot, c’était la rencontre d’un futur persécuté et d’un tenant des persécuteurs. »

Les deux hommes se sont donc rencontrés à Moscou, en 1923, et de cette rencontre Linda Lê tire quelque chose comme une rêverie hyper-documentée sur les forces de la volonté, ou l’exigence de ce qu’on pourrait appeler une vocation opiniâtre, dans le cours d’un vingtième siècle qui, à la lire, paraît soudain très lointain, mais dont les leçons gagneraient peut-être à être revivifiées. Ce qu’elle réactive en tout cas, c’est le genre antique (ré)inventé au Ier siècle par Plutarque des « vies parallèles ». Pour ce dernier, il s’agissait, en comparant de façon systématique deux figures grecque et romaine (Thésée et Romulus, Alcibiade et Coriolan, Alexandre et César, Démosthène et Cicéron, Démétrios et Antoine, Dion et Brutus, etc.), de ramener d’une certaine façon les mondes grec et romain tout entiers à une sorte d’essence commune.

De personne je ne fus le contemporain est-il un conte moral déguisé en récit historique sur la fin des utopies révolutionnaires, et ce qui fut peut-être leur dévoiement précoce ?

Il n’est pas totalement anecdotique de le rappeler ici, dans la mesure où l’ambition de Linda Lê n’en diffère peut-être pas beaucoup : les « vies parallèles » de Mandesltam et Hô Chi Minh sont pour elle une façon de faire le pont entre une part de son identité originelle (elle est née à Dalat et sa famille a déménagé à Saigon lorsqu’elle avait 7 ans, avant de s’installer en France en 1977) et celle qu’elle s’est constituée comme lectrice, son monde propre de références occidentales et sa connaissance intime, entre autres, de la poésie russe.

Plus généralement encore, il s’agit par ce geste d’écriture de se rejoindre, si l’on peut dire, dans l’exigence commune de valeurs essentielles, au-delà des différences apparentes. De définir, en somme, une exigence de conduite à partir de modèles anciens, et ce qu’on pourrait appeler un « devoir de résistance » valable en nos temps assez peu enclins, dirait-on, au courage ou à la gloire. Mandelstam et Hô Chi Minh incarnent alors, conjointement, « la part en nous qui aspire à se transcender par l’action ou le sacrifice de soi dans l’opiniâtreté mise à écrire, envers et contre tout, ce qui nous expose au danger ».

De personne je ne fus le contemporain est-il un conte moral déguisé en récit historique sur la fin des utopies révolutionnaires, et ce qui fut peut-être leur dévoiement précoce ? Sous la plume de Linda Lê, la rencontre des deux hommes laisse penser en tout cas à la possibilité d’un espoir, qui finit par conduire explicitement à un message au présent, à une ambition pour le futur : « Ce fut Mandelstam qui chercha à rencontrer le jeune Hô Chi Minh, alors dépourvu de tout pouvoir. Et lui témoigner de la bienveillance. Hô Chi Minh ignorait sans doute la raison pour laquelle ce poète (mais savait-il seulement qu’il l’était ?) voulut s’entretenir avec lui et faire le portrait d’un Annamite qui semblait n’avoir qu’un seul but : la libération de son peuple, et remuer ciel et terre afin de trouver des alliés. Mandelstam était trop fin observateur pour ne pas pressentir que son interlocuteur, personnage malingre d’une redoutable intelligence mise au service d’une volonté sans faille, serait un des leaders de demain. Pendant que la presse coloniale, sur un ton de supériorité, parlait de celui qui ne se faisait encore connaître que sous le nom de Nguyen le Patriote moins comme d’un ennemi à abattre que comme d’un agitateur dont elle méconnaissait l’influence, Mandelstam voyait plus loin, il représentait cette jeunesse occidentale qui, quelques dizaines d’années plus tard, scanderait le nom de Hô Chi Minh et brandirait son portrait aux côtés de celui du Che. »

Si donc Mandelstam « voit plus loin », il indique dans son regard une perspective toujours envisageable, et peut correspondre, en définitive, à notre horizon commun. Bien sûr, on pourra trouver qu’il y a chez Linda Lê une forme d’idéalisation : non qu’elle transforme en héros Mandesltam et Hô Chi Minh, la postérité s’en est suffisamment chargée avant elle, mais parce qu’en reliant ces deux figures du poète en rupture et du révolutionnaire à qui il arriva de faire des vers, elle donne à penser quelque chose qui souvent semble perdu…

C’est alors et peut-être surtout un cri d’alarme qu’on entend, feutré par la rigueur de la prose, dans De personne je ne fus le contemporain : un appel à une forme de libération venue d’un siècle terrible, achevé et pourtant jamais fini, « à l’échine brisée ». L’évocation finale de Walter Benjamin, suicidé à Port-Bou en 1940, et d’Otto Freundlich, exécuté en 1943 à Sobibor, résonne du coup avec une force inédite, au-delà des pages si nombreuses déjà consacrées à ces héros dont on aimerait que les héritiers ne soient pas de simples lecteurs de bibliothèques. Sans jamais forcer ses effets, le récit biographique dédoublé, parfois presque hagiographique, de Linda Lê redonne quelque chose comme un tremblé effectif, une vérité imparfaite mais sensible à des hommes qui n’ont pas vécu, et ne sont pas morts, pour rien. Pour le dire le plus simplement : cela fait grand bien de lire cela aujourd’hui.

Linda Lê, De personne je ne fus le contemporain, Stock, février 2022, 120 pages.


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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